Cette semaine, le Moyen-Orient a fait un grand bond en avant pour entrer dans l’ère de l’après George W. Bush. Le spectaculaire changement de regard d’Israël sur les forces de l’Islam politique le résume. "Aujourd’hui, nous avons des négociations de paix concurrentes, à la fois avec les Syriens et les Palestiniens, et il n’y a aucune raison logique qu’il n’y ait pas de pourparlers avec les Libanais", a déclaré mercredi à Jérusalem Mark Regev, le porte-parole du Premier ministre israélien Ehoud Olmert.
L’annonce israélienne faisant allusion à la paix avec le Hezbollah a suivi de quelques heures l’accord pour une trêve décisive avec le Hamas à Gaza. De leurs côtés, les politiciens israéliens et libanais ont confirmé qu’un accord était en cours entre Israël et le Hezbollah concernant l’échange de prisonniers. Cet accord, négocié par l’Allemagne, pourrait être annoncé la semaine prochaine.
Les changements dans la composition régionale
Les cyniques pourraient soutenir qu’Olmert est en train de détourner l’attention sur les scandales de corruption qui menacent de le chasser du pouvoir. C’est vrai, les politiciens ingénieux ont recours à de telles tactiques. Les réalistes purs et durs pourraient dire que l’opinion publique israélienne milite contre l’abandon du Plateau du Golan et que la trêve de Gaza est trop fragile pour durer. C’est vrai, il n’y a aucune indication qu’Israël se sente suffisamment fort pour faire la paix avec la Syrie ou que le Hamas a "changé de peau", pour reprendre les mots d’Olmert.
De la même manière, la proposition d’Israël de pourparlers de paix avec le Liban signifie un revirement par rapport à ses bruyants appels à isoler la Syrie, le Hamas et le Hezbollah, plutôt qu’à discuter avec eux. Au minimum, Israël reconnaît que la stratégie d’isoler le Hamas n’a pas marché. L’accord passé avec Israël élève le statut du Hamas dans la région.
Très certainement, un des facteurs qui a contribué à cette nouvelle réflexion israélienne est l’influence déclinante de l’administration Bush au Moyen-Orient. Regev a mentionné un "changement de constellation" au Moyen-Orient. Le Washington Post a fait un reportage sur la probabilité qu’Olmert rencontre en juillet le Président syrien Bashar al-Assad, lors d’une conférence en France [1], "un changement de cap qui affaiblirait probablement un peu plus les efforts des Etats-Unis pour isoler la Syrie".
Ce "changement de constellation" se rapporte aussi à la réalité sur le terrain, selon laquelle Bush se retrouve face à une impasse sur la question nucléaire de l’Iran. Bush se retrouve face au choix d’opter pour une diplomatie coercitive, de nature à obtenir le soutien pour une pression internationale accrue contre l’Iran, ou de laisser les problèmes à son successeur à la Maison Blanche, en janvier. Même un ardent supporter d’Israël comme John Bolton, l’ancien envoyé des Etats-Unis à l’ONU, est forcé d’admettre qu’une frappe militaire américaine contre l’Iran n’est concevable que pendant la période post-électorale entre novembre et janvier, mais qu’elle est aussi risquée.
Quant à Israël, il ne pourra pas attaquer l’Iran et ne le fera pas sans un soutien total américain, qui, étant donné l’environnement intérieur aux Etats-Unis et la faible crédibilité de Bush dans la région, est improbable. La conséquence, ainsi que le résume le magazine Time, est qu’ "Israël ne peut qu’attendre en haletant et espérer que de nouvelles sanctions feront l’affaire".
Pendant ce temps, le comité de politique étrangère constitué par le candidat démocrate à la présidentielle, Barack Obama, comprend les anciens secrétaires d’Etat, Warren Christopher et Madeleine Albright, qui se sont fait entendre pour engager les discussions avec l’Iran.[1] Mercredi dernier, alors qu’il s’exprimait devant ce comité, Obama a dessiné les contours d’une politique étrangère "pragmatique" contrastant avec ce qu’il a dépeint comme "l’idéologie rigide" de l’administration Bush.
