Nous rappelons en section 1 quelques aspects essentiels du droit international à propos des bombardements et des armes, en particulier les avancées majeures du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1977 pour la protection des populations civiles contre les effets des hostilités, et le recul inquiétant dans ce domaine du Statut de la Cour pénale internationale en 1998 sous l’influence des pays occidentaux. Nous examinons ensuite en section 2 ce qu’on peut ou non attendre de la « justice internationale » pour Gaza, et donnons en conclusion une discussion générale sur son évolution.
1. Le droit international, les bombardements causant de graves pertes civiles et les armes
Bombardements
* 1899-1907 : Conventions de La Haye. Selon ces conventions :
« il est interdit d’attaquer ou de bombarder des villes, villages, bâtiments et habitations non défendus » (art. 25, Convention II de 1899 et IV de 1907)
* 1977 : Protocole I additionnel aux Conventions de Genève, ratifié par 167 pays (mais pas par les Etats-Unis ou Israël et avec des réserves importantes des pays européens occidentaux). Y sont entre autres des « infractions graves » ou crimes de guerre les actes suivants :
- « soumettre la population civile ou des personnes civiles à une attaque » (art. 85.3.a) ; la présence de non civils isolés « ne prive pas la population de sa qualité civile » (Art. 50.3),
– les attaques menées en sachant qu’elles vont causer des pertes civiles (aux personnes ou aux biens) « excessives par rapport à l’avantage militaire direct et concret attendu » (art. 85.3.b).
* 1998 Statut de la CPI, Cour pénale internationale, ratifié par 108 pays et mis au point sous l’influence des pays occidentaux (y compris des Etats-Unis, qui ont participé à sa rédaction, même s’ils ont trouvé plus commode jusqu’à présent de ne pas le ratifier). Les articles précédents de La Haye et du Protocole de 1977 y sont repris mais avec des omissions et des ajouts, mis ici en italique, qui en modifient sensiblement le contenu comme nous l’expliquons plus loin. Y sont des crimes de guerre (Art. 8.2.b v, i, iv) :
– « les attaques et bombardements de villes, villages, bâtiments et habitations qui ne sont pas défendus et ne sont pas des objectifs militaires ».
– « le fait de diriger intentionnellement des attaques délibérées contre la population civile en tant que telle… » ; la précision du Protocole sur la présence de non civils isolés n’est pas reprise
– les bombardements menés en sachant qu’ils causeront des pertes civiles « qui seraient manifestement excessives par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire… »
L’ambiguïté des nouveaux textes ouvre la voie à des interprétations proches des thèses des Etats-Unis et d’Israël (qui sont aussi avec des nuances celles des pays occidentaux européens). Selon leur politique officielle, ces deux pays considèrent eux aussi que les attaques intentionnelles contre des populations civiles en tant que telles sont des crimes de guerre, mais ils affirment toujours qu’ils ne bombardent pas la population « en tant que telle » mais une présence militaire ennemie suspectée à tort ou à raison au sein de la population (ou supposée telle dans le cas des forces de police civile du Hamas), ou détruisent des infrastructures civiles (bâtiments administratifs, moyens de communication, production d’électricité,…) qui pourraient être utiles à des fins militaires à l’adversaire au cours du conflit et seraient donc selon eux des « objectifs militaires ». Les pertes civiles, certes regrettables, ne seraient pas « manifestement » excessives par rapport à l’ « ensemble » de l’avantage militaire qui est de détruire rapidement l’adversaire…Le Procureur de la CPI a de son côté souligné les différences avec le Protocole pour justifier sa décision de ne pas poursuivre les responsables britanniques pour leurs bombardements en Irak ayant causé des pertes civiles (il aurait pu intervenir, la Grande-Bretagne ayant adhéré à la CPI).
Armes
Les Conventions de La Haye énoncent le principe d’interdiction des armes « de nature à causer des maux superflus » et interdisent explicitement les armes empoisonnées, certains types de balles et en partie les gaz asphyxiants, totalement interdits par la suite dans un Protocole de Genève de 1925. De nouvelles conventions, ratifiées par une grande majorité des pays, ont ensuite interdit les armes biologiques (1972) et chimiques (1993). Une convention de 1980 sur les armes conventionnelles, ratifiée par une centaine de pays (dont Israël avec des réserves) énonce le principe général d’interdiction ou limitation d’armes « produisant des effets traumatiques excessifs ou frappant sans discrimination » : des protocoles associés interdisent ou limitent « mines, pièges et autres dispositifs » et armes incendiaires (les armes pouvant avoir des effets incendiaires « fortuits » y restent cependant autorisées). Une convention de 1997, ratifiée par 156 pays, interdit totalement les mines antipersonnel, une autre en mai 2008, les bombes à sous munitions (91 signatures préliminaires et quelques ratifications à ce jour). Elles n’ont pas été ratifiées (ou signées) par les Etats-Unis ou Israël.
