Madame la Ministre,
Le 23 mai dernier, je vous envoyais un courrier à propos des entretiens sans suite que j’ai eus avec des membres de votre cabinet relativement à la circulaire de Madame Alliot-Marie du 12 février 2010 s’adressant aux parquets, circulaire qui demande une application absolument détournée de la loi du 29 juillet 1891 sur la liberté de la presse dans le but unique de sanctionner pénalement celles et ceux qui appellent au boycott de tout ou partie des produits israéliens à l’exclusion des « produits cashers ».
Cette exclusion desdits produits avait pourtant été rappelée par Madame Alliot-Marie en personne, le 20 mai 2009 à l’Assemblée nationale, en réponse à une question d’actualité du député Eric Raoult portant sur des actions de sensibilisation au boycott pour expliquer l’absence d’action du ministère de la Justice sur ce sujet.
Ces appels au boycott sont totalement politiques et clairement non-discriminatoires comme d’autres appels ou pratiques du boycott. Par exemple contre la Chine, le Mexique ou bien encore contre l’Ukraine pays où l’actuel gouvernement français a refusé de se rendre à l’occasion de la Coupe de l’UEFA estimant la justice ukrainienne partiale à l’encontre de Madame Ioulia Timochenko.
Votre gouvernement a boycotté et le Président pareillement.
C’était une décision politique et non pas discriminatoire.
On peut être pour ou contre ces appels au boycott, bien évidemment, mais ils participent uniquement à la liberté d’expression qui, dès lors qu’elle est une opinion et non pas un délit, est un fondement absolu et intangible de notre République, fondement aussi de l’Union européenne proclamé par la Cour européenne des droits de l’homme qui protège en plus les militants quand bien même leurs opinions « dérangent ».
Cette circulaire de Madame Alliot-Marie a été suivie d’une seconde circulaire, encore plus longue et encore plus catégorique, envoyée par votre prédécesseur, Monsieur Mercier. Il l’a adressée aux parquets le 15 mai 2013, à la veille de votre prise de fonction, alors qu’il n’était plus ministre et qu’il ne s’agissait pas d’une question touchant aux « affaires courantes » de l’Etat mais bien d’une prise de position parfaitement déplacée et de surcroît illégale.
Actant le fait que vous aviez déclaré ne plus vouloir, pour votre part, envoyer de circulaires, je vous posais la question du statut des circulaires antérieures qui avaient toujours cours, pas seulement dans ce seul domaine, pour vous demander leur annulation dès lors qu’elles étaient incorrectes ou obsolètes.
Je n’ai reçu aucune réponse à cette lettre qui formulait une demande de rendez-vous avec vous.
Depuis, attentif aux débats parlementaires, j’ai noté que début juin l’Assemblée nationale avait discuté et voté un projet de loi touchant à l’indépendance de la Magistrature mais précisant aussi le rôle du Garde des sceaux.
Dans ce débat vous avez indiqué que pour garantir une égalité de traitement des justiciables dans tout le pays vous n’entendiez pas vous priver d’envoyer non pas des « instructions ».
La question que je vous posais reste donc d’une totale actualité : quid de ces circulaires évoquées, et d’autres, obsolètes ou déplacées, envoyées par les gouvernements précédents ?
Je n’ose penser que vous puissiez faire vôtres des circulaires détournant le sens de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, ni non plus le sens de l’article 225- 1du Code pénal qui ne découle pas de cette loi de 1881 mais d’une loi de 1977 (voir le rapport sénatorial n°235 du 5 avril 1977). Cet article visait « plus particulièrement à donner aux entreprises les moyens de ne pas céder au boycott de certains Etats étrangers et, en particulier à celui exercé par certains pays de la Ligue arabe contre des entreprises entretenait des relations commerciales avec Israël. »
Cette dernière loi de 1977 couvre le champ des relations économiques internationales et non pas celui de la liberté d’expression.
Ces détournements de la loi ne peuvent manquer de vous interroger en tant que gardienne des sceaux.
On se souvient, et sans doute vous deviez en être à l’époque, de la campagne de boycott menée en France contre l’apartheid d’Afrique du Sud avant que celui ne chute enfin. Elle n’a pas été pénalisée fort heureusement. Si tel avait été le cas qui, à l’origine d’une telle pénalisation de cette campagne de boycott, oserait se regarder devant la glace aujourd’hui ?
Alors que sur le fond il s’agit de la même démarche – le boycott des produits est expressément destiné à ce qu’Israël applique le droit international et il cessera quand cela sera le cas – pourquoi donc cette intervention déplacée et abusive des Gardes des sceaux précédents et votre silence aujourd’hui ?
Saisie d’une affaire identique de boycott, le 8 juillet 2011, la 17ème Chambre correctionnelle du Palais de Justice de Paris qui a clairement établi que « Dès lors que l’appel au boycott des produits israéliens est formulé par un citoyen pour des motifs politiques et qu’il s’inscrit dans le cadre d’un débat politique relatif au conflit israélo-palestinien, débat qui porte sur un sujet d’intérêt général de portée internationale, l’infraction de provocation à la discrimination fondée sur l’appartenance à une nation n’est pas constituée. »
Je souhaite donc, par ce courrier, réitérer ma demande de rencontre avec vous et mon souhait d’une clarification de votre part vers les parquets.
Dans l’attente,
Je vous prie de croire, Madame la Garde des sceaux, en l’assurance de mon profond respect.
Jean-Claude Lefort
Député honoraire
Président d’honneur de l’AFPS