En résumé, un nouveau Moyen-Orient lutte pour éclore. Et c’est paradoxalement un héritage de l’ère Bush. Sauf que ce nouveau Moyen-Orient se trouve être très différent de ce que le président des Etats-Unis avait en tête ! Israël, bien sûr, n’est pas seul à assumer le "changement de constellation" au Moyen-Orient. Des pays comme l’Inde sont aussi appelés à se réajuster rapidement.
L’Inde renoue avec la Syrie
L’Inde a tendu le bras à son amie dans le monde arabe, perdue depuis longtemps, la Syrie. Assad est en visite en Inde pour cinq jours. Les briefings de presse indiens ont dit que la visite d’Assad "consolide un peu plus les relations excellentes" entre les deux pays, mais qu’elle a tracé une ligne prudente qui n’offense pas les Etats-Unis ou Israël.
Sur le problème israélo-arabe, le briefing indien a déclaré : "Le besoin de progresser dans les diverses pistes du processus de paix, la mise en application précoce des diverses résolutions de l’Onu et le besoin d’une plus grande implication de tous les participants régionaux et internationaux importants a été discutée. A cet égard, faisant remarquer les développements récents, les deux camps se sont mis d’accord pour continuer à se consulter étroitement sur les prochaines étapes du processus de paix".
L’objectif diplomatique de la visite d’Assad, du point de vue de Delhi, est de raviver les liens de l’Inde avec toutes les parties au Moyen-Orient et de garder les options ouvertes, à une époque de changement. Se pose la nécessité que l’Inde équilibre les liens solides qu’elle entretient avec Israël. La ministre syrienne des expatriés, Bouthaina Shaaban, qui est membre de l’entourage d’Assad et qui s’exprime bien, a déclaré à Delhi que la Syrie espérait que les liens entre l’Inde et Israël qui se resserrent ne se fassent pas aux dépens des liens indiens historiques avec le monde arabe. Bouthaina a dit ostensiblement : "Le monde arabe a toujours considéré l’Inde comme un pays qui recherche la paix et la dignité … Nous sommes confiants dans le fait que l’Inde sera du côté de la justice et qu’elle la soutiendra. Elle ne peut pas être du côté de l’occupation, elle ne peut pas être du côté du génocide. C’est ce qui est arrivé au monde arabe … Nous pensons que l’Inde se tiendra aux côtés des Arabes".
En effet, Delhi doit opérer quelques équilibrages délicats. Les liens de l’Inde avec Israël ont été extrêmement productifs, en particulier la coopération bilatérale en matière de sécurité et les liens entre leurs armées. Les relations avec la Syrie paraissent anémiques en comparaison. Durant la visite d’Assad, deux accords ont été signés relativement à la protection des investissements, la prévention de la double-taxation et un protocole d’accord de coopération agricole.
Mais en même temps, l’Inde réalise que la politique des Etats-Unis, consistant à isoler la Syrie, n’a pas marché, et un nouveau président à Washington pourrait chercher à changer cette politique. Avec l’Irak qui est en pleine pagaille, le poids de la Syrie dans le monde arabe s’accroît. Delhi a décidé qu’il est prudent de renouer avec Damas. En effet, ces dernières années, leurs relations ont traversé une passe d’indifférence, lorsque la politique régionale de l’Inde au Moyen-Orient s’est concentrée à construire rapidement une coopération en matière de sécurité avec Israël et à s’harmoniser avec la stratégie régionale de Washington.
L’ouverture de l’Inde vers l’Iran
Une nouvelle réflexion similaire vis-à-vis de l’Iran est aussi visible. Delhi s’est désengagé des positions au vitriol de Bush sur l’Iran et a souligné que le moyen le plus efficace pour résoudre le problème de l’Iran est de faire en sorte que ce soit l’AIEA (Agence Internationale à l’Energie Atomique) qui s’en occupe, "sans l’accompagnement d’une cacophonie de récriminations et de menaces de violence", pour citer le ministre indien des affaires étrangères, Pranab Mukherjee. Il est clair que l’Inde visualise que l’ouverture de discussions entre les Etats-Unis et l’Iran n’est qu’une question de temps. Elle réorganise donc sa propre politique, qui a été ravagée ces dernières années lorsque Delhi, sous la pression des Etats-Unis, a voté deux fois contre l’Iran à l’AIEA sur son programme nucléaire.
