Il est là, bien à l’heure, dans les locaux du secrétaire d’Etat à la Lutte contre la pauvreté, Jean-Marc Delizée (PS), qui l’a invité en Belgique avec la petite commune namuroise de Viroinval. Franche poignée de main. Sourires. D’Izzeldin Abueleish il émane une sorte de charme naturel. Quelque chose nous dit que cette interview n’aura rien de banal… Sa célébrité, le médecin gynécologue palestinien s’en serait bien passé. Il l’a payée à un prix exorbitant, inouï, atroce. Trois de ses filles sont mortes, presque en direct à la télévision israélienne à la veille du cessez-le-feu en janvier, quand des chars israéliens ont bombardé son appartement dans le camp de réfugiés de Jabalya.
Malgré la douleur, Izzeldin Abueleish n’élude pas le récit de cette soirée. "Je n’oublierai jamais ce 16 janvier. Notre famille était réunie, coincée dans l’appartement familial. J’étais avec sept de mes huit enfants et deux nièces. Une famille normale, avec ses rêves, heureuse d’être ensemble en dépit de l’absence d’électricité, d’eau, de gaz, en dépit de la symphonie cacophonique qui nous enveloppait, celle de bombardements israéliens incessants. J’étais fier de cajoler mes enfants adorées, moi qui suis souvent absent, en Israël pour le travail. Ce bonheur irréel ne plaisait pas à quelqu’un. Quelqu’un n’aimait pas ces soldats de la paix seulement armés d’espoir et de rêve que nous étions."
Il y eut alors deux obus de tank. "Je venais de quitter la chambre où deux de mes filles, Bisan, 21 ans, et Mayar, 15 ans, étaient attablées avec leur cousine Nour, 17 ans. Un premier obus a frappé la pièce. Je me suis précipité : je n’ai trouvé que des corps démantelés, l’un sans jambes, des traces de cervelle sur le mur." Les yeux de notre interlocuteur s’embuent, des larmes coulent. Il prend un mouchoir.
"Le premier tir ne suffisait pas. Un deuxième a frappé une autre pièce. Aya, ma troisième fille, a été tuée sur le coup. Elle avait 13 ans. Ma fille Shada, 17 ans, et sa cousine Gaïda, 12 ans, furent blessées, la seconde à l’œil. Je devais recevoir un coup de téléphone en direct de mon ami israélien journaliste sur la chaîne 10, Shlomo Eldar, ce que je faisais depuis quelques jours pour expliquer aux Israéliens l’enfer de Gaza. J’ai téléphoné moi-même, en direct pendant le journal, il m’a promis de tout faire pour que les blessées soient emmenées en Israël. Je suis sorti pour chercher du secours, j’ai dû marcher trois kilomètres pour trouver un véhicule. Grâce au ciel, les blessées ont pu être transférées en Israël. Elles vont beaucoup mieux."
Izzeldin Abueleish reprend son souffle. Il n’attend pas nos questions. "Bisan venait de décrocher son diplôme en "Business & Administration", la première à Gaza à finir ce cycle en trois ans. Depuis le décès de ma femme Nadia (emportée par une leucémie, NDLR) en septembre, elle avait pris les choses en main dans la famille. Tout le monde l’adorait. Mayar, elle, était mon seul enfant qui voulait devenir docteur ! À l’école, elle était très forte en maths, elle aidait tous ses camarades. Et puis il y a Aya. Elle voulait devenir journaliste." Izzeldin s’arrête de parler un moment. Sort de son veston une feuille de papier froissé, quelques lignes écrites en arabe. "Sa petite sœur lui a écrit ceci, après sa mort : "Où es-tu partie ? Tu éclairais notre maison. Où est cette belle fille ? Pourquoi ?" On l’aimait tant. Le jour de sa mort, elle venait d’avoir ses premières règles, elle était fière, heureuse !" De nouvelles larmes coulent.
L’armée israélienne ne s’est pas excusée. "Après un mois, ils ont dit la vérité, que c’était bien eux qui avaient bombardé l’immeuble. Deux tirs de tank, comme je l’avais dit le premier jour. Je suis sûr qu’il n’y avait aucune raison de bombarder, pas de tireur sur l’immeuble. Et puis même, un tireur se serait glissé au sommet, au sixième étage, facile à tuer, moi j’habite au second. Ils connaissaient bien la maison. Mes nombreux amis israéliens ont été choqués de l’absence d’excuses officielles. Les médias israéliens aussi."
