Le nom de Zaabour (« le loquace ») n’était pas destiné à devenir célèbre en Cisjordanie. C’est pourtant ce qui s’est passé quand, dans la nuit du 21 mars dernier, Ahmed Zaabour a tué l’un des fonctionnaires sécuritaires palestiniens venus tenter de l’arrêter dans le camp de réfugiés de Balata près de Naplouse, au cours d’un raid nocturne. Il a été lui-même blessé d’une balle dans l’estomac et emmené par les forces de sécurité.
L’homme était recherché par les services de sécurité palestiniens pour meurtre et trafic d’armes. Les photos de lui posant avec quantité de fusils automatiques ont fait le tour des médias et des réseaux sociaux. Pourtant, les contours de cette affaire sont loin de se limiter à des questions d’ordre public et de criminalité. À la suite de la fusillade, les rues entourant le camp ont été coupées par des jeunes combattants, les chebab, et des enfants, et des coups de feu ont opposé des hommes armés de Balata aux forces de sécurité palestiniennes.
L’affaire Zaabour s’inscrit dans la continuité de plusieurs années d’émeutes et d’affrontements entre des groupes armés du camp et l’Autorité palestinienne (AP) ; et plus largement dans le contexte très tendu des campagnes sécuritaires menées par les forces de sécurité palestiniennes dans l’agglomération de Naplouse. Alors que plusieurs chebab et fonctionnaires sécuritaires ont déjà perdu la vie au cours de ces affrontements — et l’été dernier, un homme de la vieille ville de Naplouse a été battu à mort par les forces de sécurité —, ils s’inscrivent dans une configuration politique complexe : en effet, les gunmen que cherche à neutraliser une AP dominée par le Fatah se revendiquent du même Fatah.
Dissidence et revanche sociale
Balata est le plus grand camp de Cisjordanie (entre 25 000 et 30 000 habitants selon les estimations). C’est également un espace marginalisé et ségrégué. À Naplouse, les camps de réfugiés n’ont jamais été intégrés à un tissu urbain dominé par de grandes familles notabiliaires, et leurs habitants continuent de faire l’objet d’un grand mépris de classe de la part des citadins « d’origine ».
Dans les années 1980, Balata s’est constitué en une place forte de la résistance à l’occupation israélienne. Espace difficile à contrôler d’un point de vue militaire, le camp s’est doté de structures organisationnelles autonomes, tournées vers la lutte, mais aussi l’auto-organisation sociale. Dès cette période, la mobilisation nationaliste à Balata a eu tendance à se doubler d’une dimension d’affirmation sociale face à la ville de Naplouse, l’engagement patriotique étant largement conçu comme une revanche de « révolutionnaires » authentiques — car dénués de tout capital autre que politique — face à la bourgeoisie urbaine.
Au cours de la deuxième Intifada (2000-2007), cette mobilisation a pris un caractère armé. Frappé très durement par la répression israélienne qui en a fait un véritable laboratoire de ses techniques contre-insurrectionnelles, le camp a vécu durant des années au rythme des incursions et des assassinats ciblés. Alors qu’un imaginaire de la résistance et du martyre se répandait au sein de la jeunesse, celle-ci subissait une politique d’incarcération massive. Aux comités et aux jets de pierre de la première Intifada ont succédé une myriade de micro-groupes armés se revendiquant des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa (BMA). Les « commandants » de ces groupes, recherchés, emprisonnés ou exécutés par Israël sont devenus les héros du camp et leurs noms sont jusqu’à aujourd’hui attachés à l’identité collective de Balata.
L’action des BMA de la deuxième Intifada était tournée vers la défense du camp face à l’armée, mais, à nouveau, l’engagement des chebab en leur sein était porteur de revanche sociale et d’inversion du vécu subalterne lié au cantonnement et à la ségrégation. Les résistants (et des autres espaces marginalisés de Naplouse, telle la vieille ville) font alors régner « leur » ordre dans la ville et baisser les yeux à la bourgeoisie locale. Mais ils s’inscrivent aussi dans une économie particulière, issue des accords d’autonomie : alors que l’AP s’est insérée dans le tissu social du camp comme pourvoyeuse de ressources et de salaires, une économie informelle s’est développée à l’ombre du mur et de la politique de « bantoustanisation » menée par Israël. Hors de portée du contrôle régalien de l’AP, Balata se transforme en un centre d’échanges et de trafics de tous ordres. Au cours de cette période, à son image comme place forte de la résistance se mêle étroitement celle d’un espace dominé par des gangs.
