Comme toujours, mieux vaut juger sur pièces : l’exposition elle-même et son catalogue [1]. Et, comme ceux et celles qui s’en prennent à l’IMA n’ont apparemment ni vu la première ni lu le second, qu’on me permette de le dire d’emblée : il s’agit d’une grande réussite. À ma connaissance, jamais une initiative de cette ampleur n’avait offert un aussi beau voyage à travers l’histoire des juifs d’Orient [2], des tribus de Médine auxquelles Mohammed s’affronta jusqu’au XXIe siècle et au grand déchirement consécutif à la première guerre judéo-palestinienne et israélo-arabe de 1947-1949, via l’expulsion des juifs (et des musulmans) d’Espagne à partir de 1492. Jamais on n’avait pu admirer autant d’objets rares, voire rarissimes (un manuscrit de Maïmonide !), témoignages d’une culture qui fait partie intégrante du patrimoine du monde arabe.
Quelque cinquante intellectuels et artistes arabes, dans une lettre ouverte à l’IMA [3], demandent à celui-ci de « revenir sur les prises de position de son festival “Arabofolies” et de son exposition “Juifs d’Orient” qui donnent des signes explicites de normalisation [afin de] présenter Israël et son régime de colonialisme de peuplement et d’apartheid comme un État normal ». À preuve, une déclaration de Denis Charbit, membre du Comité scientifique, pour qui l’exposition serait « le premier fruit des “Accords d’Abraham” » : il aurait ainsi « dévoilé » la coopération de l’IMA « avec des institutions israéliennes impliquées dans l’appropriation de la culture arabo-palestinienne et juive-arabe » et « déclaré son intention sans équivoque d’imposer Israël comme un fait accompli et comme une présence “normale” dans les programmes de l’Institut. »
Personnellement, je défends depuis longtemps la campagne « Boycott-désinvestissement-sanctions » (BDS) comme un outil précieux pour manifester notre solidarité avec le peuple palestinien et faire pression sur Israël. D’autant que, dans son arrêt du 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l’Homme (CECDH) a reconnu le boycott comme un « droit citoyen » et condamné les poursuites de la justice française contre des militants de Colmar.
Le boycott culturel est sans doute le plus complexe à mettre en œuvre. Des dizaines de participants aux voyages que j’ai organisés en Israël-Palestine en ont discuté avec Omar Barghouti, fondateur et coordinateur de BDS. Qui l’a toujours répété : il n’est pas question pour son mouvement de boycotter individuellement des artistes israéliens.
En l’occurrence, l’exposition de l’IMA et son catalogue justifient-ils un boycott et, a fortiori celui de la chanteuse israélo-marocaine Neta Elkayam, à laquelle Michèle Sibony a écrit : « Tu ne peux plus ignorer aujourd’hui que l’opération à laquelle tu participes en tant qu’invitée à l’IMA sur “les juifs d’Orient” sert en réalité de cheval de Troie à la normalisation avec les États arabes [4]. »
Les faits sont têtus. Denis Charbit dit ce qu’il veut, mais il n’engage que lui et sa parole n’est pas d’Évangile :
La décision d’organiser cette trilogie date de plusieurs années avant les accords dits « d’Abraham », dont il n’est question ni dans cette exposition, ni dans son catalogue. La réponse de l’IMA aux signataires de la lettre ouverte l’affirme d’ailleurs clairement : « Dans la nouvelle exposition […] ou dans l’invitation faite à la chanteuse israélo-marocaine Neta Elkayam, certains voient une mise en œuvre des accords dits “d’Abraham”, d’autres une trahison du peuple palestinien. C’est méconnaître l’Institut du monde arabe et ses missions [5] ».
On peut regretter – c’est mon cas – que Jack Lang ait, à titre personnel, « salué » les accords dit « d’Abraham », alors même que, selon une enquête du CAREP, seuls 6 % des citoyens des États arabes sont favorables à la normalisation avec Israël dans les conditions actuelles [6]. Mais aucun des textes de et sur l’exposition ne reprend cette prise de position du président de l’IMA – y compris sa propre introduction au catalogue. Et nul n’ignore son engagement de longue date en faveur des droits du peuple palestinien.
L’exposition « Juifs d’Orient » présente leur patrimoine millénaire. Or la majorité d’entre eux vit aujourd’hui en Israël pour des raisons historiques bien connues – j’y reviendrai. Comment présenter leurs cultures et leurs langues sans exposer des œuvres représentatives qui s’y trouvent et inviter certains de leurs représentants ?
