Alors que l’Egypte semblait figée, comme tant d’autres pays du Moyen-Orient mais plus encore par la place qu’occupe cette nation dans le monde arabe, dans un modèle définitif de pouvoir et de développement où ni la liberté ni la prospérité n’étaient apportées, la possibilité d’un changement pacifique et populaire a été prouvée. Les Egyptiens se sont donnés un avenir alors qu’ils ne devaient attendre jusque-là de changement que des décisions de palais et du bon vouloir d’Hosni Moubarak. Les deux ou trois millions de personnes qui ont participé au mouvement ont montré qu’un tel système était faillible et qu’il finissait même par être dangereux pour ceux qui l’incarnaient dans leur nom. La personnalisation des dictatures du Moyen-Orient, de Ben Ali à Moubarak, de Bouteflika à Bachar el-Assad, du souverain de Jordanie à celui du Maroc, s’est transformée soudain en une faiblesse définitive puisqu’elle concentre sur le leader tout le rejet d’un peuple à l’encontre d’un régime. Le départ de Ben Ali puis celui de Moubarak étaient devenus l’un des buts premiers des manifestants, une revendication déclinée en de multiples slogans dont le plus fameux, « Dégage ! ». Et rien n’indique que ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte va s’arrêter. Les dictateurs locaux, les souverains autoritaires, les régimes répressifs bâtis ou non sur des simulacres d’élection, ont des soucis à se faire. Y compris du côté des dictatures islamistes d’Iran et de Gaza.
On l’a vu, l’une des clefs des deux premières révolutions du XXIe siècle a résidé dans le rôle de l’armée dont la neutralité a protégé le mouvement que ses chefs ont considéré comme légitime. C’est une évolution considérable puisque ces pays, dès leur naissance comme Etat-nations indépendants dans le second XXe siècle, se sont appuyés sur une institution militaire demeurée au fondement du régime, les leaders étant généralement issus de ses rangs. Le fait même que l’armée, en Tunisie et en Egypte, ait considéré que son intérêt était celui du changement politique est un événement en soi. Dans les deux pays, les pressions américaines se sont certes exercées sur les chefs militaires pour les inciter à ce choix, en tout cas pour les décourager de basculer dans la répression en sauvant des régimes en perdition. L’armée, souvent crainte bien qu’à un niveau moindre que la police, a démontré sa capacité à éviter le pire, à refuser le bain de sang comme on aurait pu s’y attendre. L’initiative de la révolution n’est pas venue cependant d’elle, comme au Portugal en 1974 lors de la « révolution des œillets ». Mais sa contribution majeure au progrès démocratique doit être signalée. En Egypte, on observera si, à l’issue des élections libres et de l’instauration d’un nouveau régime, elle acceptera de reprendre le chemin des casernes.
Les pressions américaines n’auraient pu s’exercer si le monde militaire était resté indifférent aux évolutions qui s’exprimaient, ou s’il avait décidé de les briser. L’importance des manifestations, la détermination des manifestants, ont pesé dans ce choix de l’armée de ne pas stopper le mouvement, et dès lors de l’accompagner, de l’amplifier en conséquence. Les militaires égyptiens ne pouvaient ignorer le rejet quasi-unanime du pouvoir et du nom de Moubarak. Ils ont compris que l’on ne peut durablement fonder un régime, même très autoritaire, sur un système de terreur, de violence et de corruption comme ceux qui régnèrent, certes différemment, en Tunisie et en Egypte. La manière dont les millions de protestataires, dans la rue, sur Internet ou simplement dans les têtes, ont défié des pouvoirs si structurés et si puissants, détenteurs de l‘usage de la force la plus élevée, a fait réfléchir, incontestablement. Le passage de la peur, d’un camp à l’autre, avait de quoi impressionner. Elle était désormais auprès de dirigeants tout-puissants tentant pathétiquement de sauver un pouvoir qui n’existait déjà plus. Elle ne dominait soudain plus les sociétés habituées pourtant à subir la répression ordinaire de toute dissidence individuelle et collective. Le rejet par tous les moyens - y compris par des actes désespérés d’immolation -, d’un tel système où se conjuguaient la persécution politique et la soumission économique, signifiait bien le début de l’espoir. La volonté de vivre libre dans un pays libre était plus forte que tout. Devant une telle détermination, l’inquiétude s’est rapidement fait sentir dans les rouages de l’Etat et au sommet du pouvoir.
