Comme le résume un haut responsable israélien cité par the Independent ce mardi (1 février) : « Pour les Etats-Unis, l’Egypte est la clé de voûte de leur politique au Proche Orient. Mais pour Israël, c’est la voûte tout entière ! » Depuis dimanche, la quasi-totalité des dirigeants israéliens multiplient avertissements, mises en garde et appels de soutien à Hosni Moubarak. Comme le résume Eli Shaked, ancien ambassadeur d’Israël au Caire : « En Egypte, les seuls à être véritablement engagés dans la paix avec Israël sont les membres du premier cercle de Moubarak. Si le prochain président n’est pas de ceux-là, alors nous allons au devant de graves troubles. »
Dès samedi soir, le ministère israélien des affaires étrangères demandait à ses principaux ambassadeurs à l’étranger de faire valoir auprès des gouvernements de chacun des pays la nécessité d’une « Egypte stable ». Dans le même temps, un responsable israélien déroulait l’argumentaire : Américains et Européens, trop attentifs à leurs opinions publiques, négligent leurs véritables intérêts stratégiques ; la Jordanie et l’Arabie saoudite se souviendront de comment a été lâché Moubarak...
La consigne est claire : soutenir Moubarak tant qu’il est possible et brandir le spectre d’un nouvel Iran. C’est ce que le premier ministre Benjamin Nétanyahou a clairement dit à la chancelière allemande Angela Merkel, en visite en Israël lundi : « Notre vraie crainte est de voir se développer une situation que nous avons déjà connue dans d’autres pays, dont l’Iran, avec l’arrivée de régimes islamistes radicaux et répressifs. » « Dans une situation de chaos, a ajouté Nétanyahou, un mouvement islamiste organisé peut prendre le contrôle d’un pays. »
Angela Merkel a eu droit, ce mardi, à la même leçon faite cette fois par celle qui dirige l’opposition à Nétanyahou, l’ancienne ministre des affaires étrangères Tzipi Livni, aujourd’hui à la tête du parti Kadima. Etats-Unis et Europe sont en train de lâcher un allié fidèle ; le danger islamiste est réel ; une Egypte affaiblie fera d’abord le jeu de l’Iran. Les belles intentions démocratiques sont une chose, les intérêts stratégiques en sont une autre.
Une large partie de la presse israélienne décline à l’envi ces argumentaires. Le quotidien IsraelHayom, réputé proche du premier ministre, met l’accent sur les dérives anti-israéliennes des manifestants égyptiens ; ce qui fait dire à son analyste militaire, Yaakov Amidror, sous le titre « La sécurité vaut mieux que la paix », que « même lorsqu’on entend des déclarations positives de la part de certains dirigeants arabes, la situation peut toujours changer ».
« D’Egypte, ne viendra pas la démocratie »
Pour Shaul Rosenfeld, commentateur dans le quotidien de droite Yedioth Haharonot, Barack Obama fait une énorme erreur en refusant son soutien à Moubarak. Dans la lignée de l’Iran et de la bande de Gaza, « d’Egypte, ne viendra pas la démocratie mais plutôt un Proche-Orient encore moins proche des Etats-Unis », écrit-il. Pour Boaz Ganor, commentateur du quotidien de centre-droit Ma’ariv, « les Américains ne retiennent pas les leçons de l’histoire : aujourd’hui en Egypte, comme il y a 30 ans en Iran, ils pensent qu’ils font avancer les valeurs de la démocratie par le fait qu’ils tournent le dos à leurs alliés ».
Après l’épouvantail de la révolution islamique de Téhéran en 1979, Israël veut faire valoir un autre exemple : les élections palestiniennes parfaitement démocratiques en 2006 qui ont abouti à la victoire du Hamas, au conflit inter-palestinien puis à la prise de contrôle par le Hamas de la bande Gaza. Un Hamas que les Israéliens veulent considérer à tout prix comme un frère jumeau des Frères musulmans égyptiens. Ceux-là mêmes qui pourraient accéder au pouvoir à la faveur du chaos égyptien...
La boucle est ainsi bouclée et Israël veut démontrer que les belles âmes démocratiques occidentales sont en train de mettre en jeu la paix dans la région et la sécurité même de l’Etat hébreu. C’est évidemment aller assez vite en besogne. C’est oublier combien la politique de Sharon avait été de systématiquement favoriser le Hamas au détriment de l’Autorité palestinienne (notre précédente enquête à lire ici). C’est négliger combien l’alliance avec le régime immobile de Moubarak a été le meilleur moyen de neutraliser le soi-disant processus de négociations avec les Palestiniens. C’est effacer les profondes différences qui existent entre le Hamas et la confrérie des Frères musulmans.
Mais l’argumentaire démontre la profonde inquiétude du gouvernement israélien qui avait avec l’Egypte un partenaire parfaitement connu, stable et prévisible. Outre Hosni Moubarak, le chef des services secrets, Omar Souleyman, qui vient d’être désigné vice-président, est ainsi un interlocuteur clé des Israéliens, chargé tout à la fois de négocier des cessez-le-feu, des reprises de négociations, des renforcements ou allègements du blocus de Gaza côté égyptien...
Si les Occidentaux n’adhéraient pas immédiatement au « scénario cauchemar » des Frères musulmans s’emparant de l’Egypte, Israël s’est empressé de mettre en garde contre Mohamed El Baradeï. D’abord en rappelant que le prix Nobel de la paix a été l’un des adversaires les plus acharnés de l’administration Bush en 2003, avant le déclenchement de la guerre contre l’Irak : alors à la tête de l’Agence internationale de l’énergie atomique, il avait expliqué avec constance qu’il n’y avait nulle trace d’armes de destruction massive en Irak... Ensuite en exhumant quelques-unes de ses déclarations comme celle dans laquelle il estimait que « l’occupation israélienne ne fait que susciter le langage de la violence ».
Mohammed El Baradeï répond ce mardi, dans un entretien avec le journaliste Robert Fisk dans The Independent : « Une paix durable ne peut se faire qu’entre démocraties et non entre dictatures. Nous avons aujourd’hui cette étrange relation que nous appelons paix mais qui fait que, par exemple, vous ne pouvez pas publier en Egypte un livre israélien et vice-versa... Si vous voulez vraiment la paix, il faut la démocratie et il faut aussi revoir cette relation, en particulier sur la question palestinienne, sur l’Afghanistan, sur l’Irak. »
Tout revoir. C’est ce à quoi appelle ce mardi le quotidien israélien de gauche, Haaretz, dans son éditorial : « Nétanyahou a démontré son refus instinctif de tout changement au Proche-Orient (...) Israël se vit comme un avant-poste occidental et n’a montré aucun intérêt pour la langue, les cultures, les opinions publiques de ses voisins (...) Israël ne s’est jamais préparé aux changements qui surgissent derrière les façades sclérosées de ces régimes. Notre politique étrangère doit s’adapter à cette situation dans laquelle les citoyens de ces Etats arabes, et non leurs tyrans et leurs affidés, influenceront le développement de leurs pays. »
Merci à Mathias Levy pour la traduction de la presse israélienne en hébreu