J’AI TOUJOURS pensé que c’était une caractéristique typiquement israélienne : lorsqu’éclate un scandale de dimensions nationales, nous en négligeons les éléments essentiels pour porter notre attention sur quelque détail secondaire. Cela nous épargne d’avoir à affronter les vrais problèmes et à prendre des décisions douloureuses.
Il y a foison d’exemples. L’exemple classique porte sur la question : “Qui a donné l’ordre ?” Lorsqu’il fut connu en 1954 qu’un réseau d’espionnage israélien avait reçu l’ordre de poser des bombes dans des établissements américains et britanniques d’Égypte, afin de saboter les efforts d’amélioration des relations entre les Occidentaux et Gamal Abd-Al-Nasser, une énorme crise secoua Israël. Presque personne ne demanda s’il s’agissait d’une idée intelligente ou stupide. Presque personne ne demanda s’il était du meilleur intérêt d’Israël de défier le nouveau et puissant dirigeant égyptien, qui était en train de devenir rapidement l’idole de l’ensemble du monde arabe (et qui avait déjà fait savoir secrètement qu’il pourrait éventuellement faire la paix avec Israël).
Non, la question était seulement : Qui a donné l’ordre ? Le ministre de la Défense, Pinhas Lavon, ou le chef du renseignement militaire, Benjamin Gibli ? Cette question agita la nation, fit tomber le gouvernement et conduisit David Ben Gourion à quitter le parti travailliste.
Récemment, le scandale de la flottille turque se focalisa sur la question : était-ce une bonne idée pour des commandos de descendre par des cordes sur le navire, ou bien aurait-on pu adopter une autre forme d’attaque ? Presque personne ne demanda : d’abord, fallait-il imposer un blocus à Gaza ? N’aurait-il pas été plus judicieux de commencer à dialoguer avec le Hamas ? Était-ce une bonne idée que d’attaquer un navire turc en pleine mer ?
Il semblerait que cette façon israélienne particulière de traiter les problèmes soit contagieuse. Sur ce plan (aussi), nos voisins commencent à nous ressembler.
LE RÉSEAU DE TÉLÉVISION AL-JAZIRA a suivi cette semaine l’exemple de Wikileaks en rendant publics une pile de documents secrets palestiniens. Ils fournissent une image détaillée des négociations de paix israélo-palestiniennes, en particulier sous le Premier ministre Ehoud Olmert, lorsque l’écart entre les parties s’était beaucoup réduit.
Dans le monde Arabe, cela a produit une grande émotion. Même lorsque la “Révolution de Jasmin” en Tunisie était encore en pleine effervescence et que les masses égyptiennes affrontaient le régime de Moubarak, les révélations d’Al Jazira soulevèrent une intense controverse.
Mais quel était l’objet de cette agitation ? Ce n’était pas la position des négociateurs palestiniens, ni la stratégie de Mahmoud Abbas et de ses collègues, ses hypothèses de base, son pour et son contre.
Non, à la façon israélienne, la principale question était : qui a divulgué les documents ? Qui se cache dans l’ombre derrière les auteurs ? La CIA ? Le Mossad ? Quels étaient leurs sinistres motivations ?
Sur le site d’Al-Jazira, les dirigeants palestiniens étaient accusés de trahison, voire pire. À Ramallah, les bureaux d’Al-Jazira ont été attaqués par des foules pro-Abbas. Saeb Erekat, le chef des négociateurs palestiniens, déclara qu’Al-Jazira appelait à le tuer. Lui et d’autres nièrent avoir jamais consenti les concessions indiquées dans ces documents. Ils semblaient vouloir dire publiquement que de telles concessions équivaudraient à une trahison – bien qu’ils y aient donné leur accord en secret.
Tout cela est absurde. Maintenant que les positions de négociation palestiniennes et israéliennes ont été rendues publiques – et personne n’a contesté sérieusement leur authenticité – la véritable discussion devrait porter sur leur contenu.
POUR QUI est impliqué d’une façon ou d’une autre dans le processus de paix israélo-palestinien, il n’y avait rien de vraiment surprenant dans ces révélations.
Au contraire, elles montrent que les négociateurs palestiniens adhèrent de façon rigoureuse aux lignes directrices fixées par Yasser Arafat.
Je le sais de première main, parce que j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Arafat lui-même. C’était en 1992, après l’élection de Yitzhak Rabin. Rachel et moi nous étions rendu à Tunis pour rencontrer “Abou Amar”, comme il aimait à se faire appeler. Le sommet de la visite fut une rencontre à laquelle, outre Arafat lui-même, plusieurs dirigeants palestiniens prirent part – parmi eux Mahmoud Abbas et Yasser Abed-Rabbo.
Tous étaient particulièrement intéressés par la personnalité de Rabin, que je connaissais bien, et ils m’assaillirent de questions à son sujet. Ma remarque que “Rabin est aussi honnête que peut l’être un homme politique” fut accueillie par un éclat de rire général, et en particulier de la part d’Arafat.
