Photo : Un soldat à proximité d’un militant de la campagne Faz3a pendant la récolte des olives dans le village de Jibya, le 28 octobre 2022 - Crédit : Oren Ziv (Active Stills collective)
À la fin de chaque récolte d’olives dans le village de Qusra, en Cisjordanie occupée, Ibrahim Wadi entraîne sa famille dans la fabrication du savon Nabulsi, un produit de base pour de nombreux foyers palestiniens, préparé selon une technique vieille de plusieurs siècles. Il rassemble les membres de sa famille, jeunes et vieux, et leur demande d’apporter de l’huile d’olive de chez eux pour qu’ils puissent la fabriquer ensemble. Pendant que certains aident, d’autres chantent, boivent et mangent des collations dans ce qui est devenu une tradition annuelle très appréciée.
Mais cette année, il n’y aura pas de savon.
Ibrahim Wadi, 63 ans, et son fils Ahmed, 26 ans, ont été tués le 12 octobre par des colons israéliens qui, selon les Palestiniens, profitent de l’attention portée par la communauté internationale à la guerre à Gaza pour mener des attaques en Cisjordanie en toute impunité.
Depuis le début de la guerre entre Israël et Gaza, le 7 octobre, le ministère palestinien de la santé rapporte qu’au moins 190 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie - la plupart par des soldats, mais au moins huit par des colons. Pendant ce temps, la totalité des populations d’au moins 16 communautés ont été déplacées de force de leurs terres par les milices de colons-soldats qui terrorisent leurs villages nuit après nuit. Ainsi, lorsque Ibrahim Wadi et son fils ont été abattus, ils se rendaient à l’enterrement de quatre hommes tués la veille par des colons.
Photo : Ahmed Wadi et son père Ibrahim Wadi ont tous deux été tués par des colons israéliens à Qusra en Cisjordanie (Source : +972 Mag - Courtoisie de la famille)
Même avant la guerre, la violence des colons et de l’armée à l’encontre des Palestiniens en Cisjordanie était montée en flèche. Entre janvier et septembre de cette année, au moins 199 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie, dépassant les chiffres de 2022 pour devenir l’année la plus meurtrière pour les Palestiniens dans le territoire depuis 2005, selon les Nations unies. Trois communautés entières ont également été déplacées de force d’une zone située entre Ramallah et Jéricho dans les mois qui ont précédé la guerre.
Les violences commises par les colons ont dangereusement coïncidé avec la saison de la récolte des olives, qui a lieu chaque année entre octobre et novembre.
Les colons ciblent depuis longtemps les Palestiniens durant cette période, dans le but de perturber leurs moyens de subsistance par l’agriculture. Depuis 1967, les colons ont déraciné plus de 800 000 oliviers appartenant à des Palestiniens. L’incendie d’oliviers et de vastes étendues de terres agricoles dans le village de Burin, près de Naplouse, en juillet, est un rappel tragique de ce vol permanent. Mais ces cinq dernières semaines, la violence des colons, soutenue par l’État, a atteint un niveau tout à fait nouveau.
« Ce que nous entendons, c’est que la récolte des olives est plus dangereuse que jamais », a déclaré Yasmeen Al Hassan, de l’Union des comités de travail agricole (UAWC), l’une des sept ONG palestiniennes criminalisées sans fondement par Israël au cours des dernières années. L’UAWC est l’une des nombreuses organisations qui coordonnent les volontaires pour aider les agriculteurs pendant la récolte des olives, qui demande beaucoup de travail. Elle fait également appel à des volontaires internationaux pour témoigner de la violence des colons ; leur présence peut parfois dissuader les colons de passer à l’attaque.
Mais comme la Cisjordanie fait actuellement l’objet d’un bouclage militaire prolongé - un bouclage qui est extrême même selon les normes sévères d’Israël - les colons se déchaînent.
« Cette année, ils sont tous armés. L’année dernière, nous n’avons pas vu de colons comme ça », a déclaré Sara Wadi, nièce de feu Ibrahim Wadi. « Avant, un soldat descendait et nous disait : « Vous avez 10 minutes pour partir ». Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Maintenant, les colons viennent avec des fusils, tirent sur vous et vous disent de partir ».
Cette année, elle et sa famille ont dû se dépêcher de cueillir leurs oliviers alors que les colons n’étaient pas visibles. Aucune fête n’a été organisée contrairement aux années précédentes.
« Nous devions terminer rapidement la cueillette pour pouvoir partir avant que les colons n’arrivent. Normalement, nous apportons de la nourriture, nous buvons du thé, nous cueillons, mais cette fois-ci, à cause des colons, tout s’est fait très vite », explique la jeune femme.
Après son départ et celui de la plupart des membres de sa famille, son père et son oncle sont restés pour continuer la cueillette et ont été confrontés à des colons armés qui les ont forcés à partir, selon elle. Plus tard dans la nuit, les colons ont utilisé des bulldozers pour détruire cinq de leurs oliviers et le poulailler de son voisin.
Les gens sont terrorisés
La vague de violence croissante des colons signifie que les agriculteurs palestiniens qui cherchent à atteindre leurs oliveraies sont contraints de choisir entre leur gagne-pain et leur sécurité.
