[1] le lire aussi dans le Monde du 10 mars
L’intifada démocratique arabe est un mouvement de libération nationale
Le soulèvement démocratique qui traverse le monde arabe n’en est
qu’à ses débuts et, comme toutes les grandes pulsions historiques, il connaîtra des revers, des reflux, des trahisons et des ruptures. Cette intifada (traduction littérale de "soulèvement") ne se déroule pas sur un écran virtuel où s’allumeraient des clignotants plus ou moins rouges au gré des troubles.
Il n’y aura pas d’effet domino entre des mouvements qui sont, pour chacun d’entre eux, enracinés dans un contexte spécifique. Mais nous assistons à une renaissance à bien des égards irrésistible, la victoire d’une génération déterminée à reprendre en main son destin. Et cette moderne renaissance porte en elle les promesses inaccomplies et l’énergie émancipatrice de la première renaissance, célébrée sous sa dénomination arabe de Nahda, qui s’ouvrit par l’expédition de Bonaparte en Egypte et se conclut par la seconde guerre mondiale.
Cet "âge libéral de la pensée arabe", comme l’a décrit il y a un demi-siècle l’historien Albert Hourani, fut la réponse politique et intellectuelle à l’irruption occidentale, à la fois agression militaire et défi de civilisation. L’Empire ottoman en fut tant ébranlé que deux dynasties modernisatrices ne reconnaissant que formellement l’autorité d’Istanbul purent développer leurs programmes de réformes en Tunisie et en Egypte, déjà à l’avant-garde.
La généralisation de l’imprimerie arabe permit à des dizaines de journaux de diffuser non seulement des idées nouvelles et des informations libres, mais aussi une langue plus accessible, remplissant ainsi, sur la forme comme sur le fond la fonction actuelle des télévisions satellitaires. La génération Facebook de notre temps était constituée au XIXe siècle par cette classe cosmopolite de plus ou moins jeunes diplômés, souvent en délicatesse avec leur hiérarchie religieuse (musulmane ou chrétienne), tandis que la diaspora arabe d’Europe et d’Amérique résonnait à leur écho.
Une réforme authentique se doit d’être fiscale, et Ahmed, bey de Tunis de 1837 à 1855, ne se contenta pas d’abolir l’esclavage deux ans avant la France, il réforma la collecte des impôts dans les provinces. Cette mahalla se déroulait en été dans l’ouest du pays, puis en hiver dans le centre et le sud, et Ahmed Bey amenda la dimension prédatrice de cette taxation itinérante, pacifiant les zones de la mahalla d’hiver, qui seront le berceau de la révolution de 2010-2011.
Mohammed Bey (1855-1859) institua un "Pacte de la paix sociale" (Ahd al-Aman) qui mettait l’accent sur le bien public (maslaha), l’égalité devant la loi et la liberté de religion. Et son successeur Sadeq Bey promulgua en 1861 la première Constitution du monde arabe, qui séparait de fait le pouvoir politique et religieux : la conformité de ce texte avec l’islam était rappelée en termes généraux et il n’était même pas explicite que le souverain dut être musulman.
En 1881, la France imposa son protectorat à la Tunisie et, l’année suivante, la Grande-Bretagne écrasa la résistance de l’Egypte à son occupation, brisant l’élan réformateur des khédives successifs. En 1919, l’emprisonnement et la déportation de la délégation (Wafd) que les nationalistes égyptiens entendaient dépêcher à la conférence de paix de Paris entraînèrent un soulèvement populaire.
Cette campagne de désobéissance civile, sa discipline collective, son extension géographique et sociale évoquent par bien des aspects la révolution qui vient de faire chuter le président Moubarak. L’insistance sur l’alliance entre musulmans et chrétiens contre l’occupant britannique, avec l’association emblématique entre le croissant et la croix, se retrouve dans la solidarité militante de la place Tahrir. Et la révolution de 1919, malgré une répression sanglante, contraignit le Royaume-Uni à reconnaître l’indépendance de l’Egypte, trois ans plus tard.
Quant à l’insurrection libyenne, elle se réclame d’Omar Al-Mokhtar et de la lutte acharnée menée de 1911 à 1931 contre la colonisation italienne. L’assimilation de Kadhafi au proconsul fasciste n’est pas que rhétorique : la manipulation des divisions territoriales et tribales est aussi implacable, l’acharnement contre la Cyrénaïque est aussi brutal et le prix payé par la population pour consolider un pouvoir absolu est aussi lourd.