Mais l’essentiel de la rencontre fut consacré au passage en revue des problèmes clefs de la paix israélo-palestinienne. Les frontières, Jérusalem, le sécurité, les réfugiés, etc., que l’on qualifie généralement aujourd’hui de “questions centrales”.
Arafat et les autres en discutaient du point de vue palestinien. J’essayai d’exprimer ce à quoi – de mon point de vue – Rabin était susceptible de donner son accord. Ce qui en sortit fut une sorte de schéma d’accord de paix.
De retour en Israël, je rencontrai Rabin à son domicile personnel un jour de Shabbat, en présence de son assistant Eitan Haber, et j’essayai de lui dire ce qui s’était passé. Je fus plutôt surpris de voir Rabin éviter toute discussion sérieuse. Il pensait déjà à Oslo.
Quelques années plus tard, Gush Shalom publia un projet détaillé d’accord de paix. Il s’appuyait sur la connaissance de la position palestinienne telle que révélée à Tunis. Comme chacun peut le voir sur notre site, il était très semblable aux propositions récentes de la partie palestinienne telles que révélées par les documents d’Al-Jazira
ELLES CONSISTENT en gros en ce qui suit :
Les frontières seront fondées sur les limites de 1967, avec quelques échanges limités de territoires qui permettraient d’annexer à Israël les grandes colonies en bordure immédiate de la ligne verte. Ils ne concernent pas les grandes colonies qui s’enfoncent profondément dans la Cisjordanie, morcelant le territoire, comme Ma’aleh Adumim et Ariel.
Toutes les colonies de ce qui deviendra l’État de Palestine devront être évacuées. D’après les documents, l’un des Palestiniens présenta une autre option : que les colons restent en place et deviennent citoyens palestiniens. Tzipi Livni – la ministre des Affaires Étrangères d’alors – y fit immédiatement objection, disant brutalement qu’ils seraient tous assassinés. Je conviens que ce ne serait pas une bonne idée – cela serait une source de conflits sans fin, dans la mesure où ces colons sont implantés sur des terres palestiniennes, soit des propriétés privées palestiniennes, soit des réserves foncières des villes et des villages.
Concernant Jérusalem, la solution serait telle qu’exprimée par le Président Bill Clinton : Ce qui est arabe ira à la Palestine, ce qui est juif sera annexé à Israël. C’est une concession palestinienne considérable, mais elle est sage. Je suis heureux qu’ils n’aient pas accepté d’appliquer cette règle à Har Homa, la colonie monstrueuse construite sur ce qui fut une belle colline boisée, où j’ai passé beaucoup de jours et de nuits (et où j’ai failli perdre la vie) pour protester contre sa construction.
Concernant les réfugiés, il est clair pour toute personne sensée qu’il n’y aura pas un retour massif de millions de personnes qui transformerait Israël en quelque chose de différent. C’est une pilule amère (et injuste) à avaler pour les Palestiniens – mais que tout Palestinien qui souhaite une solution à deux États doit accepter. La question est : combien de réfugiés seront admis à rentrer en Israël dans un geste d’apaisement ? Les Palestiniens proposaient 100.000. Olmert proposait 5.000. Cela fait une grande différence – mais à partir du moment où nous commencerons à discuter des nombres, on peut trouver une solution.
Les Palestiniens souhaitent qu’une force internationale soit stationnée en Cisjordanie, pour préserver leur sécurité comme celle d’Israël. Je ne me souviens pas si Arafat m’a fait mention de cela, mais je suis convaincu qu’il y aurait donné son accord.
Voilà donc en quoi consiste le plan de paix palestinien – et il n’a pas changé depuis qu’Arafat en vint, à la fin de 1973, à la conclusion que la solution à deux États était la seule viable. Le fait qu’Omert et consorts ne se précipitèrent pas pour accepter ces conditions, au lieu de lancer la mortelle opération Plomb Durci, parle de lui-même.
LES RÉVÉLATIONS D’AL JAZIRA sont inopportunes. Des négociations aussi délicates se déroulent mieux dans le secret. L’idée selon laquelle “le peuple devrait être partie prenante à la négociation” est une naïveté. Le peuple devrait certainement être consulté, mais pas avant qu’un projet d’accord soit mis sur la table et qu’il puisse choisir de donner ou non son adhésion à l’ensemble de la proposition. Avant cela, des révélations ne feront qu’attiser une cacophonie démagogique d’accusations de trahison (des deux côtés), comme cela se produit actuellement.
Pour le camp de la paix israélien, les révélations sont une bénédiction. Elles prouvent, comme l’a exprimé hier Gush Shalom dans sa déclaration hebdomadaire, que “nous avons un partenaire pour la paix. Les Palestiniens n’ont pas de partenaires pour la paix.”