Mais l’Iran est un client bien plus dur que la Syrie. Par conséquent, Mukherjee lui a réservé quelques mots gentils, dans un discours politique majeur qu’il a prononcé au Centre Emirati pour la Recherche et les Etudes Stratégiques, le mois dernier à Dubaï. Il a dépeint l’Iran comme un "acteur important dans les affaires régionales et mondiales".
Mukherjee a expliqué : "Je pense qu’il est important de discuter avec l’Iran. Un tel engagement peut jouer un rôle efficace pour promouvoir la paix et la stabilité en Asie Occidentale, en particulier en Irak et en Palestine, mais aussi en Syrie et au Liban, tout en soutenant l’effort régional et mondial pour combattre l’extrémisme et le terrorisme. A cet égard, je dois mentionner que l’Iran joue un rôle important en Afghanistan. L’effort international qui est en cours là-bas bénéficierait aussi d’un plus grand engagement avec l’Iran".
Il a parlé avec effusion. Ce discours a suivi la brève étape que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad a faite à Delhi en avril. Il est prévu que Mukherjee se rendra en Iran en juillet, la deuxième fois en six mois. La vaste portée de cette fièvre d’activités est destinée à positionner Delhi comme un acteur en Asie Occidentale, qu’il considère comme "faisant partie de son voisinage étendu" et où, ainsi que Mukherjee l’a exprimé dans son discours d’Abu-Dhabi, "Il nous faut regarder collectivement les défis régionaux communs - politiques, économiques et sociaux - auxquels nous sommes confrontés, discuter de ces questions et trouver ensemble des solutions".
Bref, Delhi envisage un système de sécurité collectif pour la région, dans lequel l’Inde "étend son influence de soutien et de coopération vers les pays du Golfe [Persique] et enjoint ceux-ci à établir des partenariats éclatants avec [l’Inde]".
L’impulsion derrière une réflexion aussi avancée provient aussi d’un facteur sous-entendu : le profil croissant de la Chine au Moyen-Orient.
Inquiétudes concernant la Chine
La Chine importe actuellement 40 à 50% du pétrole qu’elle consomme, dont environ 60% provient du Moyen-orient. On s’attend à ce que sa dépendance atteigne 70% d’ici à 2015. "Par conséquent", ainsi que l’a écrit récemment le Professeur Weiming Zhao de l’Institut des Etudes Moyen-Orientales de l’Université des Etudes Internationales de Shanghai, "la Chine a un intérêt considérable au Moyen-Orient et tout changement dans la situation là-bas affectera la sécurité énergétique de la Chine. Il est tout naturel que les facteurs énergétiques jouent un rôle dans la politique chinoise vis-à-vis du Moyen-orient. Bien que l’opposition de la Chine à la guerre en Irak et à l’utilisation de la force pour résoudre la question nucléaire iranienne soit purement basée que des considérations de sécurité énergétiques, elle est un facteur-clé. En un mot, la diplomatie de l’énergie constitue une partie importante de la diplomatie chinoise".
Weiming conclut : "Par conséquent, la position de base de la diplomatie chinoise continuera pour longtemps à prêter plus d’attention au développement de la situation au Moyen-orient, à être plus concernée par les affaires du Moyen-Orient et à établir des relations plus étroites avec les pays du Moyen-Orient".
Delhi apprend à gérer l’influence croissante de la Chine au Moyen-Orient. Le ministre indien du pétrole est actuellement en visite en Arabie Saoudite. Mukherjee s’est rendu à Riyad en avril. Une visite du Premier ministre indien, Manmohan Singh, en Arabie Saoudite, est prévue. L’Arabie Saoudite, principal fournisseur de pétrole de l’Inde, a l’intention de doubler ses exportations de pétrole vers la Chine en 2008. D’ici 2010, on s’attend à ce les exportations saoudiennes vers la Chine atteignent 1 million de baril par jour, ce qui placerait la Chine comme destination pétrolière numéro un de Riyad. Une fois encore, la Chine a un accord avec l’Iran pour acheter 250 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié sur une période de 30 ans et pour développer le champ pétrolier de Yadavaran, dont la production potentielle est estimée à 150.000 barils par jour sur une période de 25 ans.
