Au plus fort de l’Intifada, ces affiches, qui tiennent lieu d’avis de décès, enveloppaient la ville comme un immense linceul. Jaunies sous le soleil, déchiquetées par le vent, elles sont remplacées aujourd’hui par des panneaux publicitaires et des enseignes flambant neuves, qui attestent de la timide renaissance de la capitale du nord de la Cisjordanie.
La plus inattendue de ces enseignes se croise sur la façade du gigantesque vaisseau de pierre, mi-parking, mi-centre commercial, érigé à l’entrée de la vieille ville. Les lettres rouges et noires qui dessinent les mots "Cinema City" ne mentent pas. Naplouse, bastion des têtes brûlées du Fatah, cité rebelle, porte étendard de l’Intifada et de ses dérives, longtemps surnommée "l’usine à terroristes" par les porte-parole israéliens, vient de se doter d’un cinéma.
Cent soixante-quinze sièges molletonnés, un projecteur 35 mm aux standards européens, un café au design branché pour l’après ou l’avant-film. "C’est un retour à la civilisation, s’exclame Raja Al-Taher, la responsable des relations publiques. Cela fait plus de vingt ans que nous étions privés de cinéma."
Dans les années 1960 et 1970, Naplouse disposait de trois salles, dont le Granada, un palais de 1 300 places, avec balcons et moulures, sans équivalent dans la région. Les familles s’y pressaient le soir pour savourer la crème des comédies égyptiennes avec le chanteur Abdel Halim Hafez, chéri de ces dames. Mais en 1988, au début de la première Intifada, les cinémas avaient dû fermer sous la pression des militants. Interdit de rire quand la Palestine s’embrase. Pendant le processus de paix, plusieurs projets de relance avaient avorté, faute de finances. Il a fallu attendre la fin de la seconde Intifada pour qu’un homme d’affaires, Marwan Masri, issu d’une des lignées patriciennes de la ville, décide de ranimer le septième art à Naplouse. "La situation s’est un peu stabilisée, dit-il. J’avais envie de tenter ce pari."
Ce nouveau climat est principalement dû à la levée du siège imposé à la ville depuis l’an 2000. Prenant acte du déploiement en masse de policiers palestiniens et de la mise au pas des groupes armés opérés par le premier ministre Salam Fayyad, l’armée israélienne a démantelé trois des principaux barrages qui prenaient la ville en tenaille : Beit Iba à l’ouest, Wadi Badhan à l’est et Assira Al-Chamaliya au nord. Au sud, le check point de Huwara est toujours en place mais les procédures de contrôle y ont été allégées. Chose inimaginable il y a encore six mois, les habitants des villages alentour peuvent désormais traverser ce barrage au volant de leur véhicule privé alors qu’auparavant ils devaient utiliser des taxis collectifs. Autre nouveauté : les Naplousis de plus de 50 ans sont autorisés à sortir de la ville en voiture. "C’est un pas dans la bonne direction, dit Adli Yaïsh, le maire élu sur une liste du Hamas. Coupé des villages, Naplouse agonisait. Le retour en force de la police palestinienne a été déterminant."
Dans les discussions, les habitants se plaisent à énumérer les indices du changement. "Chaque samedi, par exemple, des milliers d’arabes israéliens affluent en bus pour faire leurs emplettes", raconte Ayman Chaka’a, le directeur d’un centre social. Bénéfice en vingt-quatre heures : l’équivalent de 400 000 euros, selon le gouvernorat. Les fêtes de mariage qui s’achevaient prudemment au coucher du soleil, se poursuivent désormais jusqu’en fin de soirée. Mahdi Abou Ghazaleh, un ex-caïd des Brigades des martyrs Al-Aqsa, une milice issue du Fatah, a récemment célébré le sien. "Pas un coup de feu n’a été tiré en l’air", s’étonne un invité. Les responsables de la chambre de commerce ont mené une étude. Sur les quatre cents boutiques, entreprises et ateliers qui avaient fermé du fait du bouclage, une centaine a rouvert ces derniers mois. Des Naplousis qui travaillent à Ramallah et qui étaient partis y vivre pour ne pas perdre des heures dans le taxi sont revenus habiter dans leur ville d’origine. "Par rapport à l’année dernière, l’amélioration est nette, dit Amjad Chaka’a, le patron d’un magasin de meubles. Mais ce n’est qu’un début. Les fonctionnaires ne sont jamais sûrs de toucher leur salaire à la fin du mois. Pour acheter les meubles de leur maison, ils s’y reprennent à trois fois."
Le soir, à la fin de la séance de 20 heures, Bachir, le gérant du Cinema City, se glisse parmi les spectateurs. "Ils sortent avec le sourire, dit-il. Pour beaucoup d’entre eux, c’est la première fois qu’ils vont au cinéma." A l’affiche, la dernière pochade en date de Mohammed Heneïdi, le roi du gag égyptien. En dépit du prix relativement élevé du ticket (environ 5 euros), la salle est souvent pleine. "Notre situation ressemble à la période d’Oslo, dit Bachir. Ça bouge, mais c’est fragile. Au moindre pépin, tout peut s’écrouler."