CELA AURAIT PU représenter le type même du mauvais goût en politique.
Benjamin Netanyahou et dix de ses ministres devaient tenir une réunion avec Angela Merkel et dix membres du gouvernement allemand.
Dans quel objectif ? Montrer l’amour que porte l’Allemagne à Israël.
Au dernier moment, Netanyahou a annoncé qu’il était malade et la réunion a été annulée. J’imagine que Netanyahou n’en était pas très désolé. En quoi avait-il besoin de cette rencontre ? De toute façon, le gouvernement israélien obtient déjà tout ce qu’il veut de l’Allemagne.
Un journaliste allemand m’a interrogé sur les réactions qu’avait suscitées en Israël la visite du nouveau ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle. Je me suis vu dans l’obligation de le décevoir : la plupart des Israéliens n’en ont même pas entendu parler. Un dignitaire de plus déposant des fleurs à Yad Vashem. De nouveaux embouteillages à Jérusalem.
Comme cela se produit souvent, il n’y a pas d’égalité dans ce mariage. La fiancée allemande aime le fiancé israélien beaucoup plus qu’elle n’en est aimée.
DE TEMPS en temps, les relations entre l’Allemagne et Israël ont besoin d’une révision.
Les Allemands n’oublient pas l’Holocauste. Ils sont plongés dans cette question en permanence. Cela se voit dans les programmes de télévision, dans les discours culturels et dans l’art.
Il est normal qu’il en soit ainsi. Ce crime monstrueux ne doit pas être évacué de la mémoire. Les jeunes Allemands doivent se demander encore et encore comment il a pu se faire que leurs grands-pères et leurs grand-mères aient pu être complices d’actes aussi monstrueux – ceux qui y ont pris part, ceux qui les ont approuvés en silence et ceux qui ont gardé le silence par peur ou par indifférence.
Le gouvernement allemand – l’actuel comme tous ses prédécesseurs – tire de l’Holocauste une conclusion sans équivoque : Israël, “l’État des victimes” doit être choyé. Toutes ses actions doivent être soutenues sans réserve. Pas un seul mot de critique n’est permis.
Lorsque la nouvelle république allemande a été fondée, c’était une politique délibérée. La guerre terrible qu’Adolf Hitler avait imposée à l’humanité venait juste de prendre fin. Les crimes nazis étaient encore frais dans la mémoire de l’humanité. L’Allemagne était une nation paria. Adenauer décida qu’un soutien massif à Israël (en plus des indemnités payées aux victimes individuelles) ouvrirait les portes vers le monde.
Il trouva en son collègue israélien un partenaire loyal. David Ben-Gourion pensait que la consolidation de l’État d’Israël était plus importante que les souvenirs du passé. Il gratifia l’“autre Allemagne” d’un certificat kasher, en contrepartie d’une aide massive de l’Allemagne à Israël.
Depuis lors, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Rhin et du Jourdain. Le moment est venu de poser quelques questions.
QUESTION N° 1 - Si l’amitié allemande à notre égard est un impératif moral, faut-il qu’elle aille jusqu’au soutien à des actions immorales ?
J’ai entendu plus d’une fois l’argument : “Après les choses terribles infligées par les Allemands aux Juifs, nous autres Allemands n’avons aucun droit à critiquer l’État juif. Les descendants des tortionnaires ne peuvent pas critiquer les descendants des victimes !”
Je l’ai déjà dit : il y a dans ces propos quelque chose qui me trouble beaucoup. D’une certaine façon ils me rappellent le mot allemand “Sonderbehandlung” (traitement spécial) qui a des connotations terribles. Dans les camps de concentration, c’était le nom de code pour exécution.
L’attitude du gouvernement allemand à l’égard d’Israël est un Sonderbehandlung. Cette attitude, aussi, veut dire : les Juifs sont quelque chose de spécial. L’“État juif” doit être traité autrement que les autres États. Cela revient à dire que les Juifs sont différents des autres peuples, que leur État est différent de tous les autres États, que leurs règles morales sont différentes de celles des autres.
Un auditoire d’Allemands fut très amusé quand je leur parlai récemment d’une manifestation de communistes à New York. La police est arrivée et s’est mise à les tabasser. Quelqu’un a crié : “Ne me frappez pas ! Je suis un anti-communiste !”À quoi le policier a répliqué : “Je ne veut pas savoir quel genre de communiste vous êtes !” Les philosémites extrêmes me rappellent les antisémites extrêmes. On peut se demander si un individu capable d’une sorte de traitement spécial n’est pas aussi capable de l’autre sorte.
Traitement spécial ? Non merci. Cela n’était pas dans nos intentions lorsque nous avons fondé cet État. Nous voulions être un État comme les autres, une nation comme les autres.
QUESTION N° 2 – Que signifie réellement l’amitié ?
Lorsque votre ami est ivre et insiste pour conduire sa voiture – faut-il l’y encourager ? Est-ce là l’expression d’une véritable amitié ? L’amitié ne vous oblige-t-elle pas plutôt à lui dire : Écoute, tu es bourré, couches-toi jusqu’à ce que tu sois dégrisé.
Les Allemands intelligents savent que notre politique actuelle est désastreuse pour Israël et pour le monde entier. Elle conduit à une guerre permanente, au renforcement d’un islam fondamentaliste radical dans l’ensemble de la région, à l’isolement d’Israël dans le monde et à un état d’occupation dans lequel les Juifs vont devenir une minorité opprimante.