La Chine prend aussi bien soin de développer sa coopération énergétique avec les Etats-Unis. Le quatrième volet du Dialogue Economique Stratégique Sino-Américain s’est tenu aux Etats-Unis cette semaine. Il s’est concentré sur le fait que les deux pays prennent des "responsabilités partagées" sur les questions énergétiques, sur la base du développement "d’un grand nombre de points d’intérêts de convergence", de l’exploration "de perspectives de coopération large avec de grandes complémentarités mutuelles" et de l’exploitation des "énormes opportunités d’affaires impliquées" - pour citer le commentaire paru dans le Quotidien du Peuple.
Ce commentaire faisait remarquer que dans le secteur de l’énergie, "La Chine et les Etats-Unis ne sont pas seulement les actionnaires l’un de l’autre, mais des partenaires de construction … les Etats-Unis sont à présent la nation impliquée dans les questions les plus coopératives de l’industrie pétrolière chinoise. " Les efforts persévérants et sans relâche entrepris par les deux parties ont permis à une coopération de la sorte à s’imprégner d’une importance mondiale croissante … En travaillant la main dans la main, la Chine et les Etats-Unis sont appelés non seulement à avoir des intérêts communs, mais à porter des responsabilités partagées".
De la même façon, l’Inde évalue la Chine en tant que destination rivale des investissements des fonds souverains (SWF) des économies pétrolières du Golfe Persique. La valeur cumulée des SWF au Moyen-Orient est estimée actuellement aux alentours de 1.500 milliards de dollars et l’on s’attend à ce qu’ils triplent ou quadruplent dans les cinq à dix ans à venir, si le prix du pétrole reste à son niveau élevé actuel.
A part les marchés étrangers, ces fonds investissent directement dans l’aide au développement du marché local. Selon les experts, 1.900 milliards de dollars d’investissements sont soit en cours soit annoncés pour les sept prochaines années dans les pays producteurs de gaz et de pétrole du CCG [Conseil de Coopération du Golfe]. Le CCG regroupe l’Arabie Saoudite, le Koweït, les Emirats Arabes Unis, Bahreïn, Omar et le Qatar.
Mukherjee a fait remarquer dans son discours d’Abu-Dhabi que l’Inde se considère comme un "partenaire important" pour ce fonds, en tant que destination d’investissement, en plus de chercher à prendre part au développement du secteur des services dans les pays du CCG, "en tant que contractants, sous-contractants et contributeurs en ressources humaines".
L’Inde doit prendre la mesure de l’Islamisme
Mais l’approche de l’Inde vis-à-vis du Moyen-orient doit prendre de front une dimension idéologique. Contrairement à la Chine, l’Inde peut-elle, avec sa population musulmane importante qui entretient des liens culturels profonds avec la région, se permettre de rester sur la touche dans la bataille des idées politiques au Moyen-orient ?
L’Irak s’est transformé en gouvernement religieux. Plusieurs lignées de militantisme islamiste sont apparues dans la région, mais la perception des Indiens se focalise étroitement sur sa manifestation marginale, al-Qaïda. Le mouvement islamiste sunnite dominant est celui des Frères Musulmans et ses groupes affiliés, comme le Hamas, qui sont essentiellement des mouvements non-violents avec une présence politique quasi-légale voulant faire partie de la vie démocratique.
Les Islamistes du courant dominant sont le fer de lance de mouvements de masses qui ne disparaîtront pas. Ils sont là pour se maintenir dans le paysage politique du "voisinage étendu" de l’Inde. Le Hamas et le Hezbollah ont démontré, si on leur en donne l’occasion, qu’ils sont capables de faire des choix politiques pragmatiques. Israël est bien plus avancé que l’Inde pour prendre la mesurer de l’Islamisme. Avec la possibilité indéniable d’une présidence Obama à Washington, l’Inde doit se dépêcher de se rapprocher du Moyen-Orient "sur la pointe des pieds". Pour parler crûment, il y a beaucoup de retard à rattraper.
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