Il faudra comprendre comment, dans des sociétés maintenues dans un tel état de soumission intellectuelle et matérielle, l’idée de liberté s’est développée, et sur quelles bases, par quels processus d’acculturation, et notamment chez les jeunes qui ont été le fer de lance du mouvement. L’expérience de la liberté dans le monde de l’Internet a joué certainement. Mais c’est un événement remarquable, et un choc pour l’Occident, de découvrir que des peuples assimilés classiquement aux régimes qui les écrasaient pouvaient décider de leur destin, affirmer leur indépendance, dire leur fierté. L’opinion moyenne de notre diplomatie, en France particulièrement, était fondée sur l’ignorance des évolutions sociales et intellectuelles des nations du Moyen-Orient, et sur la conception qu’un régime légal, même oppressif, demeurait toujours plus légitime, plus prévisible et recherché que des forces dissidentes et protestataires, sources de démocratisation mais aussi d’inconnu. Les diplomates ne peuvent peut-être pas se transformer en militants actifs des causes contestataires dans les pays où ils sont délégués comme représentants. Mais du moins peuvent-ils agir comme observateurs au plus près des évolutions et devenir les producteurs d’une information de terrain indispensable à l’action publique. A la place, on découvre un ministère fondant ses analyses sur les reportages de médias français…. Il y a un temps, lointain où les journalistes reconnaissaient la qualité de l’information diplomatique ; un temps où les diplomates ne représentaient pas les seuls intérêts de leurs gouvernants mais aussi l’idée qu’ils se faisaient des traditions de libertés de leur pays. Devant cette situation de déficit intellectuel criant, les chercheurs sont plus que jamais renvoyés à leur rôle social, celui qui consiste à approfondir et diffuser cette connaissance de ces sociétés moyen-orientales et de critiquer les systèmes de pensée indigents qui dominent les représentations publiques et les politiques d’Etat [1].
On a justifié la timidité des réactions européennes et françaises par la crainte que ces révolutions populaires ne débouchent sur des dictatures religieuses. Le risque islamiste doit être considéré, dans sa réalité mais aussi dans sa complexité [2]. Car les fondamentalistes, comme les Frères musulmans en Egypte, ne peuvent plus ignorer désormais qu’une suppression des libertés dont ils prendraient l’initiative, une fois parvenus au pouvoir, pourrait les transformer en victime d’une autre de ces révolutions nouvelles. Et l’expérience du pluralisme par ses militants ou ses partisans peuvent aussi réduire les tendances à la tyrannie religieuse. C’est un pari que l’Occident ne doit pas écarter. Celui-ci n’a du reste, aujourd’hui, pas d’autres choix. Il faut faire confiance aux peuples tunisiens, égyptiens, bientôt algériens, marocains, syriens, dans leur capacité de choisir la voie de la paix civile, de la tolérance religieuse, de la protection des minorités. L’expérience sans équivalent en Tunisie et en Egypte, où les générations, les religions, les classes sociales, se sont rapprochées dans un même but, celui d’une affirmation de liberté et d’un renoncement à la peur, va profondément marquer les consciences des peuples. Cet événement agira comme un fondement, comme une référence nationale et une valeur commune. Des comptes seront demandés aux futurs dirigeants, quel qu’ils soient. Qu’auront-ils fait des révolutions du Caire et de Tunis ?
L’avenir s’est écrit dans des pays que l’Occident considérait au mieux que pour construire des zones de stabilité assez largement factices, fondées sur la soumission de peuples opprimés. Au pire, pour passer des vacances ou voler aux frais des dictateurs ou de leur entourage - sans comprendre qu’il y avait là, dans ces pratiques récurrentes d’Etat, un problème de fond, une question morale. L’habitude des jets privés, des réceptions luxueuses, de la vie de palais, outre qu’elle s’éloigne beaucoup de l’idée même que l’on peut se faire des comportements personnels des dirigeants en démocratie, a fait perdre à ces gouvernants le sens des réalités politiques, et même la connaissance d’une simple vérité : que l‘on apprend décisivement en regardant vivre les peuples, les sociétés, les humbles et les gens ordinaires. L’image de la France a touché le fond, avec l’indignité des plus hauts responsables de l’Etat survolant des pays sans voir ni même imaginer que l’honneur des peuples se jouait au même moment dans des villes pleines de misère mais aussi pleines de révolte et de dignité. On rêverait d’un pays, la France, où l’on pourrait concevoir un peu d’admiration pour l’action des gouvernants. Mais on est condamné, du moins jusqu’à la prochaine élection présidentielle, à de la honte pour des pratiques où l’inconscience des comportements le dispute à l’indigence des pensées. [1]