IL Y A QUELQUES SEMAINES Mehmet Ali Ağca, le Turc qui tenta de tuer le pape Jean-Paul II à Rome a été remis en liberté après avoir passé 28 ans en prison.
Les raisons de son acte n’ont jamais été tirées au clair. Cependant un dirigeant palestinien m’a un jour fait part de son interprétation : Dieu est apparu en rêve à Ağca et lui a dit : va à laVille Sainte et tue ce damné Polonais. Mais le Turc a mal compris, et de ce fait, au lieu d’aller à Jérusalem tuer Menahem Begin, il s’est rendu à Rome…
Ce qui conduit simplement à montrer que les villes saintes sont des sources de problèmes.
FEU Yeshayahou Leibowitz, juif pratiquant et adversaire déterminé des autorités religieuses, avait coutume de faire l’éloge d’une action des Wahhabites, la secte fondamentaliste qui prit naissance il y a plus de 200 ans avec pour objectif d’éliminer toute impureté de l’Islam. La première chose que firent ses adeptes lors de leur conquête de La Mecque fut la destruction de la tombe du prophète Mohammed. La sanctification des tombes était à leurs yeux une abomination païenne. Leibowitz louait cette action et manifestait sa colère contre les Juifs religieux qui sacralisent des lieux “saints”.
Il s’appuyait sur des bases solides. Au dernier chapitre de la Torah (Deutéronome 34), on lit : “Moïse, serviteur de l’Eternel, mourut là, au pays de Moab… et il l’enterra… Personne n’a connu son sépulcre jusqu’à ce jour.” Il est clair que les auteurs de la Bible, eux aussi, croyaient que la vénération des tombes était une méprisable coutume d’idolâtres.
Au fil des générations, les juifs, eux aussi, ont été contaminés par cette maladie. Les juifs orthodoxes vouaient un culte à la tombe de Rabbi Nachman en Ukraine et à celle de Rabbi Abu-Hatzira en Égypte. La transformation du judaïsme, devenu une sorte de religion d’état en Israël, a transformé cette idolâtrie en culte sacré.
Au cours des premières années de l’État, un fonctionnaire du ministère des Religions (comme on l’appelait à l’époque), un certain Shmuel Zanwill Kahana, parcourut le pays et découvrit des lieux saint par ci par là. Il trouva des tombes de cheikhs musulmans et annonça qu’il s’agissait, en réalité, des tombes de nos ancêtres. On les déclara lieux saints et elles furent prises en charge par son ministère.
Cela accroissait le domaine de son ministère et son budget, attirait des touristes et “prouvait” que les juifs avaient de profondes racines dans le pays. Les Israéliens laïcs s’en moquaient en souriant et quelques Juifs religieux, comme Leibowitz, étaient furieux.
Mais, après la Guerre des Six Jours et le début de l’occupation, la vénération des lieux saints prit une tournure bien plus sinistre. Elle devint un instrument aux mains des colons.
LA REVENDICATION DE LIEUX SAINTS pour justifier des conquêtes et des massacres n’est en aucune façon une invention israélienne ou juive.
L’un des exemples les plus abominables est la première croisade. Le pape Urbain II appela les Chrétiens d’Europe à se lever pour libérer le Saint Sépulcre – pas la terre de Palestine, pas la ville de Jérusalem, mais un lieu précis : la tombe où, selon la tradition chrétienne, le corps de Jésus reposait avant sa résurrection.
Pour cette tombe, des milliers de Chrétiens parcoururent d’immenses distances vers Jérusalem, assassinant des quantités de gens (principalement des Juifs) en chemin, et se livrant, après la conquête de la ville, à un horrible carnage. Les victimes étaient des Musulmans et des Juifs, hommes, femmes et enfants.
Mais point n’est besoin de retourner 911 années en arrière pour trouver des dirigeants fanatiques ou cyniques qui utilisent des lieux sacrés pour justifier des actions monstrueuses. Lorsque Slobodan Milosevic se livra au nettoyage ethnique du Kosovo – un acte de génocide – sa revendication essentielle était le caractère sacré de la région pour les Serbes.
