La perspective d’élections israéliennes en mars prochain laisse les quelques 3.000 habitants de Bir al Mshash indifférents. Les villageois comme tous leurs compagnons bédouins dans le désert du Néguev sont des citoyens israéliens dont beaucoup ont servi dans l’armée israélienne. Ils votent normalement pour le parti travailliste, mais : « maintenant je ne veux plus voter pour aucun parti » dit Ibrahim Abu Speyt (48 ans). « Je veux boycotter les élections ».
Ce n’est pas difficile d’en comprendre la raison. Il y a deux semaines, un problème vieux de 50 ans a ressurgi à Bir al Mshash. La police israélienne et des officiels du ministère de l’intérieur sont arrivés et ont mis des avis officiels sur 12 maisons désignées à la destruction dans ce que les villageois pensent être la première d’une opération à plusieurs étapes visant à les déplacer hors de la terre qu’ils considèrent comme étant la leur depuis l’époque ottomane.
La violence a éclaté. Selon le ministère de l’intérieur, des coups de semonce ont été tirés en réponse aux pierres lancées par des enfants sortis de leur école spécialement dans ce but par les « dirigeants de la tribu », la police craignant pour leurs vies. Selon Naef Abu Speyt (35 ans) un membre du comité des habitants, la violence a commencé après que la police ait frappé son oncle Ahmed alors qu’il essayait de servir d’intermédiaire entre une force de 65 policiers avec casques et boucliers anti-émeutes et 200 habitants en colère. Il a raconté que 16 personnes avaient été arrêtées et 18 autres, dont 9 femmes, avaient été blessées par la police maniant des matraques.
Des fenêtres cassées et des portes sorties de leurs châssis étaient visibles dans plusieurs maisons du village. Etonnamment, étant donné les attitudes très conservatives des femmes bédouines, Muna Abu Speyt (19 ans) qui était à ce moment là enceinte de neuf mois, a accepté de montrer une profonde contusion sur son dos qu’elle dit être le résultat de coups donnés par la police. A la suite de l’incident, elle a commencé à sentir des contractions et a donné naissance à son enfant (en bonne santé) à l’hôpital Seroka de Beersheba où elle avait été emmenée par une ambulance appelée par la police.
Une des matriarches de la famille étendue, Fatima Abu Speyt (93 ans) (la mère spirituelle d’Ibrahim) qui raconte qu’elle a également été frappée par des officiers de la police (bien qu’elle ne semble pas avoir souffert de l’expérience) est nostalgique du passé, de « la vie dans les tentes » dit-elle, quand ils pouvaient voyager librement à travers la Palestine pour chercher des pâturages pour leurs troupeaux. « C’était mieux sous le mandat britannique. Nous avions plus de liberté pour aller là où nous voulions » ajoute Fatima. « Les britanniques arrêtaient une personne si elle avait fait quelque chose de mal mais ils n’attaquaient pas les gens qui étaient simplement assis dans leurs maisons. » Mais en réalité, les britanniques, quoiqu’ils aient fait qui puisse choquer et effarer les juifs et les arabes pendant le mandat, ne cherchaient pas à déplacer les bédouins. Au lieu de cela, ils reconnaissaient les droits arabes de propriété de terres établis depuis plus de 400 ans après l’arrivée des bédouins en Palestine, venus principalement de la Péninsule Arabique. Le registre officiel des « Rapports de Loi de la Palestine » de 1923 déclare que rien moins que « le secrétaire colonial Winston S. Churchill a confirmé en présence du Haut Commissaire Herbert Samuel, que la propriété des terres à Beersheba, déterminée par la loi coutumière, est reconnue par le gouvernement britannique » .
Mais une grande partie du Néguev est depuis longtemps marqué (destiné) pour le développement par et pour les immigrants juifs.
Il y a plus de 40 ans, le dirigeant militaire israélien Moshe Dayan a résumé clairement la « transition pointue » qu’il envisageait : « Nous devons transformer les bédouins en manœuvres urbains...Cela veut dire que le bédouin ne vivra plus sur sa terre avec ses troupeaux mais qu’il deviendra un citadin qui rentre l’après midi chez lui et chausse ses pantoufles. Ses enfants s’habitueront à ce père qui porte des pantalons sans poignard, et qui ne cherche plus à régler ses comptes en public. Ils iront à l’école, leurs cheveux bien coiffés. Ce sera une révolution mais elle peut être accomplie en deux générations. Pas par la force mais avec une direction venant de l’état. Cette réalité connue comme Bédouine, disparaîtra » .
