« La 1559 » : c’est ainsi qu’on la surnomme. Nul besoin de préciser qu’il s’agit d’une résolution adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU, le 2 septembre dernier : on ne trouvera personne, de Beyrouth à Damas, qui en ignore l’existence ou le contenu. « La 1559 » est dans toutes les bouches, s’étale dans tous les médias, bruisse dans tous les couloirs du Sérail [1]. Sa seule évocation provoque des rugissements d’indignation ou des lamentations inquiètes. On lui doit la plus grosse manifestation, téléguidée, jamais organisée dans la capitale libanaise depuis plusieurs décenies. Et, selon toute vraisemblance, la tentative d’assassinat d’un ministre libanais respecté de tous, suivie de la démission, forcée, d’un Premier ministre.
Pourquoi cette onde de choc ? Qu’y a-t-il dans cette fameuse 1559 ? Principalement, une remise en cause directe de la tutelle syrienne au Liban. Entraînant derrière eux toute la communauté internationale, les Etats-Unis et la France, les deux parrains de la résolution, ont fait le choix de rompre de facto avec un statu quo qui perdure depuis vingt-huit ans. Il s’agit donc bien d’un tournant internationalisant le « dossier libanais ». La résolution soutient « vigoureusement l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance politique » du Liban. Puis, elle demande « instamment le retrait des troupes militaires étrangères » ainsi que le désarmement et la dissolution de « toutes les milices libanaises et non libanaises ». Un langage diplomatique pour désigner la Syrie, seule force étrangère alignant entre 15.000 et 20.000 soldats dans le pays du Cèdre, depuis le retrait d’Israël du Sud-Liban en mai 2000. Les autres cibles, toutes deux « islamiques », le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien, sont étroitement liées à la Syrie, et nul n’ignore que seule Damas a les moyens de les réduire au silence. Pour enfoncer le clou, le Conseil de sécurité conclut par un appel au respect d’un « processus électoral libre et régulier en dehors de toute interférence ou influence étrangère », dans la perspective de l’élection présidentielle libanaise.
Il n’est pas question encore ni de date butoir ni de sanctions internationales, mais la mécanique onusienne est bel et bien en route. Alors que le vote de « la 1559 » avait été acquis de justesse en septembre dernier [2],la déclaration du 19 octobre a été adoptée, elle, à l’unanimité : les 15 membres du Conseil de sécurité, y compris la Russie et l’Algérie pourtant si réticentes, ont voté comme un seul homme. Chargé, en personne, de veiller à son application, Kofi Annan dispose de six mois - jusqu’au 19 avril 2005 - pour dire ce qu’il conviendra de faire si la résolution n’est pas respectée.
La Syrie dans la ligne de mire américaine
Pourquoi cet emballement ? Les réponses ne sont pas forcément là où on les attend. Officiellement, la 1559 concerne le Liban mais, en fait, elle ne s’adresse qu’à la Syrie qui, elle, n’est jamais nommée. Elle a pour objet déclaré l’ingérence syrienne au Liban, mais l’arbre cache bien mal la forêt. Son enjeu ne tient, en effet, pas à son contenu, mais à son calendrier, lui-même entièrement dicté par le contexte régional.
Les Etats-Unis, chacun le sait au Proche-Orient, se moquent de ce petit pays compliqué et dépourvu de toute ressource énergétique qu’est le Liban. En quinze ans de guerre civile, ils n’ont jamais levé le moindre petit doigt pour mettre fin à un chaos dégénératif qui menaçait pourtant la stabilité de toute la région. Mais les temps ont changé. Le projet impérial de remodeler un « nouveau Moyen-Orient » et, plus encore, l’occupation de l’Irak où les troupes américaines se trouvent tous les jours plus embourbées, ont entièrement changé la donne. Le criant déficit démocratique prévalant en Syrie ou au Liban n’a jamais été en cause. Pas plus d’ailleurs que le régime autoritaire baasiste qui tient le pays d’une main de fer héréditaire depuis 1963, et dont les Etats-Unis se sont toujours parfaitement accommodés. La Syrie est devenue une cible directe en raison de ses 620 km de frontière commune et poreuse avec l’Irak occupé. Les deux pays ont plusieurs grandes tribus sunnites en commun et des liens ancestraux. En deux ans, des milliers de combattants arabes sont passés par Damas pour rejoindre les résistances anti-américaines à Fallouja et dans le « triangle sunnite ».
L’administration Bush exige donc, a minima, une coopération sécuritaire étroite avec Damas pour contrôler cette frontière et empêcher toute infiltration.
La vraie question demeure de savoir si elle s’en contentera.
