EN TANT QU’ISRAELIEN, j’ai honte. Un Premier ministre en exercice a été contraint de démissionner pour cause de corruption personnelle. C’est affreux !
En tant qu’Israélien, je suis fier. Un Premier ministre en exercice a été contraint de démissionner pour cause de corruption personnelle. C’est merveilleux !
Il a été contraint, non par une révolution, ni par un coup d’Etat militaire, ni par des émeutes de rues, ni par les machinations d’un parti rival. Mais par le processus normal de la justice, par les médias libres, et par l’opinion publique.
Dans cette affaire sordide, la démocratie a triomphé. Dans son délicieux petit livre "Le procès de Socrate", I.F. Stone (un homme que j’ai connu et beaucoup admiré) définit la mise à l’écart pacifique d’un dirigeant politique comme une marque de démocratie. Socrate préconisait une dictature par l’homme de "connaissance". Stone mit fortement l’accent sur le fait qu’il n’y aurait pas moyen de renvoyer un tel dirigeant en cas de besoin.
DANS L’ANCIENNE Athènes, les hauts dirigeants étaient élus par tous ceux qui jouissaient de la pleine citoyenneté (environ la moitié des hommes libres de la cité, et les esclaves, bien sûr, étaient exclus). Les officiels moins importants étaient désignés par tirage au sort – la théorie étant que tous les citoyens sont également qualifiés pour conduire les affaires de l’Etat. Quelquefois je pense que ceci peut ne pas être une si mauvaise idée.
Cependant, le parti Kadima pense autrement. Mercredi, la base du parti élira le remplaçant d’Ehoud Olmert à la présidence du parti, qui deviendra ensuite presque automatiquement Premier ministre, à moins qu’il ou elle n’arrive pas à mettre en place une coalition pour gouverner – auquel cas de nouvelles élections seront organisées, probablement au début de 2009. Jusqu’à ce moment, Olmert restera au poste comme Premier ministre en fin de mandat.
Le vrai choix est entre deux candidats : Tzipi Livni et Shaul Mofaz. Ils ne pourraient guère être plus différents.
En premier lieu, parce que c’est un homme contre une femme. Pour la première fois dans l’histoire israélienne, il y a une confrontation directe entre les genres. (Quand la non regrettée Golda Meir a été nommée Premier ministre en 1969, après la mort soudaine de Levy Eshkol, elle n’avait pas de concurrents.)
Leurs histoires personnelles reflètent les deux extrêmes de la société juive israélienne ; Mofaz est un "oriental", né en Iran, un outsider. Livni est une israélienne ashkénaze née ici, une insider. Elle est aussi une "princesse" – son père était un dirigeant de l’Irgoun clandestin et (comme le père d’Olmert) membre de la Knesset.
Mais la vraie différence réside dans les forces qu’ils représentent.
SOLDAT PROFESSIONNEL, Shaul Mofaz représente la force qui domine Israël depuis ses tout débuts : "l’establishment sécuritaire".
Ce vaste complexe a un pouvoir politique, économique et idéologique sans égal. Etant donné que tous les partis politiques importants ont dégénéré en des sortes de syndicats cyniques de politicards, sans idéologie et sans vrai programme politique, l’armée est aujourd’hui, à mon sens, le seul parti réel en Israël.
L’armée israélienne n’est pas l’armée turque ou l’armée pakistanaise. Elle est un instrument du système démocratique, pleinement soumis à l’autorité civile. Mais, derrière cette apparence, elle représente beaucoup plus : c’est un empire économique qui consomme de loin la plus grande part du budget annuel, un groupe de pression, un lobby politique, un centre idéologique.
Elle est, d’une certaine façon, une religion – avec la Sécurité comme seul dieu et le haut commandement comme clergé. Rien ne vaut la sécurité en Israël, et quand son nom est prononcé, tout le reste est oublié. Entendez Ô Israël, la sécurité est ton dieu, la sécurité est une.
Comme presque toute religion, elle est liée à d’énormes intérêts économiques. L’industrie de "sécurité", avec sa production d’armes et autres équipements militaires, joue un rôle central dans l’économie israélienne et dans ses exportations, transformant la vingtaine d’hommes d’affaires qui dominent notre économie en alliés naturels des généraux. Dwight Eisenhower reconnaîtrait le système.
L’énorme impact sur la prise de décision politique de l’"establishment sécuritaire" – forces armées, service général de sécurité (Shinbet), Mossad et police – est soulignée par le fait que le chef d’état-major participe à toutes les réunions du Conseil des ministres. Il ne dicte jamais rien au gouvernement – jamais de la vie ! – mais celui qui contredirait "l’opinion mûrement réfléchie de l’armée" serait un homme politique vraiment très courageux.