Et effectivement, en 1389, une bataille historique s’y était déroulée. Les Serbes chrétiens y furent vaincus par les Ottomans musulmans, qui prirent le contrôle du pays pour les 600 années suivantes. Pendant cette période, la population locale adhéra librement à l’Islam. Mais les Serbes sacralisèrent le champ de bataille – un exemple rare de célébration d’une défaite par un peuple (comme c’est le cas pour les Juifs avec Masada).
Si la formule favorite de Benjamin Netanyahou – “le Rocher de notre Existence” – existait dans la langue serbe, Milosevic l’aurait certainement employée. Il faisait valoir que le Kosovo était le centre spirituel et religieux du peuple serbe, malgré le fait que l’écrasante majorité de ses habitants sont maintenant des Albanais musulmans. Jusqu’à ce jour, la Serbie ne reconnaît pas l’état indépendant du Kosovo, parce que les anciennes églises et les vieux monastères serbes y sont situés.
ET ICI ? Depuis le début de l’occupation, les “lieux saints” de Cisjordanie ont été utilisés comme des armes par les colons. Ils y vont, disent-ils, pour rétablir la loi juive sur les lieux saints du judaïsme, pour obéir au commandement de Dieu.
Les histoires de la Bible se déroulent pour la plupart dans ces territoires. Les colons et l’armée israélienne les appellent “Judée et Samarie”. Les noms de lieux peuvent constituer des actes d’annexion. Ils confirment la propriété du peuple juif depuis les temps anciens. (Dans les années 50, le grand historien britannique Steven Runciman, un expert majeur des croisades, attira mon attention sur le fait que les noms ont été en quelque sorte retournés : les Israéliens vivent sur la terre des Philistins qui ont donné son nom à la Palestine, alors que les Palestiniens vivent sur la terre qui constituait l’ancien royaume d’Israël.)
La première colonie fut implantée par un groupe de gens religieux qui s’introduisirent dans Hébron par la tromperie. Alors que le gouverneur militaire israélien interdisait aux Juifs d’entrer dans la ville, ils demandèrent l’autorisation de séjourner là quelques jours pour leurs prières de la Pâque dans la ville sainte.
Depuis lors, le « Caveau des Patriarches » est devenu un champ de bataille sacré. À proximité, les colons juifs les plus extrémistes se sont installés. Ce sont des fanatiques pétris de haine envers les Arabes et qui ont l’ambition d’expulser les 160.000 Arabes dont les familles ont vécu là depuis de nombreuses générations. Le plus connu des auteurs de meurtres de masse chez les colons, le médecin Baruch Goldstein, massacra des Musulmans en prière pour nettoyer le lieu saint.
Des lieux saints servent maintenant de justification à l’entreprise de dépossession baptisée colonisation. Des terrains sont volés dans l’ensemble des territoires occupés à cause de leur caractère sacré. Les leaders les plus extrémistes des colons, tous des “rabbins”, luttent pour la libération des tombes saintes. L’un d’entre eux est en train de mener une croisade (ou, plutôt, une étoile-de-davidade) pour prendre possession de la « tombe de Joseph » au centre de Naplouse, ce qui ferait de la ville une seconde Hébron. L’armée israélienne y transporte les colons dans des véhicules blindés afin qu’ils puissent “prier” en ce lieu.
Mais ce ne sont pas seulement les “pères de la nation” qui méritent des tombes saintes sur lesquelles on peut répandre le sang. Chaque personnage secondaire de la Bible peut en obtenir une et devenir une cible pour les colons. Une bataille fait rage en ce moment autour de la “tombe d’Othniel”, du nom d’Othniel fils de Kenaz, un obscur personnage biblique. Les habitants musulmans d’Hébron croient que c’est la tombe du fondateur de leur ville.
Il y a quelques jours, des colons ont envahi une ancienne synagogue à Jéricho, préservée par des musulmans pendant des générations. Les juifs n’avaient aucun problème pour visiter pacifiquement le lieu – la municipalité de Jéricho, qui dépend de l’Autorité palestinienne, donnait à tous les juifs la possibilité d’y prier. Mais les colons n’y sont pas venus pour prier. Ils sont venus pour conquérir.