Les révolutionnaires libyens ont dès lors repris dans un bel ensemble l’emblème de l’indépendance de 1951, non pour exprimer leur volonté de restaurer la monarchie, mais parce qu’Idriss Ier, héritier d’un royaume fédéral, avait réussi à en unifier les trois entités de la Tripolitaine, de la Cyrénaïque et du Fezzan. L’insistance sur l’unité de la Libye est d’ailleurs obsessionnelle chez les rebelles, civils comme militaires.
Cette intifada démocratique est vécue comme un mouvement de libération nationale, car le régime dont la chute est demandée est désigné comme étranger à un pays qu’il n’a su que piller, à une nation qu’il a foulée aux pieds. D’où cette exaltation de l’armée lorsqu’elle se rallie au peuple, d’où cette mer de drapeaux sur Le Caire le 11 février, d’où cette verve patriotique qui se déploie à la moindre occasion.
Mais cet orgueil national recouvré dans la lutte retrouve aussi la force de traiter normalement avec les puissances étrangères, sur la base du respect et de l’égalité, en abandonnant les fumeuses théories du complot que seuls agitent encore les dictateurs et leurs cliques. C’est là que se noue le lien entre la première et la seconde renaissance arabes, dans cette aspiration à redonner toute sa substance à des indépendances trop longtemps dévoyées.
Cette révolution arabe est le fruit de la tension portée à son extrême entre la raison de l’Etat concerné et la raison du régime en place, qui est parvenu durant des décennies à assimiler celle-ci à celle-là, comme si ce qui était bon pour le dirigeant devait l’être pour son pays ou son peuple. Les foucades du colonel Kadhafi, ruineuses pour la Libye et son développement, lui ont ainsi permis de battre tous les records de longévité dans une région pourtant marquée par la stabilité des pouvoirs installés.
Mais l’intifada démocratique parvient à fédérer autour de l’intérêt national un mouvement composite, que l’armée a refusé de combattre, en Tunisie comme en Egypte, entraînant la chute du chef de l’Etat. C’est aussi au nom de la défense de la patrie contre son pire ennemi, enfin dévoilé, qu’une partie importante des militaires libyens ont basculé dans la rébellion.
Cette dimension nationaliste s’inscrit dans le cadre des frontières postcoloniales, qui, loin d’être remises en cause, sont en fait consacrées par les mouvements révolutionnaires. La victoire de la raison d’Etat sur la raison du régime nourrit ainsi une extrême sensibilité à la question de l’ingérence étrangère. Tel est le contexte du débat houleux sur une éventuelle intervention en Libye.
On oublie trop souvent que la première expédition militaire menée par les jeunes Etats-Unis le fut contre la Libye "barbaresque" qui pillait leurs navires et asservissait leurs ressortissants. En 1805, la bannière étoilée flotta même sur la ville de Derna, en Cyrénaïque, où un prétendant au trône libyen avait été installé sous protection américaine... avant d’être sacrifié au profit d’un arrangement entre Washington et Tripoli.
1805 en Libye, 1798 en Egypte, et 1789 comme un des horizons possibles de la renaissance arabe. Des Bastilles sont déjà tombées, à Carthage, quand l’armée loyaliste a traqué les sicaires du régime jusque dans le palais présidentiel, à Benghazi, lorsque les enterrés vivants de la Jamahiriya ont émergé de leurs cachots, à Alexandrie, où les manifestants se sont emparés des locaux de la police politique et de ses archives.
La renaissance arabe, débarrassée de l’hypothèque impérialiste qui avait miné la première Nahda, revendique l’universalité des valeurs de la Révolution, l’américaine, la française et aujourd’hui l’arabe. Tel est aussi l’enjeu de cette seconde renaissance.
http://www.lemonde.fr/idees/article...