Les seules armes dont l’utilisation est à ce jour un crime de guerre selon la CPI sont les armes empoisonnées, certains types de balles, et les gaz asphyxiants, toxiques ou similaires (à peu près celles de La Haye). Selon l’article 8.2.b.xx, l’emploi d’autres armes « produisant des maux superflus ou des effets traumatiques excessifs ou frappant sans discrimination » pourrait aussi être interdit « à condition qu’elles fassent l’objet d’une interdiction générale et fassent l’objet d’une annexe au Statut … » : ce n’est pas le cas à ce jour. Le Procureur a rappelé que l’utilisation de bombes à sous munitions n’est pas à ce jour un crime de guerre selon la CPI.
2. Que peut-on attendre de la « justice internationale » pour Gaza ?
Il y a peu de doutes que des attaques « délibérées » de personnes ou biens civils « en tant que tels » ont eu lieu à Gaza. Un petit nombre de subalternes seront peut-être poursuivis par la justice israélienne dans des cas trop flagrants, si la pression internationale est suffisante et si l’on peut prouver que ces attaques ont été menées alors qu’il était parfaitement connu qu’il n’y avait pas de présence militaire ennemie d’aucune sorte. C’est ce qu’ont fait les Etats-Unis dans quelques cas en Indochine et en Irak (quitte à libérer rapidement ensuite les personnes concernées). Que peut faire de son côté la justice internationale ?
i) il y a peu à attendre des Nations Unies, étant donné le droit de veto des Etats-Unis au sein du Conseil de sécurité qui a le principal pouvoir d’agir, par exemple de créer un tribunal spécial ou de demander à la CPI d’intervenir (cas du Darfour). L’Assemblée Générale des Etats membres peut de son côté faire des recommandations au Conseil ou aux Etats membres si le Conseil ne s’est pas saisi d’une question ou, sous certaines conditions, si elle estime que le Conseil est empêché d’agir. Une action dans ce sens est cependant peu probable. La CIJ, Cour internationale de justice (organe des Nations Unies, à distinguer de la CPI qui résulte, elle, d’un accord entre certains Etats) ne peut de toute façon pas prendre d’arrêt, Israël n’acceptant pas sa juridiction. Elle pourrait, sous certaines conditions, donner le cas échéant un avis consultatif juridique sur tel ou tel aspect, à la demande de l’Assemblée générale (comme elle l’a fait en 2004 à propos du mur construit par Israël en Palestine occupée).
ii) en l’absence de demande du Conseil de sécurité, la CPI peut, elle, intervenir de sa propre initiative si au moins l’un des Etats concernés, qui peut être la victime, a ratifié son Statut ou déclare accepter sa juridiction. Israël n’a fait ni l’un ni l’autre. La CPI ne peut donc a priori pas intervenir à propos de Gaza, sauf si l’Autorité palestinienne (qui a, elle, déclaré accepter sa juridiction) est reconnue par la Cour comme une entité au même titre qu’un Etat (ayant autorité sur Gaza). A défaut, la Cour pourrait poursuivre des israéliens ayant aussi la nationalité d’un autre Etat ayant ratifié le Statut. Dans tous les cas, il faudrait que le Procureur estime satisfaites les conditions suivantes selon le Statut : cas d’une gravité suffisante pour que la Cour s’en occupe, cas correspondant à la définition des crimes de la CPI (nous avons vu leur ambiguïté), absence de poursuites adéquates par Israël même ou par les autres juridictions nationales concernées (« principe de complémentarité »).
Si le Procureur estimait pouvoir intervenir, ce qui est peu probable, un scénario vraisemblable, sur la base du Statut de la Cour et des interprétations qu’en a données jusqu’à présent le Procureur, pourrait être le suivant : certains subalternes seraient poursuivis ou la justice israélienne les poursuivrait, les dirigeants israéliens ne seraient, eux, pas inquiétés. Ceux du Hamas seraient, eux, peut-être poursuivis pour avoir ordonné l’envoi de roquettes vers des zones civiles en Israël (ce qui peut être effectivement considéré comme un crime de guerre : voir textes ci-dessus. Mais comment dénoncer ces actions dès lors que les Etats puissants ne respectent pas le minimum d’équilibre instauré par le Protocole de 1977 dans le cadre de guerres asymétriques où les moyens militaires sont sans commune mesure ?).