Lorsque votre ami ivre est en train d’aller droit dans un mur, qu’est-ce que l’amitié vous demande de faire ?
QUESTION N° 3 – Amitié pour Israël –mais pour quel Israël ?
Israël est loin de constituer une société monolithique. C’est un mélange vibrant, en fermentation avec beaucoup de tendances, allant de l’extrême droite à l’extrême gauche. En ce moment, nous avons un gouvernement d’extrême droite, mais il existe aussi un camp de la paix. Il y a des soldats qui refusent de démanteler des colonies, mais il y a aussi des soldats qui refusent de garder les colonies. Une quantité non négligeable de gens consacrent leur temps et leur énergie à lutter contre l’occupation, s’exposant parfois à des risques corporels dans cette démarche.
Naturellement, un gouvernement doit entretenir des relations avec des gouvernements. Le gouvernement allemand doit entretenir des relations avec le gouvernement israélien. Mais de là à se prêter à des manifestations de mauvais goût comme une session commune des deux gouvernements, il y a de la marge.
Le gouvernement de Netanyahou a fait semblant d’adhérer au principe de deux États et il le viole tous les jours. Il a refusé un gel complet des colonies dans les territoires occupés, ces mêmes territoires que tous les gouvernements – y compris le gouvernement allemand – considèrent devoir constituer l’État de Palestine. Il construit à un rythme effréné à Jérusalem Est qui – même du point de vue du gouvernement allemand – doit devenir la capitale de la Palestine. Il mène à Jérusalem une politique qui s’apparente fort à un nettoyage ethnique. Madame Merkel devrait-elle serrer dans ses bras ce gouvernement et couvrir son visage de baisers ?
Le gouvernement allemand dispose de nombreux moyens de témoigner son amitié à l’Autre Israël, l’Israël qui vise la paix et la reconnaissance des droits de l’homme à tous. C’est dommage qu’il n’y ait pas recours.
IL Y A une autre façon de faire allemande. Il y a deux semaines, j’en ai été témoin.
Une assemblée de plusieurs centaines de personnes s’était réunie à Berlin pour une cérémonie au cours de laquelle j’ai reçu le “Prix de la Planète Bleue”. Le nom évoque le fait que, depuis l’espace, la terre apparaît comme un globe bleu.
Le prix était décerné par la fondation Ethecon qui pense que les idéaux de paix, de droits de l’homme, de préservation de la planète et une économie éthique devraient être rassemblés pour constituer un tout. C’est aussi ma vision des choses.
Le prix de cette année à un militant de la paix israélien exprimait, je crois, une véritable amitié pour Israël – l’amitié de l’Autre Allemagne pour l’Autre Israël. La répugnance pour les crimes nazis a conduit ces Allemands à s’engager dans la lutte pour un monde meilleur, un monde plus moral, dans lequel il n’y a pas de place pour le racisme, lequel redresse la tête dans de nombreux endroits en Europe.
CELA NOUS CONDUIT, naturellement, à ce qui vient de se passer dans la terre de Guillaume Tell.
Les Suisses ont décidé par référendum d’interdire la construction de minarets. C’est mauvais. C’est abominable.
L’antisémitisme, semble-t-il, s’est déplacé d’un peuple sémitique à un autre. Dans l’Europe d’après l’Holocauste, il est difficile d’être anti-Juif et les antisémites sont par conséquent devenus anti-musulmans. Comme nous disons en hébreu : la même dame dans une robe différente.
D’un point de vue esthétique, c’est une décision stupide. Dans toutes les anthologies des plus belles constructions du monde, l’architecture islamique occupe une place d’honneur. De l’Alhambra de Grenade au Dôme du Rocher à Jérusalem, sans parler du Taj Mahal, des centaines de créations architecturales islamiques soulèvent l’admiration. Un minaret ou deux seraient du plus bel effet dans le paysage urbain de Berne.
Mais il ne s’agit pas ici d’architecture, plutôt de racisme primitif, brutal, de celui dont les Allemands sont en train de se libérer. Les Suisses, eux aussi, ont beaucoup à expier. Leurs grands-pères et leurs grand-mères, eux aussi, ont eu un comportement abominable pendant l’Holocauste, lorsqu’ils ont déclaré que “la barque est pleine” en renvoyant aux exterminateurs nazis les Juifs qui avaient réussi à atteindre la frontière suisse.
(Ce souvenir devrait nous inciter, nous Juifs, à protester contre la conduite de notre propre gouvernement à l’égard des Soudanais désespérés qui s’efforcent de rejoindre nos frontières depuis l’Égypte. Il les a renvoyés aux Égyptiens qui, plus d’une fois, leur ont tiré dessus.)
À ce propos, le référendum suisse devrait donner à réfléchir à ceux qui ont eu la tentation de penser que le système de référendums est préférable au système parlementaire. Un référendum ouvre les portes aux pires démagogues, les disciples de Joseph Gœbbels, qui écrivit un jour : “Nous devons de nouveau faire appel aux instincts les plus primitifs des masses.”
Jean-Paul Sartre a dit un jour que nous sommes tous racistes. La différence, disait-il, se situe entre ceux qui le reconnaissent et luttent contre leur racisme, et ceux qui se soumettent à lui. La majorité des Suisses, j’ai le regret de le dire, ont échoué à ce test. Et nous ?