Bir al Mshash est l’un des 37 villages non-reconnus dont les israéliens veulent déplacer les habitants vers des villes ou villages spécialement désignés pour eux.
Malgré le fait que certains bédouins continuent à emmener leurs troupeaux dans des pâturages d’été assez proches, ils ne vivent plus comme les nomades qu’ils étaient autrefois mais se sont installés dans des villages sur des étendues du désert sur lesquelles ils avaient l’habitude de se rendre pendant de longues périodes chaque année.
Mais les villages n’apparaissent pas sur les cartes israéliennes ni sur les cartes d’identités que les habitants portent sur eux. Il ne sont pas signalés sur les routes : le seul vestige de leur présence sur les routes principales sont de grands signalisations jaunes disant « prendre garde aux chameaux sur les routes ».
Les villages n’ont pas l’eau courante ; ils ne sont pas reliés au réseau électrique. Contrastant fortement avec même le plus petit des kibboutzim, il n’y a que huit cliniques (très basiques) pour 37 villages. Dans la plupart des cas, seuls des chemins de terre mènent à eux. Et bien sûr, les villages ne sont pas enregistrés, aucune des maisons dans lesquelles ils vivent n’ont de permis, ce qui explique comment le ministère de l’intérieur a le pouvoir de les démolir si et quand il le décide.
Deux audiences à la Cour Suprême d’Israël ont suggéré hier que le gouvernement considère de telles conditions comme une raison de plus pour déplacer les bédouins.
A Sawa, un autre village dans le Néguev, Ennas al Atrash (3 ans) souffre d’un cancer de la poitrine et reçoit de la chimiothérapie et son état nécessite, pour soutenir son système immunitaire effondré, des médicaments qui doivent être réfrigérés. Mais Sawa n’est pas relié au réseau électrique et son père qui, ironiquement, est lui-même un médecin dans les services de santé israéliens, n’a pas les moyens de payer plus qu’une partie des 1.322 euros par mois pour un générateur qui ne fonctionne que 4 heures par jour.
Deux ONG israéliens, « Physicians for Human Rights-Israel (PHR) et l’Association pour les Droits Civils (ACRI) ont soumis une requête à la Cour pour la famille afin qu’elle soit reliée au réseau. Ils ont soutenu que c’était un abus du droit humain à la santé d’Ennas que de payer le prix de ce qui était en fait une politique discriminatoire planifiée. Ils ont également cité en réponse à l’argument que la famille pouvait déménager dans un village ou une ville reconnue, les preuves cliniques disant que le soutien de sa famille proche et étendue (ainsi que le besoin pour les parents de s’occuper de ses cinq frères et sœurs quand ses parents l’accompagnent lors de ses fréquentes visites à l’hôpital) était essentiel à son traitement.
Mais la Cour, tout en exprimant sa sympathie, a rejeté hier la requête. Le magistrat, Edmond Levy, a déclaré : « On ne peut ignorer le fait que c’était la décision du requérant que de s’installer dans un village non-reconnu, tout en sachant que la conséquence serait qu’ils ne pourraient pas avoir les services les plus fondamentaux ».
Une autre requête a été déposée par plusieurs groupes dont le PHR [1] contre l’épandage sur les récoltes bédouines d’un herbicide extrêmement toxique par le « Israel Lands Administration », qui craint que les bédouins n’utilisent la culture continue pour renforcer leurs revendications sur la terre.
Les requérants ont cité l’avis du Dr Elihu Richter, un expert de santé publique à l’Université Hébraïque, qui dit que la pratique, arrêtée par injonction en mars 2004 et en attente d’une décision finale de la Cour, était un « acte immoral d’expérimentation humaine ». Mais l’avocat du gouvernement a défendu hier avec force cette pratique devant la Cour comme étant une des meilleures façons pour faire appliquer la loi et éviter « l’anarchie » autour de l’utilisation de la terre.
Car les bédouins ne veulent pas déménager. Leurs représentants font remarquer que tandis que le contrôleur de l’état estime que les bédouins possèdent environ 35.410 hectares du Néguev, ils n’occupent que 24.282 hectares et que les villages non-enregistrés eux n’occupent qu’environ 18.210 hectares, soit environ 1.3% de la surface totale du Néguev.
Le fait de reconnaître leurs villages, soutiennent-ils, et d’améliorer ce que le PHR considère être leurs conditions proches de celles de pays du tiers monde, laisserait encore plein de place pour, disons, l’agriculture juive.