iii) compétence universelle : selon le Protocole de 1977 (Art. 85.1), chaque Etat l’ayant ratifié a « l’obligation de rechercher les personnes prévenues d’avoir commis ou ordonné de commettre l’une ou l’autre des infractions graves et de les déférer devant ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité, ou de les remettre à une autre Partie… ». La plupart des bombardements effectués par Israël sont des infractions graves selon les textes du Protocole rappelés plus haut, et les dirigeants d’Israël en sont les premiers responsables, étant donné le caractère systématique de ces actes. Ils devraient donc être poursuivis par les pays ayant ratifié le Protocole. Mais peu d’Etats respectent leur obligation (les pays ne faisant pas partie des Etats les plus puissants ne peuvent guère se le permettre) ou ils le font le plus souvent, comme les pays occidentaux européens, sous des conditions restrictives (définition des crimes de guerre, présence plus ou moins régulière des suspects dans le pays , poursuites seulement sur avis du gouvernement,…) Est aussi invoquée l’ « immunité coutumière » des membres de gouvernements étrangers pendant, voire même pour certains (chefs d’Etat et ministres des Affaires étrangères selon la CIJ) après la fin, de leurs fonctions.
Conclusion
Les chances de voir une vraie justice internationale s’appliquer pour Gaza apparaissent assez faibles, même si toutes les initiatives allant dans ce sens sont très utiles et bienvenues. On peut espérer un petit nombre de poursuites de subalternes et une application limitée de la compétence universelle faisant peser une pression morale sur certains responsables israéliens et les empêchant le cas échéant, par « principe de précaution », de se rendre dans certains pays, ce qui est déjà un résultat intéressant.
De manière générale, on assiste depuis les années 1990 à un double mouvement : développement de la justice internationale - tribunaux spéciaux, CPI, actions de certaines juridictions nationales selon le principe de compétence universelle, en particulier depuis le cas Pinochet -, mais parallèlement récupération et détournement de l’idée de justice internationale par les Etats puissants, en particulier par les grands pays occidentaux, à leur profit. On connaît l’entreprise de déconstruction du droit menée par l’administration Bush à propos de la torture, des traitements inhumains ou des détentions illégales, pratiques condamnées dans les Conventions de Genève de 1949 : son succès a été limité et les pays européens ont été réticents à suivre les Etats-Unis dans cette voie. Le président Obama va fermer Guantanamo et déclare « on ne torture pas aux Etats-Unis » : espérons qu’il ne poursuivra pas les politiques de transfert de prisonniers dans des pays « amis » où l’on peut continuer à torturer sans problème. On connaît moins l’entreprise de déconstruction menée par les pays européens occidentaux à propos des bombardements causant de graves pertes civiles, entreprise qui s’est traduite, nous l’avons vu, dans le Statut même de la CPI, auquel se réfèrent les pays occidentaux en voulant faire oublier le Protocole de 1977.
Dans les faits, si d’anciens chefs d’Etat (Milosevic ou Charles Taylor, ancien chef d’Etat du Liberia) ont été arrêtés et si un mandat d’arrêt est lancé par la CPI contre le chef d’Etat actuel du Soudan, rien de tel pour les crimes commis par les Etats-Unis en Irak et dans d’autres pays (l’ancien président Bush a jusqu’au bout été accueilli avec les honneurs en Europe), ou de ceux déjà commis par Israël en Palestine ou en 2006 au Liban. Israël peut d’ailleurs considérer anormal, voire « antisémite », qu’on lui cherche des noises pour mille morts au Liban en 2006 ou à Gaza en 2009, alors qu’il n’a fait que copier les méthodes (bombardements intensifs et autres méthodes causant de graves pertes civiles) utilisées par les Etats-Unis dans leurs guerres (Irak 1991, Serbie 1999, Irak 2003, Afghanistan,…) dans des proportions encore bien plus importantes, sans que personne, au niveau officiel international, ne parle de poursuivre leurs dirigeants. Quant à la compétence universelle, les seules poursuites qui ont pu aboutir à des résultats tangibles à ce jour ont concerné des africains, des afghans ou des ressortissants d’Amérique du Sud, mais non celles qui ont été tentées à juste titre par différentes organisations contre des dirigeants d’Israël ou des Etats-Unis.
On peut donc parler à ce jour de justice à sens unique et dans ce sens d’ « injustice internationale ». Le cas de Gaza va-t-il ouvrir une nouvelle ère ? On aimerait le croire mais on peut craindre que de nombreux combats ne soient encore nécessaires pour en arriver à une vraie justice. Si les massacres commis « à terre », les viols, les enrôlements forcés d’enfants,…, dont des responsables sont poursuivis par la CPI dans plusieurs pays d’Afrique, révoltent notre conscience, les violations des droits humains et les pertes en vies humaines, les immenses souffrances et destructions causées par les avions, les bombes, les missiles et autres armes sophistiquées des Etats puissants sont-elles plus acceptables ?