Etant donné qu’Israël est né dans la guerre et est en état de guerre depuis lors, il est difficile de trouver une zone de la vie israélienne qui ne se situe pas dans le champ de compétences de la Sécurité. Et en matière de sécurité, ce sont bien sûr les opinions des chefs de la sécurité qui sont décisives. De surcroît, l’armée est le seul gouvernant des territoires occupés (comme, l’exige en effet le droit international).
A ce propos, on doit parler des colons. Ils sont un groupe de pression extrêmement fort. Alors que beaucoup d’entre eux ont établi leurs colonies "illégalement", aucun colon ne pourrait être là où il est aujourd’hui s’il n’y avait pas été mis par l’armée. Dans de nombreux endroits, la symbiose entre le colon et le soldat est si parfaite qu’ils sont identiques : beaucoup d’officiers de l’armée sont colons eux-mêmes.
POUR UNE nation en guerre, il est naturel que ce soit l’armée qui façonne aussi l’idéologie nationale. Les médias sont bien disposés, empressés, coopératifs. La paix est un concept idiot pour de lâches mauviettes décadentes. Elle est aussi bien sûr une totale et dangereuse illusion.
Tout ceci est renforcé par un immense réseau d’ex-officiers, le préfixe "ex" étant seulement formel. A de très honorables exceptions près, tous les ex-officiers de l’armée appartiennent au même club et ont les mêmes croyances. Comme l’armée prend soin d’elle-même, les officiers supérieurs, qui quittent l’armée au milieu de la quarantaine, comme c’est l’usage, trouvent généralement des positions élevées dans l’industrie, les services publis ou dans les partis politiques – élargissant ainsi la "sphère d’influence" de l’armée.
Ce qui signifie que beaucoup de gens ont – c’est le moins que l’on puisse dire – tout intérêt à l’absence de paix.
Shaul Mofaz personnifie tout ceci. Il appartient à ce complexe, il y fit sa carrière comme général, chef d’état-major et ministre de la Défense. Personne ne l’a jamais entendu prononcer une pensée originale – tout son monde mental est façonné par l’armée. Dans tous ses emplois il a été d’une médiocrité sérieuse et zélée.
Quand il a fini sa carrière militaire et cherché des débouchés politiques, il n’avait, comme beaucoup de ses prédécesseurs, aucune préférence pour un parti. Une telle personne peut facilement trouver sa place dans le parti travailliste, le Likoud ou Kadima, sans parler de la droite radicale. Le Likoud lui offrit les meilleurs perspectives à l’époque. Quand sa route y fut bloquée, il sauta à la toute dernière seconde dans le wagon d’Ariel Sharon – 24 heures après avoir solennellement promis qu’il n’envisagerait jamais, au grand jamais, une telle éventualité déloyale.
LA PREDOMINANCE militaire sur les affaires israéliennes a un effet caché : elle exclut les femmes. L’atmosphère macho, mâle, de l’armée ne leur laisse pas de place.
Ceci était combattu il y a quelques années par un groupe féministe appelé New Profile, qui avait pour but déclaré la démilitarisation de la société israélienne. Peut-être par hasard, c’est ce groupe que le procureur général a décidé de poursuivre cette semaine pour activités anti-armée, incitation à l’insoumission, aide aux déserteurs du service militaire, conseil aux potentiels recrues – à se présenter comme des cas mentaux, et autres.
Livni n’est pas seulement ministre des Affaires étrangères, poste traditionnellement méprisé par l’establishment sécuritaire, mais aussi civil et, pire encore, femme. C’est ce qui rend son choix si tentant.
En public, les deux candidats disent à peu près la même chose. Ils répètent les litanies habituelles. Mais il y a les agendas (presque) cachés.
Il y a l’angle raciste, le péché qui n’ose pas dire son nom. Comme le facteur race dans les élections américaines, le facteur "ethnique" peut jouer un rôle beaucoup plus important ici que nous voulons l’admettre. Les orientaux ont tendance à voter pour Mofaz, les Européens – Ashkénazes – pour Livni.
Il y a le facteur genre. Les femmes peuvent tendre à voter pour l’une d’elles.
Et il y a le facteur militaire : un vote pour Livni est, consciemment ou plutôt inconsciemment, un vote contre la domination militaire de nos vies.
Quelle sorte d’homme ou femme d’Etat serait une Première ministre Tzipi Livni ? Personne ne peut le savoir, peut-être même pas elle. Son monde mental est la droite. Sa vision du monde est centrée sur le concept d’Etat juif. Juif selon le vieux mode de pensée de Jabotinsky, pas dans un sens religieux (Jabotinsky était tout à fait laïc) mais dans le sens nationaliste du XIXe siècle. Cela peut conduire à une paix basée sur une croyance sincère dans la conception de deux Etats (à laquelle Mofaz, aussi, adhère de façon purement formelle). Mais je ne compterais pas dessus.
Mofaz, nous connaissons. Livni, nous ne savons pas. Cela peut conduire certains membres du Kadima à voter mercredi pour Livni.