Dans les dernières années de l’Intifada (2003-2007), le profil-type des résistants armés est celui de jeunes baignant dans un imaginaire héroïque, entretenant des liens avec les services de sécurité palestiniens et s’inscrivant dans les réseaux de cette économie informelle très politisée — du fait de la multiplicité des intermédiaires qu’elle mobilise sur ce terrain sensible que constitue la « frontière » entre Israël et les territoires occupés.
Zaabour, auquel s’identifie une large partie de la jeunesse de Balata, est aujourd’hui l’un des héritiers de cette socialisation politique qui mêle résistance et auto-entrepreneuriat criminel. À la frontière de la militance et du monde de la pègre, il incarne une forme d’identité politique propre au camp face aux velléités de contrôle politique de l’AP sur Balata qui se déploient depuis trois ans.
Libanisation à l’ombre des réseaux du Fatah
Depuis 2014-2015, les campagnes sécuritaires se succèdent à Balata, en vue d’y imposer, selon le gouverneur de Naplouse, le règne de la loi. Pour Djamal Al-Tiraoui, le député Fatah du camp, cette focalisation vise avant tout à neutraliser le potentiel de résistance du camp — et à l’affaiblir lui-même. Pour pénétrer à Balata, les services de sécurité palestiniens se voient obligés d’utiliser des modalités similaires à celles des Israéliens — encerclement du camp et assaut « militaire » ou infiltration d’équipes camouflées.
Dans ce contexte, c’est face à l’AP qu’est mobilisé le vocabulaire de la résistance : pour les groupes armés du camp qui continuent de se revendiquer des BMA de la deuxième Intifada, l’AP a désormais supplanté Israël comme ennemi numéro un. S’ils mettent en avant leurs passés de militants recherchés et souvent emprisonnés par l’État hébreu, c’est maintenant exclusivement contre les forces de sécurité palestiniennes qu’ils font le coup de feu. Comme beaucoup de militants impliqués dans une forme ou une autre de lutte contre l’occupation, leur parcours carcéral israélien se double d’un autre, effectué dans les geôles des services de sécurité palestiniens. Lorsqu’ils sont arrêtés, ils sont torturés au cours d’interrogatoires qui s’étendent parfois sur des mois, sans voir un juge ni faire l’objet d’une inculpation.
Le lendemain de l’arrestation de Zaabour, les brigades de Balata ont organisé un défilé militaire en présence de la télévision israélienne. Ils ont expliqué que les modes d’intervention de l’AP dans le camp ne leur donnaient d’autre choix que de répliquer, et qu’ils étaient prêts à « la guerre » contre l’AP au cas où les forces de sécurité chercheraient à investir le camp pour les neutraliser.
L’inscription de Balata dans une logique de dissidence urbaine accrue au cours des trois dernières années révèle un processus de libanisation à l’œuvre dans un camp qui a souvent été considéré comme étant à la pointe des mobilisations politiques en Cisjordanie. Alors que les acteurs politiques du camp se revendiquent à une écrasante majorité du Fatah, l’intégration massive et renouvelée de chebab dans les services de sécurité palestiniens entre les accords d’Oslo et la mort de Yasser Arafat avait permis à l’AP d’exercer une forme de contrôle à distance sur Balata. Avec la création de formes de loyauté — certes toute relative — basées sur la dépendance à l’égard de salaires et de prébendes venus pallier la fermeture du marché du travail israélien.
Mais la politique de réformes sécuritaires menée par Mahmoud Abbas a entraîné la fin progressive de ces salaires et de ces prébendes, et la criminalisation de la résistance. La rupture de l’AP vis-à-vis de la rhétorique et de l’imaginaire de la résistance issue de la « révolution » palestinienne a eu pour conséquence une marginalisation accrue du camp sur le plan politique et aussi social.
C’est sur ce terrain que s’est opérée la rencontre entre les héritiers des BMA de la deuxième Intifada et les réseaux du dissident du Fatah Mohammed Dahlan. Brouillé avec le président Mahmoud Abbas depuis 2011 et disposant de soutiens politiques et financiers considérables un peu partout dans le monde, l’ancien chef de la sécurité préventive de Gaza tisse depuis son exil une toile de loyautés au sein des appareils du Fatah. Les camps de réfugiés des territoires et du Liban, « abandonnés » par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et où perdurent des formes d’extraterritorialité, constituent une cible de choix pour lui. Certains leaders fatahouis, marginalisés par la « modernisation » de la gouvernance palestinienne sous l’égide de l’ex-premier ministre palestinien Salam Fayyad et de Keith Dayton [1], reçoivent des fonds en provenance de ces réseaux, s’opposant plus ou moins frontalement à Abbas. C’est le cas du député de Balata, Djamal Al-Tiraoui. Zaabour, comme beaucoup des hommes armés de Balata, lui est lié. En ce sens, l’AP les traite en criminels, mais aussi en dissidents politiques, au même titre que les islamistes.