Elle ne semble, pour le moment, pas en prendre le chemin. Dès les « exigences » américaines connues, le régime syrien s’était pourtant empressé de multiplier les gestes de « bonne volonté » [3] : déploiement de 12 000 soldats pour sécuriser sa frontière irakienne et acceptation de patrouilles communes. Même les personnalités civiles irakiennes « amies » repliées en territoire syrien ont été priées de le quitter ; quant aux organisations palestiniennnes « radicales » compromettantes, elles ont été invitées à déménager de Damas... Autant de gestes manifestement jugés insuffisants par les Etats-Unis. On prête à David Satterfield, haut responsable du Département d’Etat, comme le rapporte Le Monde [4], d’avoir tenu, durant l’été 2004, à Bachar el-Assad ces propos menaçants : « à nos yeux, vous n’avez que deux options : être Kadhafi ou Saddam Hussein ». En clair, se soumettre ou se suicider politiquement.
Le bras de fer contre la Syrie est donc bien antérieur à la résolution 1559. De fait, depuis mars 2003, deux courants s’opposent au sein de l’administration américaine : l’un préconise de déclencher une crise militaire pour renverser purement et simplement le régime syrien et le remplacer par une direction politique toute acquise aux Etats-Unis. Cette option, qui avait les faveurs des grands groupes de pression pro-israéliens à Washington et de Paul Wolfowitz au Pentagone, avait été évoquée par Donald Rumsfeld, dès le 28 mars 2003, dans l’euphorie de l’invasion américaine de l’Irak, soit une semaine à peine après son déclenchement. Mais, depuis, les Marines sont embourbés dans les tâches d’administration et d’occupation et la résistance irakienne a calmé sérieusement les ardeurs impériales.
L’autre courant favorable à une guerre « de basse intensité » souhaite isoler la Syrie et à la priver de toute capacité d’action ou d’influence dans la région. Cette mise en quarantaine, assortie de sanctions, est une idée ancienne, mise à l’ordre du jour dès le 11 septembre 2001. Dès cette époque, la Syrie, jusqu’alors régulièrement maintenue sur la liste des Etats réputés complices d’activités terroristes, gagne du galon : elle se voit désormais qualifiée de source d’aide au « terrorisme international ». Donc islamiste. Or, de notorité publique, Damas pourchasse impitoyablement et avec succès toute expression salafiste et jihadiste internationaliste sur son territoire. Qu’à cela ne tienne. Le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien [5] feront l’affaire. « Travaillés » par leur allié israélien, qui en ont fait une priorité stratégique, les Etats-Unis ont fini par se laisser convaincre de l’utilité de diaboliser le Hezbollah et le Hamas comme pièces maîtresses sur l’échiquer du « terrorisme mondial ». Que la commission sénatoriale d’enquête sur le 11 Septembre, ait conclu à l’absence totale de preuves concernant d’éventuels liens entre le Hezbollah et al-Qaïda n’y changera rien. Que les islamistes du Hezbollah et du Hamas aient toujours circonscrit leur action à leur propre territoire dans le cadre strict de la résistance contre l’occupation israélienne n’a pas davantage d’importance.
D’Etat accusé de soutenir le « terrorisme international », la Syrie devient, de surcroît et à partir de juillet 2003, un « Etat voyou » développant des programmes d’armes de destruction massive. Ces accusations graves portées par le sous-secrétaire d’Etat, John Bolton, avaient pourtant été jugées excessives par le département d’Etat lui-même et la publication du rapport avait été ajournée. Mais les fuites du New York Times du 22 juillet 2003 sur le développement supposé d’armes chimiques et biologiques syriennes relancent l’affaire, contraignant Bolton à rendre public son rapport. Dès lors, les conditions sont réunies pour passer aux sanctions. Les premières sont votées par le Congrès en novembre 2003 [6]. Par sa résolution dite Syria Accountability Act, l’organe législatif autorise le président à passer à l’acte. George Bush mettra six mois à se décider. Le 11 mai 2004, les sanctions économiques contre la Syrie tombent officiellement : annulation des commu- nications aériennes, blocage des importations, menaces de bloquer les avoirs de personnalités du régime... Le même mois, les pressions américaines exercées sur l’Europe aboutissent à l’intégration par l’Union d’une clause, inédite, dans ses propres accords d’association, conditionnant leur ratification à l’abandon par les Syriens de tout programme d’armes de destruction massive [7].
La résolution 1559 s’inscrit dans ce calendrier et ce contexte. Et tout porte à croire qu’elle n’est qu’une étape.
Le tournant de la France ?