Cela reste principalement sur le cœur de la famille d’Abu Speyt dont beaucoup d’entre eux ont été volontaires pour servir dans l’armée israélienne, lieu où les bédouins sont très estimés pour leur habilité à traquer et où ils ont souvent servi dans des endroits particulièrement dangereux comme sur la frontière Sud de Gaza. « Là où il y a une guerre, il y a des bédouins » dit Ahmed, qui, s’il est forcé d’aller dans un ‘township’ de l’état, est très opposé au fait de perdre ses moutons, chèvres et chameaux qu’il possède avec son frère. « Nous ne recevrons 0.10 hectares alors que nous en avons besoin de 10 ».
« Je veux dire au gouvernement israélien que nous faisons partie de leur état, mais qu’ils nous ont rejetés ».
Malgré le fait que les bédouins n’ont pratiquement pas d’histoire de nationalisme, Ibrahim ajoute : « Avant 1948 [2], nous étions Palestiniens. « Quand les Israéliens sont arrivés ils ont aboli notre identité palestinienne. J’ai une carte d’identité israélienne. Je conduis une voiture avec des plaques israéliennes. Je suis un citoyen d’Israël. Mais je suis un citoyen de deuxième zone » .
Les Bédouins ont très peur de déménager dans les sept ‘townships’ existants (qui n’ont eux-mêmes que des services très minimes) établis pour eux par l’état à la fin des années 60. Sept autres ‘townships’ ont été prévus depuis longtemps mais rien n’a été construit jusqu’à présent.
Quand Suleiman Abu Speyt (46 ans) dit en parlant de ce projet : « ici, je suis avec mes frères. Là-bas je ne connaîtrai personne. Cela m’est égale si je dois dormir dans des tentes ou en plein air. Je ne vais pas y aller » il touche à quelque chose de fondamental pour les bédouins. Chaque village tend à être occupé par une famille étendue, ce qui non seulement empêche les disputes entre familles mais aussi donne aux femmes plus de liberté puisqu’elles peuvent sortir et aller chez leurs voisins chose qui ne leur serait pas possible parmi les étrangers - et quelque chose qui, à son tour, souligne la nécessité d’avoir des cliniques de santé élémentaires dans chaque village.
Clinton Bailey, un universitaire israélien né aux USA et un expert de la culture bédouine, qui a fait de l’activisme pour les bédouins au début des années 90, pense que leur destinée finale sera dans les ‘townships’.
Cette année il a même essayé de négocier avec l’état au nom des bédouins qui ne peuvent pas construire de nouvelles maisons quand ils se marient. Mais les contacts récents avec les officiels du gouvernement qui s’occupent des bédouins, lui laisse penser que même Ariel Sharon, malgré le fait qu’il ait été un des défenseurs les plus virulents de la doctrine de Dayan, comprend que la carotte ainsi que le bâton sont nécessaires pour aboutir à ces objectifs. Il pense qu’au moins 2 milliards $ des 17 milliards $ prévus par Sharon et Peres pour l’immense projet de développement visant à amener plus de logements, industries et agriculture juifs dans le Néguev sera utilisé pour faciliter l’évacuation des Bédouins des villages non-reconnus.
Cela sera fait par exemple en utilisant la médiation pour traiter des revendications de terres et donner des dédommagements tout en vérifiant que la deuxième vague de ‘townships’ soient non seulement construits mais aussi qu’ils soient équipés correctement avant l’arrivée des Bédouins. « J’ai plus confiance maintenant que je n’ai jamais été pendant beaucoup d’années » dit-il.
Ni son optimisme (ni son point de vue sur une solution à long terme) n’est partagé par les groupes tels que le PHR qui ont depuis longtemps fait campagne pour que les villages soient reconnus et que les services soient fournis.
Orly Almi du PHR dit qu’au contraire « le gouvernement utilise encore plus la force et émet encore plus d’ordres de démolition. Et, à moins que la Cour ne leur dise d’arrêter d’épandre les récoltes, cela recommencera. » Elle ajoute : « Le plan le plus important vise à implanter le judaïsme dans le Néguev. Ce ne peut pas être une coïncidence que le gouvernement planifie souvent des colonies juives proches des villages non-reconnus. » Mais en soutenant qu’il y a assez d’espace pour que les deux co-existent, elle ajoute : « il n’y a pas de raisons pour que les communautés juives ne vivent pas à côté des villages bédouins, tous deux reconnus. Mais cela semble impossible en Israël ».