La collaboration de l’IMA avec des institutions israéliennes officielles se limite concrètement, sur des centaines d’œuvres d’art exposées, à 9 pièces prêtées par le Musée d’Israël de Jérusalem et quelques tirages de photographies (privées) par l’Institut Ben-Zvi et de l’Office de presse [7]. Comparaison n’est pas raison, mais quel contraste avec l’absence de mobilisation de BDS lorsqu’en juillet dernier le Festival de Cannes présenta comme « israélien » un film – Let There Be Morning – dont nombre d’acteurs et de membres de l’équipe étaient des Palestiniens, lesquels en boycottèrent la projection officielle ! L’enjeu, alors, était international et de première importance. Pourquoi donc épargner le Festival de Cannes et accabler l’IMA ?
Les responsables de BDS, tout à leur réquisitoire, en oublient ce qui est à mon avis le plus critiquable : deux distorsions historiques essentielles qui relèvent, elles, de la responsabilité de Benjamin Stora et du Comité scientifique :
- le documentaire projeté et les panneaux rédigés pour l’exposition défendent la thèse obsolète selon laquelle l’expulsion des Palestiniens n’aurait pas été organisée par l’Exécutif sioniste. Pourquoi avoir censuré les tenants de la thèse inverse, que de très nombreux historiens israéliens ont fait leur ? Benjamin Stora ignore-t-il que même le nouvel historien repenti Benny Morris défend le « nettoyage ethnique » de la Palestine en affirmant : « Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique […] C’était ce que le sionisme affrontait. Un État juif n’aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Par conséquent il était nécessaire de les déraciner [8]. »
- le même documentaire et d’autres panneaux de l’exposition présentent l’exode des juifs arabes comme le résultat de la seule expulsion décidée par les régimes arabes après la guerre de 1948 et la Nakba. Or, s’il en alla ainsi dans plusieurs pays, il en est d’autres où c’est l’Agence juive qui les « importa », à la demande des autorités israéliennes. Évoquer par exemple, comme la légende d’une photographie, des « réfugiés juifs yéménites » attendant un avion israélien n’est pas sérieux, s’agissant de populations transférées par Israël lors de l’opération « Tapis volant ».
C’est pourquoi je me félicite que l’IMA le précise, en réponse aux signataires de la lettre ouverte : l’exposition « ne prétend [pas] apporter un point final à la recherche historique sur une histoire séculaire. À ce titre, elle peut évidemment être critiquée : l’IMA et son président se veulent des acteurs du débat démocratique dont le monde arabe, mais aussi la France, ont besoin ». Puis-je suggérer que, dans le cadre du programme de l’exposition, ces deux questions et d’autres puissent être débattues entre historiens compétents ?
Ce qui me navre le plus, en fin de compte, c’est le contre-sens que font nos amis de BDS. J’ai eu la chance de participer, le 7 décembre, au concert de Neta Elkayam. La ferveur du public en disait long sur la nostalgie réciproque des uns et des autres : au bout de quelques minutes, juifs, Arabes et Berbères, grâce au talent de l’artiste et de ses musiciens, communiaient dans le même amour de leurs musiques, de leurs langues et – comme la chanteuse l’a joliment formulé – de leurs identités écrasées, y compris, a-t-elle dit, celle des Palestiniens. Si c’est là ce que la lettre ouverte appelle « normalisation », elle se trompe : cette communion représente en fait un véritable réquisitoire contre le sionisme. Par son caractère colonial, celui-ci a provoqué un double déracinement : celui des Palestiniens massivement expulsés de leur patrie spoliée, mais aussi celui des juifs arabes et berbères, chassés des terres qu’ils partageaient avec leurs compatriotes ou bien arrachés par l’Agence juive à cette communauté de destin millénaire.
Une dernière remarque, que je me suis permis de formuler amicalement à Omar Barghouti. Loin de changer de cap, le gouvernement Bennett accentue la politique de Netanyahou : il assassine chaque semaine des civils palestiniens [9], relance la colonisation de Jérusalem- et de la Cisjordanie, menace notamment Shaikh Jarrah et Silwan, menace 6 ONG palestiniennes de défense des droits humaines, sans parler de l’épée de Damoclès qu’une guerre contre l’Iran. Franchement, les rares œuvres d’art empruntées à un musée israélien constituent-elles une priorité ?