Il est aisé d’imaginer sa frustration : celle d’un bon professionnel, dont le sort ne dépend pas de la qualité de son travail ni de son ardeur, mais de contingences politiques. Salaheddine Abou Hassira, 50 ans, est un entrepreneur du secteur du bâtiment à Gaza. Une activité qui, dans ce territoire palestinien, semble condamnée à prospérer, au fil des guerres avec Israël, des destructions et des plans de reconstruction. Après l’opération israélienne « Bordure protectrice », qui a duré 50 jours cet été, des villages et des quartiers entiers ont été ravagés. « J’attends la reconstruction avec impatience », explique l’entrepreneur. Pour l’heure, il est quasiment impossible de lancer des travaux, de réhabiliter ou de rebâtir leur logement. Il manque l’or de Gaza : le ciment.
Salaheddine Abou Hassira reçoit en kamis long (vêtement traditionnel ample), dans un appartement au centre de Gaza-ville. Le jour, il s’ennuie. La nuit, il gagne un peu d’argent en faisant le vigile. C’est une dégradation sociale, mais quel choix a-t-il ? « Cela fait deux ans que je n’ai pas eu un chantier », soupire-t-il. Pendant neuf ans, à l’époque bénie où les habitants pouvaient sortir de Gaza – soit avant l’accession au pouvoir du Hamas en 2007 – l’entrepreneur a travaillé en Israël. Il faisait des allers-retours pour superviser des chantiers. Il collaborait avec trois entreprises israéliennes. Puis il a dû se rabattre sur le marché palestinien, bientôt étranglé par le blocus.
Salaheddine Abou Hassira s’enorgueillit d’avoir un nom sur le marché. Il a construit des bâtiments résidentiels dans différents lieux de la bande de Gaza. Depuis cet été, il a déjà été sollicité pour reconstruire une école, au nord de Gaza-ville. « Les plans sont prêts, la mairie a donné son accord, dit-il. Mais j’ai besoin de matériaux, de pierres et surtout de ciment ! » Le ciment, on en trouve dans de petits entrepôts en bordure de la ville. Les sacs sont alignés en évidence, pour aguicher les conducteurs. Les prix ont été multipliés par cinq ou six depuis le début de l’année. La guerre n’a fait qu’accélérer la tendance.
« Ces dernières années, le ciment venait d’Egypte, par les tunnels, explique Salaheddine Abou Hassira. Puis les Egyptiens les ont fermés en grande partie. Sinon, il existe deux acteurs majeurs dans le secteur de la construction, le Qatar et l’UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient]. Les entrepreneurs qui travaillent sur leurs projets détournent un petit peu de leur ciment vers le marché noir. » Ce marché noir, le nouveau gouvernement d’union nationale palestinienne espère l’assécher en obtenant la libre circulation des marchandises aux postes de contrôle. Problème : tout dépend de la bonne volonté israélienne.
Or le gouvernement de Benjamin Nétanyahou n’a eu de cesse de mettre en garde contre l’usage « dual » de certains matériaux de construction. Les Israéliens disent redouter leur détournement à des fins militaires, pour creuser des tunnels destinés à des attaques du Hamas, ou pour fabriquer des roquettes. Israël réclame donc une surveillance scrupuleuse des importations de matériaux et de leur usage dans la bande de Gaza. Le gouvernement demanderait même la création d’un fichier des particuliers et des entreprises voulant acquérir ces matériaux. Mais beaucoup d’acteurs économiques et politiques palestiniens jugent impossible un tel contrôle généralisé. Ils réclament au contraire la fin du blocus, plutôt que son institutionnalisation.
Le Hamas et l’Autorité palestinienne ont pourtant accepté le déploiement par les Nations unies d’observateurs sur le terrain, pour offrir des garanties à Israël. Mais à l’UNRWA, certains paraissent sceptiques devant l’ampleur de la tâche. Rafiq Abed, qui travaille depuis 26 ans au sein de l’Office où il pilote actuellement les grands travaux d’infrastructures, explique que l’UNRWA « travaille sur 30 projets, soit une centaine d’emplacements dans la bande de Gaza. Au total, entre 120 et 150 membres de notre personnel, à tous les niveaux, s’occupent du contrôle des agrégats. On ne peut pas imaginer ce que cela nécessiterait s’il y avait 100 projets. »
Président de l’Union des entrepreneurs à Gaza, Nabil Abou Muaileq juge également « impossible » la surveillance complète des arrivages. « Il faut 10 000 tonnes de ciment par jour pour reconstruire Gaza. Si seulement 1 % échappait à la surveillance, cela ferait déjà 100 tonnes dans la nature, via les chauffeurs, les petites mains, les livreurs, les employés d’usine… Il faut plutôt ouvrir les frontières en grand, permettre aux gens d’aller travailler en Egypte ou en Israël, de vivre mieux, de voyager. Tout se passera bien. Sinon, demain matin ou dans un an, ça explosera à nouveau ici. » A cela s’ajoute un argument plus politique. Si les Nations unies prenaient la charge de la surveillance des matériaux, explique Omar Shaban, directeur du centre d’analyse Pal Think, « les gens ne verraient plus le bénéfice d’un retour de l’Autorité palestinienne à Gaza. Elle apparaîtrait comme faible. »