Pourquoi diable la France risque-t-elle sa crédibilité dans le monde arabe en s’associant à la mise en demeure américaine, alors que, de toute évidence, elle ne partage pas les mêmes objectifs que son allié de circonstance ? D’aucuns rapportent l’histoire d’une confiance trahie. Mais la thèse du coup de sang de Jacques Chirac, exaspéré par le double jeu incessant et les promesses non tenues d’ouverture politique et de réforme économique de son jeune « protégé » Bachar el-Assad, semble un peu courte. Le gros contrat gazier de 750 millions de dollars guigné par le groupe Total et attribué en présélection par Damas à un conglomérat anglo-américain, en avril dernier, ou encore l’échec retentissant de la conférence de Paris II [8] ont certainement joué au moins autant que les critiques de corruption ou d’« autisme ». Mais ce qui semble avoir fait déborder le vase est le lâchage par Damas du Premier ministre libanais Rafic Hariri, ami personnel de M. Chirac, poussé à la démission en octobre dernier, après l’affaire du viol de la Constitution libanaise.
Moins qu’un tournant politique, le parrainage français n’est qu’un avertissement sérieux à la Syrie. C’est une fin en soi, non une étape. Prenant acte de la domination américaine au Proche-Orient, la France poursuit ses objectifs propres : la préservation de la seule assise régionale qui lui reste, le Liban. Mais dans ce jeu risqué dont elle ne maîtrise pas toutes les cartes, elle pourrait se retrouver entraînée dans des enchaînements désastreux.
La fuite en avant de la Syrie
Aussitôt rejetée par Damas et son gouvernement d’affidés à Beyrouth comme une insupportable « ingérence dans leurs affaires intérieures », l’injonction du Conseil de sécurité a produit l’effet inverse de celui escompté. Le lendemain, sous sommation syrienne, le Parlement libanais adoptait précipitamment un amendement à la Constitution prolongeant de trois ans le mandat du Président Emile Lahoud, un général entièrement acquis à la Syrie et son « obligé » depuis son élection en 1998. En un tournemain, le pays est privé de sa présidentielle, prévue en novembre 2004, sans avoir son mot à dire.
La Syrie contrôle toute la classe politique libanaise, ce n’est un secret pour personne. Par la menace ou la corruption, elle exerce une ingérence pesante sur les affaires internes, jusque y compris la nomination des plus petits fonctionnaires. Reste à comprendre cette fuite en avant incompréhensible. Pourquoi avoir provoqué le viol de la Constitution alors que tous les candidats à la présidentielle lui auraient assuré leur soutien habituel ?
De plus en plus isolé, gagné par la peur, le pouvoir syrien est convaincu depuis la chute de Bagdad, vécue comme un séisme, qu’il est le prochain sur la liste. Il est persuadé que la présence américaine en Irak vise à achever l’encerclement de l’ensemble Syrie-Liban-Palestine, amorcé par le partenariat stratégique conclu entre la Turquie et Israël, sous l’égide des Etats-Unis. Mais, si la Syrie est prête à tout lâcher sur le « dossier Irak » en multipliant les actes de coopération sécuritaire pour rassurer les Etats-Unis, elle est aussi capable de tout pour préserver son « pré-carré » libanais. Pourquoi ?
L’enjeu est d’abord économique. Le pays du Cèdre représente une véritable manne. On estime à près d’un million le nombre de travailleurs syriens installés au Liban ou s’y rendant quotidiennement. Ces devises permettent d’alléger la pression sociale qui deviendrait, sinon, rapidement dangereuse pour le régime d’el-Assad. Les mafias syriennes, redoutablement organisées et de mèche avec les moukhabarat (police politique syrienne) comme avec la majorité des politiciens libanais, sont également bien utiles pour renflouer les caisses vides de l’Etat.
Exsangue, l’économie syrienne est difficilement réformable tant elle est informelle, de bric et de broc. Depuis 2003, elle accuse des pertes de plusieurs centaines de millions de dollars par an depuis que le pétrole irakien, transitant sous Saddam Hussein par le territoire syrien, a été détourné par les Américains.
L’enjeu est aussi politique. Depuis l’occupation américaine de l’Irak et avec le blocage total des négociations israélo-arabes, le rôle de la Syrie est devenu négligeable. « Il est vrai que le Liban n’est pas le Koweit et qu’il ne regorge pas de ressources naturelles propres à attiser les convoitises. Mais, sans même parler des vieilles visions pansyriennes réfutant obtinément le fait libanais ; sans parler de fructueux trafics (...) des deux côtés de la frontière, il est clair que, par sa mainmise sur le Liban, la Syrie s’est assuré une stature régionale : un poids stratégique que ne pouvait en aucun cas lui conférer le rapport de forces militaires avec l’ennemi israélien. Un butin comme celui-là, cela vaut bien quelques puits de pétrole » [9].
