“ C’est dans la région méditerranéenne du Sud et de l’Est que se pose avec la plus grande acuité le problème de la disponibilité
en eau. Ainsi, depuis très longtemps, les pays méditerranéens ont mis en oeuvre des techniques de mobilisation de cette ressource
ce qui a permis de limiter la pauvreté réelle, à la différence de nombre pays d’Afrique subsaharienne qui ont souvent
davantage de ressources mais qui manquent d’infrastructures hydrauliques.
Ce problème de la disponibilité en eau existe depuis très longtemps en Méditerranée et au ProcheOrient.
A tel point que, lorsque
l’on regarde dans les religions abrahamiques, dans l’ordre chronologique de leurs apparitions – le judaïsme, le christianisme et
l’islam –, il est fait référence très souvent à l’eau parce qu’elle manque. Il y a aussi des références profanes qui montrent à quel
point l’eau est depuis très longtemps dans cette région un réel problème. Quand on parle de l’Egypte comme « don du Nil », c’est
bien la preuve que l’on insiste sur le fait que là où il y a l’eau, il y a les hommes. Et comme nous sommes dans une région où elle
rare, on insiste sur cette caractéristique.
Le fait que l’eau soit rare depuis très longtemps donne lieu à beaucoup de commentaires. Le message qu’il faudrait notamment
retenir est que l’eau en tant que ressource rare a poussé les hommes depuis très longtemps à s’organiser. Tout se passe comme
si le stress hydrique avait conduit les communautés humaines à s’organiser et à développer une sorte d’ingénierie technique et
sociale autour de la question de l’eau. Le Proche-Orient
et la Méditerranée du Sud en sont un bel exemple. Au point que si l’on
prend quelques références littéraires, on se rend compte que par exemple en persan, le mot civilisation « äbadan » vient de « äb
» qui signifie l’eau. Ainsi, là où il y a l’eau, il y a la civilisation. L’eau, dans ces régions où elle manque, a été un facteur de civilisation
parce qu’elle pousse les hommes à s’organiser pour lutter contre l’aridité, la sécheresse, mais aussi contre les inondations et
les crues, comme en Mésopotamie par exemple. Il y a à la fois une aridité à gérer et un trop plein à endiguer pendant certaines
périodes. Ce qui fait qu’aujourd’hui cette région est celle qui retient le plus les eaux de surface dans les barrages. En effet, 80 %
des eaux de surface des pays d’Afrique du Nord et du MoyenOrient
se trouvent retenues dans des barrages, alors que la
moyenne internationale se situe autour de 10 %.
Ceci n’est pas nouveau tant cette région se distingue vraiment par l’ingénierie hydraulique mise en oeuvre. Plus que cela, l’eau est
sans doute au coeur des premières expériences politiques. Dès la révolution du néolithique, les hommes se sont organisés pour
la gérer. On parle même de « civilisation hydraulique arabe » entre le IXe et le XIIe siècle, car les Arabes ont inventé des techniques
de mobilisation dont on peut encore voir aujourd’hui de beaux ouvrages. Ainsi on peut dire que l’eau civilise et que l’eau
est perçue, depuis longtemps, comme un bien commun.
Or, c’est en même temps dans cette région que se pose aujourd’hui la question des « guerres de l’eau », la fameuse expression
qui a fait florès mais qui me laisse, pour ma part, un peu sceptique. On évoque en particulier les « guerres de l’eau » dans cette
région du Proche-Orient.
Il y a bien des évènements qui se sont produits au XXe siècle et qui compliquent la géopolitique de l’eau dans cette région. Un
premier facteur, commun à l’Asie et à l’Afrique, est le facteur démographique. A partir de la deuxième moitié du XXe siècle, cette
région du Proche-Orient
et de la Méditerranée du Sud s’est trouvée en pleine transition démographique. Dans cette région, la
population est ainsi de plus en plus importante et il faut la satisfaire, non seulement en eau potable mais aussi du point de vue
alimentaire. Sous ces climats là,
les usages de l’eau sont à 80 % agricoles. Aussi, quand on parle d’économie de l’eau, c’est peut-être
là-dessus
qu’il faut jouer en sachant quand même que l’agriculture est un facteur important de l’alimentation, mais aussi de
développement social, ce qui oblige donc à ne pas la négliger, en particulier l’agriculture irriguée.
Le deuxième facteur au XXe siècle, qui tend à accroître le risque de guerre de l’eau, c’est la compartimentation de ce Proche-Orient,
notamment après la dislocation de l’Empire ottoman et l’apparition de nouvelles frontières. Ces frontières ont été dessinées
sans forcément prendre en compte le parcours des fleuves, encore moins la réalité des nappes souterraines. Ainsi,
aujourd’hui, beaucoup de bassins versants se trouvent partagés par des Etats, qui plus est par des Etats qui ont des relations difficiles
entre eux. A cela il faut ajouter un facteur émergent qui va se confirmer ou non, le facteur climatique. A propos de la
Méditerranée, il y a un relatif consensus sur le fait qu’au Sud et à l’Est notamment, il y aura moins de précipitations tandis que
celles-ci
seront de plus en plus irrégulières, d’où l’importance de construire des barrages pour retenir l’eau.