« Les gens ont très peur. Ils ne veulent pas risquer leur vie à cause des olives, mais ils sont vraiment déchirés. Il s’agit de leur mode de vie, de leur gagne-pain et de leur terre », a déclaré le Dr Quamar Mishirqi-Assad, avocat et codirecteur de l’ONG israélienne Haqel : In Defense of Human Rights.
Alors que les colons agissent souvent sous la protection des autorités et des forces israéliennes, les Palestiniens ne bénéficient pas de telles garanties.
Le 6 novembre, le ministre israélien des finances d’extrême droite, Bezalel Smotrich, qui fait également office de suzerain de son gouvernement en Cisjordanie, a appelé à la formation de « zones de sécurité stériles » qui empêcheraient les Palestiniens d’accéder aux terrains situés à proximité des colonies et aux routes réservées aux colons, même si ces terrains contiennent leurs oliveraies. L’expansion des colons en Cisjordanie signifie que de nombreux Palestiniens possèdent des terres agricoles à proximité des colonies israéliennes.
Mishirqi-Assad a déclaré que des messages circulaient sur les groupes Facebook et WhatsApp israéliens, appelant les colons à coordonner leurs efforts pour empêcher les agriculteurs d’accéder à leurs oliveraies. L’un de ces messages demandait l’interdiction pure et simple de la récolte. Un autre suggère de pulvériser les arbres avec des produits chimiques. « Je me demande quel goût aura leur huile d’olive », a plaisanté un membre.
Le 28 octobre, Bilal Mohammad Saleh, 40 ans, a reçu une balle dans la poitrine alors qu’il cueillait des olives sur les terres de sa famille à As-Sawiya, un autre village du nord de la Cisjordanie. Un colon lui a tiré dessus devant ses proches et il a saigné pendant une demi-heure avant de mourir. Son corps a été transporté jusqu’à la route sur l’échelle qu’il utilisait pour atteindre les olives, ont indiqué des témoins.
Saleh avait cueilli des olives sur une partie de son terrain dont l’accès ne nécessitait pas de permis de l’armée israélienne, ce qui n’est pas le cas de la plupart des habitants d’As-Sawiya. Le village étant entouré de colonies de toutes parts, une grande partie des terres agricoles est bloquée par les restrictions militaires israéliennes, et les habitants doivent obtenir un permis pour s’occuper de leurs arbres.
Arafat Abu Ras, membre du conseil du village et ami de Saleh, pleure sa perte et déclare que lui et beaucoup d’autres habitants d’As-Sawiya hésitent à retourner à leurs oliviers. « Tout le monde dans le village est inquiet maintenant. Je ne peux pas cueillir mes olives cette année, qui se trouvent près des colonies, car ma famille a peur que j’y aille », a-t-il déclaré.
Un acte de Sumud
Khadra Rateb Boom fait partie des nombreux agriculteurs palestiniens qui n’ont pas pu moissonner leurs terres cette année. Sa famille s’occupe généralement d’environ 250 oliviers à Qaryut, non loin d’as-Sawiya. Mme Boom explique qu’elle a l’habitude d’être harcelée par les colons lors de la récolte des olives, mais que cette année, il lui a été totalement interdit de cueillir ses arbres.
Le 20 octobre, Mme Boom raconte qu’elle était en train de cueillir des olives avec ses deux fils, âgés de quatre et cinq ans, lorsqu’un colon armé, accompagné de soldats israéliens, leur a demandé de partir. « Ils ont dit : « Nous tirerons sur votre enfant si vous ne partez pas » », a expliqué Mme Boom. Le colon a ensuite pris le sac d’olives qu’ils avaient ramassé ce jour-là et l’a vidé sur le sol.
« Lorsque nous sommes rentrés chez nous, on n’arrivait pas à croire que nous étions encore en vie », a déclaré Mme Boom. L’un de ses enfants a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne voulait pas retourner sur ses terres ; l’autre a commencé à faire pipi au lit, a-t-elle expliqué.
En temps normal, la famille de Mme Boom récolte suffisamment d’olives pour produire environ 60 gallons d’huile, ce qui lui permet de gagner de l’argent et de subvenir à ses besoins tout au long de l’année. Après avoir passé la majeure partie de l’année à s’occuper de ses oliviers, elle est désespérée de ne pouvoir récolter aucune olive.
L’industrie de l’huile d’olive représente 14 % du revenu agricole des territoires palestiniens occupés et assure la subsistance d’environ 80 000 familles, selon les Nations unies. Les agriculteurs et les travailleurs palestiniens affirment que ce ne sera pas le cas cette année.
« L’huile d’olive est la production la plus importante dans mon village », a déclaré Abu Ras à propos d’As-Sawiya, où 60 % des habitants sont des agriculteurs. « La majorité des habitants de mon village ne peuvent pas accéder à leurs terres, il y aura donc une pénurie d’huile et son prix sera élevé ».
La cueillette des olives revêt également une importance culturelle pour de nombreux Palestiniens. « Nous sommes physiquement enracinés dans cette terre. Il ne s’agit pas seulement de ce que nous obtenons, mais aussi de ce que nous donnons », a déclaré Al Hassan de l’UAWC. Les agriculteurs palestiniens ne sont pas seulement désemparés par la perte de revenus, ils pleurent aussi leur rôle traditionnel de gardiens de ces arbres, a-t-elle expliqué.
Traduit par : AFPS