[2] mais voir Christophe Chiclet dans Confluences Méditerranée le 10 mars 2011 :
Les syndicats, acteurs importants des révolutions arabes
Avec les révoltes arabes pour la démocratie, les syndicats refont surface, d’autant que les mouvements révolutionnaires en cours n’ont pas seulement des raisons politiques : ils sont aussi déterminés par une dynamique économique insuffisamment créatrice d’emplois, et par des attentes sociales fortes. Des pays riches par les hydrocarbures, le gaz et le tourisme n’ont pas su redistribuer les richesses à la population, d’autant que les dictatures civilo-militaro-policières, complètement corrompues, sont devenues compradores. En Tunisie, en Egypte et maintenant en Jordanie et au Yémen, les syndicats entrent dans la danse.
Les employés du tourisme, secteur clé de l’économie égyptienne, manifestaient dès le 14 février au matin, au pied des pyramides, demandant des augmentations de salaires. Les grèves, entamées avant la chute d’Hosni Moubarak, continuent et même se multiplient dans tout le pays depuis, tant dans le secteur privé que dans le secteur public. Salaires, mais aussi conditions de travail et droits syndicaux sont au centre de ces mouvements sociaux. Dès le 13 février, les grèves touchaient le port d’Alexandrie et les employés de banque du Caire. Le lendemain, le Conseil suprême des forces armées, le nouveau pouvoir militaire, publiait un décret interdisant les réunions syndicales. C’est oublier que Moubarak est tombé suite à l’appel à la grève générale lancée le 30 janvier par la toute nouvelle organisation syndicale indépendante, formée le jour même sur la place Tahrir. Le 31, les partis d’opposition relaient l’appel de ce nouveau syndicat, reconnu le jour même par la Confédération syndicale internationale (CIS), issue de la CISL (Confédération internationale des syndicats libres). Ce nouveau syndicat égyptien est en train de mettre en place des Comités d’entreprises.
En Tunisie, l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) a soutenu la lutte pour l’indépendance. En 1975 Habib Bourghiba devient président à vie. Trois ans plus tard, l’UGTT lance une grève générale, durement réprimée. En 1983, Bourghiba gèle les salaires. Un an plus tard, des émeutes de la faim secouent le sud du pays. L’armée et la police tirent dans le tas. En 1985, les dirigeants de l’UGTT sont embastillés, dont l’un des ses fondateurs historiques, Habib Achour. Depuis la chute de Ben Ali, des grèves ont éclaté, soit à l’appel des structures de l’UGTT, soit de façon spontanée. L’UGTT a appelé le gouvernement de transition à engager rapidement des négociations, « car la situation sociale est explosive », d’où le départ massif des travailleurs tunisiens vers l’Italie pour des raisons économiques, comme ce fut le cas avec les Albanais en 1991-92. L’UGTT exige aussi que les nouveaux gouverneurs de région, nommés par le gouvernement de transition, ne soient ni des membres du RCD (le parti de Ben Ali), ni des personnes impliquées dans les affaires de détournements de fond public et d’autre types de corruption.
Au Yémen, depuis le début des émeutes, un syndicat libre des étudiants yéménites a été fondé à Aden et à Sanaa. Au Soudan, la situation est pire.
Le mouvement syndical soudanais, très important dans les années 50-60, a été décapité. Depuis l’arrivée au pouvoir les islamistes à Khartoum, les cadres de la FSTS (Fédération des syndicats des travailleurs soudanais) ont été torturés à mort. Fin janvier, une manifestation de communistes soudanais demandait au pouvoir de redonner la liberté à la FSTS complètement prise en main par le pouvoir.Le très fort syndicat jordanien commence aussi à bouger.
La GFJTU (Fédération générale des syndicats jordaniens), très influente dans les ports ainsi que dans les transports et le textile, demande au Roi de donner l’autorisation aux ouvriers palestiniens, égyptiens, irakiens, philippins et indonésiens d’avoir le droit de s’affilier aux syndicats jordaniens. Depuis fin 2010 la GFJTU vient de fonder un nouveau syndicat dans le port d’Akaba pour soutenir 850 dockers. Les bases du syndicat avaient été mises en place clandestinement dès 2005. Pour Mohammed Al Masbiin, coordinateur du syndicat des dockers jordaniens : « Créer un syndicat était la seule manière de combattre la privatisation et la cupidité de la direction, d’autant que la réglementation locale est défavorable aux travailleurs ». Son syndicat a pu signer deux conventions collectives.
Pour ce qui est de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens), elle a toujours été assez proche du pouvoir !
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