Les jeux politiques qui s’y nouent à l’ombre des réseaux du Fatah s’inscrivent pourtant dans une toile qui dépasse l’enjeu de la dissidence dahlaniste. Le camp constitue plus que jamais un marché où circulent armes, allégeances et marchandises soustraites à la circulation économique formelle. Alors que les combattants du camp s’inscrivent dans des chaînes de loyautés politiques étirées et mouvantes, ils disposent en outre souvent de liens avec des acteurs (palestiniens) de l’économie informelle en Israël.
Une sous-culture des armes
Zaabour, recherché pour trafic d’armes et pour un homicide qui n’a rien de politique (il a tué un habitant du camp du camp voisin d’Askar qui avait frappé son frère), est le sujet de vidéos circulant dans le camp où il est présenté comme un des « lions de Balata », symbolisant la résistance. Dans une déclaration écrite, ses compagnons d’armes le qualifient de « fils des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, élevé dans la main du héros prisonnier Nasser Awis » (le fondateur des BMA de Balata, arrêté en 2002) et rappellent son passé carcéral en Israël (il a été emprisonné trois ans). Dans le camp, les enfants scandent « Zaabour, on t’aime ».
Ces manifestations de solidarité avec Zaabour au sein de la jeunesse s’inscrivent dans une sous-culture centrée sur les armes que l’AP voudrait confisquer et auxquelles est attaché « l’honneur du camp ». Au fil des années, les nouveaux groupes armés ont adopté un style militaire particulier, où cagoules noires et éléments d’uniformes israéliens ont supplanté les keffiehs. Sur leurs comptes Facebook, beaucoup de chebab posent dans cet accoutrement, M16 à la main. Ethos de voyous, dissidence urbaine, imaginaire de la résistance et de la liberté se mêlent au sein d’une sous-culture qui s’est développée sur le vécu du cantonnement social et de l’incarcération massive qui frappent ce prolétariat juvénile. Les luttes intestines au sein du Fatah et les manœuvres de Dahlan sont loin de leurs préoccupations.
Les hommes armés ne sont certes pas acceptés de la même manière que l’étaient les BMA de la deuxième Intifada. Mais ils n’en restent pas moins les « enfants du camp », qui circulent librement (armés ou non) dans son enceinte. Ils demeurent intégrés au tissu social et respectent les habitants. La manière dont l’AP attaque le camp — tirant à balles réelles et projetant du gaz lacrymogène dans les rues — a achevé de faire de celle-ci l’objet d’un rejet quasi unanime. Alors que la Cisjordanie est étroitement contrôlée par les polices politiques de l’AP, ce rejet s’exprime librement dans les rues. Le sentiment de subir « deux occupations » est général.
La contestation de l’AP s’inscrit dans un contexte où divers mouvements d’opposition au régime de Ramallah s’expriment en Cisjordanie, via des mouvements sociaux (la grande grève des enseignants de l’année dernière) ou des manifestations de colère contre la coopération sécuritaire avec Israël. Toutefois, la dissidence conserve un caractère très spécifique et localisé. Du fait du caractère singulier de la culture politique qui a cours, mais aussi de par ses racines fatahouies. Au cours de leurs manifestations, les habitants réclament la « chute du président », mais non celle du régime de Ramallah. Car c’est avant tout la fin de la politique de rétribution (symbolique et matérielle) de la militance qui avait cours dans la première décennie d’existence de l’AP qui est au centre de la contestation portée par les groupes armés de Balata. Ceux-ci continuent de se revendiquer du Fatah et de l’AP d’Arafat, et réclament de leurs vœux le rétablissement d’une gouvernance patrimoniale et périphérique, où à la fois les sacrifices effectués au nom de la lutte nationale se voyaient reconnus et l’autonomie politique du camp respectée. Les discours publics portés par les gunmen expriment cette revendication. Ils affirment ne pas être contre l’AP ni la loi, et se réclament d’un sens de la justice qui se verrait bafoué par des « traîtres » manipulant le Fatah et l’AP à leur profit.
Tout en affirmant se préparer à la guerre, ces mêmes gunmen appellent le président Mahmoud Abbas à se rendre à Balata pour comprendre par lui-même la souffrance de ses habitants. En ce sens, les liens avec l’Autorité ne sont pas totalement rompus. Mais, alors que les services de sécurité continuent d’arrêter et de torturer les chebab du camp, le fossé de haine et de ressentiment qui sépare l’AP des enfants maudits du Fatah de Balata ne semble pas près de se résorber.
Emilio Minassian
Doctorant en sciences politiques à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence. Ses recherches portent sur les structures de pouvoir dans les camps de réfugiés palestiniens de Cisjordanie.