On est donc confronté à une situation qui introduit de la tension sur la ressource. Pour autant, faut-il
parler de « guerres de l’eau » ?
Certains commentateurs insistent sur cette notion tandis que d’autres convoquent l’histoire pour constater qu’il y a eu très
peu de guerres de l’eau et que la coopération a pris le relais des tensions. Contre cet argument, on pourrait à notre tour dire que
ce n’est pas parce que l’histoire a montré le peu de propension aux guerres de l’eau qu’il ne pourrait pas s’en produire à l’avenir
étant donné le caractère inédit de certains facteurs, en particulier l’augmentation de la population. On le voit bien on peut
construire et déconstruire ce discours sur les « guerres de l’eau ». Pour ma part, je préférais plutôt évoquer les « violences
hydrauliques », le terme violence étant employé dans le sens évoqué par le philosophe, Johan Galtung, qui montre qu’il y a de la
violence dès lors qu’un acteur prive un autre acteur d’un niveau de bienêtre
qui devrait être le sien en l’absence de rapports de
force. Et je crois que nous sommes dans ce cas-là.
Il y a bien des violences hydrauliques au Proche-Orient
et
non pas une guerre
dans
le sens où certains acteurs étatiques imposent à d’autres des allocations défavorables en eau qui les empêchent de satisfaire
leurs besoins et d’atteindre ainsi des niveaux de vie qui devraient être les leurs en l’absence de contraintes.
La Guerre des Six Jours en 1967 au Proche-Orient,
qui est souvent présentée comme l’exemple même de la guerre de l’eau, a fait
intervenir bien d’autres facteurs que le facteur hydropolitique.
Or dire qu’il y a une guerre de l’eau, cela reviendrait à dire que
le facteur hydraulique serait le facteur déclencheur de la guerre.
Pendant cette guerre de 1967, l’eau a donc bien été au coeur des
enjeux mais ce n’était pas à proprement parler une guerre de l’eau.
Les événements au Sud Liban
au début de la décennie sont assez exemplaires de ces violences hydrauliques nées de rapports de
force déséquilibrés. De part et d’autre de la frontière, les réalités agricoles sont contrastées : d’un côté, la plaine de Marjayoun,
qui était occupée par Israël jusqu’en mai 2000, demeure marginalisée tandis que du côté israélien le village de Métoula a fait
émerger une agriculture irriguée très performante. En septembre 2002, les commentateurs y sont allés de leurs couplets sur la
guerre de l’eau qui allait se produire entre Israël et le Liban parce que les Libanais voulaient mettre en valeur cette plaine de
Marjayoun qui a des sols très profonds, très riches et très productifs. Le Liban voulait, par ailleurs, approvisionner en eau potable
quelques villages du Sud Liban, mais le problème était que le pompage de l’eau devait se faire dans une source, la source de
Wazzani. Il s’agit d’une source d’eau très intéressante car elle est très pure et surtout elle s’écoule toute l’année, à la différence
de nombreuses rivières de la région. Après une quasi déclaration de guerre par Israël, on est arrivé à une sorte d’accord très défavorable
pour le Liban, puisque seule la partie « eau potable » a été retenue. Or, l’eau potable dans le projet initial ne représentait
rien par rapport au pompage prévu, puisque la plus grande partie devait être dévolue à l’agriculture. Les Libanais ont célébré cela
comme une victoire, puisqu’ils ont pu monter leur pompe, mais il s’agissait en fait d’une défaite : Israël, en faisant jouer le rapport
de force qui reste à son avantage, a réussi à empêcher la partie essentielle du projet, à savoir la valorisation par l’irrigation
de cette plaine du Sud Liban.
Un autre territoire montre qu’il y a bien des violences hydrauliques au ProcheOrient
: c’est le Bassin du Nil où l’on a une violence
hydraulique exercée par les pays en aval, à savoir l’Egypte et le Soudan dans une moindre mesure. En effet, par un accord de 1959,
ces deux pays se sont arrogés le quasicontrôle
des eaux du Nil alors même que le débit du Nil se forme, pour l’essentiel, en
Ethiopie. Il y a donc une violence hydraulique du fait du rapport de force qui, d’ailleurs, peut évoluer. Autre exemple de violence
hydraulique dans la région : la Mésopotamie. Dans ce cas c’est le pays en amont, la Turquie, qui a exercé et qui pourrait exercer
de fait une violence hydraulique à l’encontre des pays en aval que sont la Syrie et l’Irak. Parce que l’Euphrate se forme à 98 % en
Turquie, la Turquie est donc grand château d’eau, avec les chaînes du Pontique et le Taurus, sans compter que 50% du débit du
Tigre se forment en Turquie. Les deux pays arabes en aval, la Syrie et l’Irak, se trouvent placés dans une inconfortable position
de dépendance à l’égard de la Turquie.