Vers un renouveau libanais ?
« C’est moi ou le chaos » : cette antienne qui vire au leitmotiv, vaut toutes les explications. La Syrie a beau jeu de rappeler que ses troupes sont entrées au pays du Cèdre en 1976, avec un large aval régional et international, ou d’invoquer les accords de Taëf, en 1989, qui y pérennisent et y légalisent sa présence. Mais, surtout, que sans son intervention « pacificatrice » et musclée, jamais le Liban, ravagé et profondément divisé, n’aurait réussi à mettre fin à quinze ans de guerre civile. Et cela, dans un contexte où la communauté internationale s’en lavait les mains. La dette n’est pas mince et nul n’est censé l’ignorer, en particulier depuis la signature, le 22 mai 1991, du « Traité de fraternité et de coopération » qui scelle le sort du Liban sur celui de la Syrie. Cette hantise du « chaos »
– un des termes les plus usités dans le lexique libanais pour signifier la reprise des combats inter-communautaires et inter-confessionnels - plane toujours sur le pays. Le fait que le gouvernement libanais ait cru bon de brandir, une fois de plus, la menace de la « désintégration » (sic) du Liban en cas de retrait des troupes syriennes, pour justifier son rejet de « la 1559 », en dit long sur l’état d’esprit d’une classe politique inchangée depuis quinze ans et dont le statu quo - perpétué par Damas - sert directement ses intérêts.
Mais le « c’est moi ou le chaos » peut tout aussi bien se transformer, si nécessaire, en « c’est moi et le chaos » : à chaque fois que le régime syrien s’est senti « menacé », dès la moindre contestation libanaise contre sa pesante mainmise, il n’a jamais hésité à endosser l’habit du pyromane criminel pour justifier celui, officiel, de sauveur-pompier.
Marwan Hamadé devait mourir. L’attentat à la voiture piégée ne devait lui laisser aucune chance, ce 1er octobre. Le hasard a voulu qu’il s’en sorte miraculeusement. « C’est l’attentat le moins mystérieux de tous les temps. Chacun sait qui l’a ordonné et pourquoi » [10]. Député modéré, proche ami de Walid Joumblatt, le chef incontesté de la minorité druze, Marwan Hamadé était l’un des quatre ministres libanais à avoir démissionné, le 6 septembre, pour protester contre le dernier coup de force syrien : le viol de la Constitution libanaise et la prorogation à la présidence du général Lahoud. Le message a été reçu cinq sur cinq. Mais pointer publiquement un doigt accusateur vers la Syrie est dangereux. Tout le monde connaît le commanditaire mais se tait. C’est un fait : la peur règne dans les salons politiques de Beyrouth. Les agents des moukhabarates, disséminés partout, veillent au grain.
Reste que pour la première fois depuis la fin de la guerre civile, une opposition commence à se dessiner, menée par le patriarche maronite Nasrallah Sfeir mais surtout par Walid Joumblatt, qui a pris la tête de la grogne contre Damas. Son mouvement, le Parti socialiste progressiste, est à l’initiative d’une nouvelle formation : Kornet Chehwan (KC). Minoritaire, hier, le KC a gagné une identité et une nouvelle légitimité en livrant une bataille âpre contre l’amendement de la Constitution, jugé « illégal ». Il est désormais reconnu comme courant politique d’opposition à part entière, et le gouvernement négocie avec lui.
Son programme affirme vouloir œuvrer sur des thèmes, totalement inédits au Liban, tels que le rétablissement de la démocratie et des libertés ; le respect des droits humains ; la lutte contre le gaspillage et la corruption. Et un de ses axes majeurs est d’obtenir le réajustement des relations syro-libanaises.
Il est grand temps, quatorze ans après la cessation de l’état de guerre, que le pays se gouverne par lui-même, disent ses membres. Mais sans esprit de confrontation avec la Syrie. Réalisme oblige.
Pour l’instant, aucun politicien libanais d’importance, pas même Joumblatt, désormais menacé, n’ose encore réclamer ouvertement le départ des soldats syriens. Mais les choses cheminent. La manifestation monstre - plus de 300 000 personnes - entièrement « fabriquée » par le gouvernement et les partis pro-syriens, le 30 novembre dernier, en est une nouvelle preuve.
Deux inconnues de taille, liées, demeurent : jusqu’où peut aller la Syrie au Liban et quelles sont les intentions véritables des Etats-Unis dans la région ?
Claire Moucharafieh