Ce qui me remet en mémoire une autre prophétie de Yeshayahou Leibowitz sur Jéricho. Les colons, disait-il, seraient capables de sanctifier la tombe de Rahab la Prostituée à Jéricho. Cette héroïne de la Bible (Josué 2), la putain qui trahit la ville en aidant les envahisseurs à en faire la conquête et à en massacrer tous les autres habitants, est en bonne compagnie avec les colons.
NUL BESOIN de signaler que la vénération de ces lieux saints est manifestement absurde. Il n’y a pas une seule tombe dans le pays que l’on puisse sérieusement associer à un quelconque personnage biblique, réel ou imaginaire. La plupart des tombes saintes sont celles de cheikhs arabes locaux qui, en raison de leur vertu, étaient considérés comme capables d’intercéder auprès d’Allah. La localisation de la plupart des lieux saints, y compris le Saint-Sépulcre chrétien, sont largement sujet à caution, c’est le moins que l’on puisse dire.
Cela est vrai également pour les deux sites où des émeutes sanglantes ont éclaté récemment : le Tombeau de Rachel à Bethléem et le Caveau des Patriarches à Hébron.
Ce n’est pas ici le lieu de se demander si “Notre Mère Rachel”, l’un des personnages les plus attachants de la Bible, appartient au royaume de la légende ou à l’histoire. Mais, même en se référant à la légende, elle n’est pas enterrée à l’endroit qui porte aujourd’hui son nom. De nombreux experts de la Bible (parmi ceux qui croient qu’elle a réellement existé) pensent qu’elle fut enterrée au nord de Jérusalem, et non au sud. C’est une tradition musulmane qui a situé sa tombe dans la modeste construction isolée représentée sur les timbres de la poste palestinienne lors du mandat britannique. De nombreuses générations de femmes musulmanes, juives et chrétiennes ont prié là pour demander à Rachel de leur accorder la bénédiction d’une progéniture. On ne peut plus voir cette construction : l’armée l’a entourée de murailles et de portes fortifiées, ce qui donne au lieu un aspect menaçant, une affreuse copie d’une forteresse des croisés.
La construction qui, à Hébron, est connue sous le nom de “Caveau des Patriarches” – qui n’a en réalité rien d’un caveau – a également été préservée par la tradition musulmane, laquelle l’a sanctifiée sous l’appellation de “Mosquée d’Abraham”. De nombreux experts bibliques qui ne pensent pas que l’histoire d’Abraham soit une légende croient que le caveau est situé à un endroit totalement différent. Mais c’est à cet endroit que beaucoup de sang a été versé.
Les émeutes de cette semaine se sont déroulées sur les deux lieux saints. Elles ont été déclenchées par une décision de Nétanyahou de les faire figurer dans une liste de “sites du patrimoine” juif à restaurer par le gouvernement israélien. Du fait que ces deux sites sont saints pour les musulmans, les juifs et les chrétiens, cette action unilatérale n’est rien d’autre qu’une expropriation et une provocation évidente. S’il y avait réellement un désir d’amélioration de ces lieux, cela aurait pu se faire par un comité conjoint de représentants des deux peuples et des trois religions.
Il y a des années, j’avais été invité par le regretté maire de Florence, Giorgio La Pira, à participer à une manifestation commune de prière avec un prêtre catholique, un cheikh musulman et un rabbin juif au Caveau des Patriarches. Quoique fervent athée, je m’y suis rendu. À l’époque, l’idée m’était venue à l’esprit qu’un tel lieu pourrait servir de symbole de fraternité aux deux peuples du pays.
L’amour commun du pays, de toutes ses époques et de tous ses lieux, saints ou profanes, pourrait servir de base spirituelle à la paix et à la réconciliation. Même aujourd’hui j’aspire au jour où les enfants des écoles dans les deux États, Israël et la Palestine, apprendront l’histoire de ce pays à toutes les époques, et pas seulement l’histoire juive ici et l’histoire musulmane là-bas. La richesse admirable de l’histoire de ce pays, depuis l’époque des Cananéens jusqu’à nos jours, pourrait créer un lien fort.
Cependant, les intentions de Nétanyahou et de ses colons se situent tout à fait à l’opposé : faire un mauvais usage de l’histoire en tant qu’instrument d’occupation et construire des colonies autour de la tombe d’une prostituée.