Un tel malheur n’a pourtant pas fait basculer Izzeldin Abueleish dans la haine. "Je n’ai jamais haï personne. Je regarde vers l’avenir. Je consacre mon énergie à des domaines où je puis faire avancer les choses, c’est pourquoi je suis médecin. J’ai perdu quatre être chers, cela hantera ma mémoire toute ma vie. Mais j’ai refusé le choix des ténèbres, la haine, la dépression, l’anxiété, qui auraient affecté ma santé et nui à mes enfants. C’est comme si j’avais subi une très lourde opération chirurgicale, à cœur ouvert, qui laisserait des cicatrices énormes pour la vie. Mais je cherche plutôt à transformer cette tragédie en énergie positive : en gardant la mémoire de mes filles, tenter de faire accomplir leurs rêves par d’autres jeunes filles."
Un ange passe. Et la guerre ? "Mon histoire personnelle a ému les Israéliens. Grâce à elle, le public a pu ouvrir les yeux sur ce qui se passait à Gaza.
Je reçois un soutien énorme en Israël partout où je passe. Je travaille à l’hôpital Tel-Hashommer, près de Tel-Aviv. Des gens viennent me trouver, expriment leur sympathie. J’espère qu’ils comprennent mieux les souffrances du million et demi de Gazaouis. Ma tragédie a prouvé que cette guerre a été inutile, sauf qu’elle a creusé le fossé de haine. Je crois que la mort de mes filles et l’émoi suscité en Israël ont avancé le cessez-le-feu israélien unilatéral. Cette guerre israélienne aux moyens techniques disproportionnés n’était ni juste, ni éthique, ni morale."
Depuis longtemps, le gynécologue, qui connaît bien les Israéliens, réfléchit au conflit. C’est un réfugié. Il vient d’un village non loin de Gaza, qui s’appelait Hûj. Rasé après que ses 880 habitants en furent expulsés le 31 mai 1948. Israël a construit Sderot sur cette terre. "Mon grand-père était le "mokhtar" (sorte de maire). Il n’en reste que des tombes. Les deux camps doivent changer. Se mettre dans la peau de l’Autre. Avec honnêteté, chercher l’équité. Ce que les Israéliens ont construit pour eux, ils doivent nous le souhaiter. Qu’on partage enfin la Terre sainte."
Izzeldin Abueleish persiste et signe : à la haine, il préfère l’action pacifique. Il vient de lancer une fondation à la mémoire de ses filles. Avec beaucoup d’ambitions. "Je rencontre beaucoup d’enthousiasme ici en Belgique et en Europe. A Viroinval comme à Strasbourg. Je veux réunir ces énergies pour aider les jeunes filles qui en ont besoin ; pas seulement à Gaza, dans le monde. Éducation et santé. Éduquer les femmes c’est éduquer une nation." Un rêve, une utopie ? "Oui, comme le rêve de Martin Luther King, devenu réalité." C’est comme la paix… "On en parle depuis des décennies et pourtant sa perspective s’efface peu à peu. Pourquoi ne pas essayer la créativité ? Chercher la dignité et le respect chez l’Autre ? Il est temps que les gens dirigent leurs dirigeants ! Prennent les choses en main. Qu’ils leur disent que la paix ne s’imposera pas avec les armes, qu’un État ne peut être bâti sur la puissance militaire. Sur la peur. Que les Israéliens nous parlent de leurs peurs au lieu de nous blâmer et nous menacer. Qu’ils s’analysent au plus profond d’eux-mêmes. Qu’ils voient qu’un peuple, les Palestiniens, se bat pour ses droits. Que nous ne sommes pas contre eux mais contre leurs actions, leur comportement. Des deux côtés, il faut pousser les chefs à être courageux."
Un prêche. Une harangue. Et une conviction vibrante que le malheur le plus vif n’a pas affectée. Une leçon. Et un mot pour Viroinval, ce petit village du Namurois qui l’a invité. "Des rencontres passionnantes, la taille ne compte pas, vous savez." Puis aussi un souvenir, à Strasbourg, au Parlement européen, mardi. "J’y ai trouvé beaucoup d’humanité. J’ai rencontré le président Hans-Gert Pöttering, il a pleuré." L’Allemand a d’ailleurs déclaré qu’il s’agissait d’"un des moments les plus forts" de sa carrière de parlementaire… Impossible d’en douter. Au fait, Abueleish peut se traduire ainsi : "père de la vie". Un nom qu’Izzeldin porte bien.