Depuis les années 80, la Turquie tente de développer pour des raisons économiques, sociales et géopolitiques le Sud-Est
anatolien,
et accompagne ce développement de constructions de barrages. Cet objectif de développement n’est pas sans restreindre
le débit en aval. De fait, la Turquie, par le rapport de force qui est à son avantage, a un peu la main sur cette question de
l’Euphrate et du Tigre. Mais les choses peuvent changer, tout dépend du contexte diplomatique : aujourd’hui, alors que la
Turquie modifie beaucoup sa politique étrangère et développe des relations nouvelles avec la Syrie, on voit que cette question
de l’eau est moins un obstacle. Il n’y a donc pas de fatalité à tout cela.
Le dernier exemple où les choses paraissent graves, sans pour autant qu’il y ait une fatalité à cela, est l’exemple israélo-palestinien.
Nous avons dans ce cas une violence hydraulique exercée par le pays en aval, Israël, au détriment des Palestiniens de
Cisjordanie. Celle-ci
a cet avantage naturel d’être une zone de petites montagnes, donc de petits châteaux d’eau à l’aune régionale
bien sûr. Autre avantage de la Cisjordanie : son sous-sol
permet de retenir ses eaux par la formation de nappes phréatiques
qui sont abondantes. Il existe donc un potentiel en eau très intéressant en Cisjordanie. Et pourtant les Palestiniens subissent une
violence hydraulique puisque leur consommation est très en-deçà
des normes de l’OMS. En outre, l’irrigation, qui est très importante
pour une société plutôt rurale, est particulièrement contrainte. On peut comparer ce pays à des pays avec le même type
de climat. Le résultat est frappant : alors qu’au Liban et en Israël 45 à 50 % de la surface agricole se trouvent irrigués, en
Cisjordanie on est à 78
%. Il y a donc une contrainte notable sur l’irrigation. Ce sont des niveaux en deçà de ce qu’ils devraient
être, ce qui constitue une contrainte sociale et économique.
Dès 1967, Israël a mis en place un certain nombre de mesures renforcées, dans les années 1970, la mesure la plus contraignante du
point de vue de la ressource étant les quotas d’irrigation pour les agriculteurs palestiniens, d’où les 10% que l’on atteint à peine (le
chiffre est même inférieur en Cisjordanie). La situation est très inquiétante dans cette région. Les Accords d’Oslo qui étaient des
accords provisoires devant permettre d’aboutir à un compromis définitif n’ont rien changé. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à une
situation où le partage déséquilibré de la ressource a été consacré par ces accords. 80 % de l’eau de Cisjordanie sont ainsi utilisés par
Israël et les 20 % restants vont vers les Territoires palestiniens alors que les eaux de Cisjordanie se forment à 75 % dans le territoire de
Cisjordanie. Il y a donc un fort déséquilibre entre la ressource palestinienne et la réalité des consommations.
On le voit bien, il n’y a pas besoin de guerre de l’eau. Le simple rapport de force suffit pour permettre certaines « hydrohégémonies
». La position géographique n’a aucune importance que l’on soit un pays amont ou aval : à partir du moment où le rapport
de force militaire est à son avantage, cela suffit. Ces clés de lecture sont exportables à d’autres régions du monde.
Il n’y a pour autant pas de fatalité à ces violences hydrauliques. La coopération, c’est-à-dire
le fait de vivre l’eau comme un bien
commun, est une possibilité réelle. D’autres régions du monde montrent que la coopération hydraulique, dès lors qu’il y a une
volonté politique, peut être au rendez-vous.
La Syrie a récemment connu une sécheresse. On en parle très peu ce qui est très
curieux voire gravissime car aujourd’hui le Programme alimentaire mondial est présent en Syrie. Or la Turquie a libéré de l’eau
récemment pour permettre à l’Euphrate de retrouver un certain débit. Pourquoi ? Parce que tout simplement les relations entre
la Syrie et la Turquie s’améliorent. Ainsi, ce qui permet avant tout de sortir des violences hydrauliques, c’est l’état des relations
diplomatiques entre les pays. Quand les relations politiques sont bonnes ou en voie de normalisation, on peut sortir de la violence
hydraulique. Même dans le conflit israélopalestinien,
il n’y a pas de fatalité à cette mauvaise répartition de l’eau entre
Palestiniens et Israéliens dès lors qu’un processus politique juste et durable sera mis en oeuvre et achevé. A condition qu’il y ait
une volonté politique de se sortir des violences hydrauliques, il existe toute une batterie de mesures, notamment en ce qui
concerne la politique de l’offre, c’est-à-dire
les grands ouvrages. Pour autant, il ne faut pas fonder trop d’espoirs sur ces politiques
de l’offre car on est déjà presque au maximum de la mobilisation, même si le dessalement offre des perspectives intéressantes.
Par contre, les coopérations dans cette région offrent beaucoup de marges de manoeuvre, notamment en matière de gestion
de la demande qui mobilise des instruments techniques, sociaux, économiques, politiques déjà bien connus. Au Proche-Orient,
il existe des gisements d’eau inexploités. Ou plutôt, il y a un gisement d’eau qu’il faut conquérir, c’est l’économie d’eau
que tous ces instruments permettent de promouvoir. ”