Il y a trois mois, quand Ariel Sharon
annonçait, dans la foulée du redéploiement
unilatéral de la bande de
Gaza, la tenue d’élections anticipées, le
scénario semblait évident et sans risque
de surprise : Ariel Sharon et son parti
Kadima allaient remporter le scrutin haut
la main, permettant au massacreur de
Kibya, de Chatila et de Sabra - entre
autres- de poursuivre son plan : colonisation
accélérée et redéploiement des
forces d’occupation israéliennes hors des
zones à forte concentration palestinienne.
Un plan qu’Ariel Sharon avait lui-même
appelé, trois décennies plus tôt, la « cantonisation
de la Judée-Samarie ». Selon
la perspective dessinée par le chef du gouvernement
israélien, l’Autorité palestinienne,
dirigée par Mahmoud Abbas (Abou
Mazen) et le Fatah, avait le choix entre
l’acceptation de ce plan ou sa marginalisation
face à l’unilatéralisme israélien.
Première intervention
Les chances d’Ariel Sharon n’étaient pas
négligeables. Il jouissait à la fois du soutien
de la grande majorité de l’opinion
publique israélienne et d’une sympathie
de la communauté internationale, les uns
et les autres convaincus, on ne sait pourquoi,
que Sharon était tombé dans la marmite
de potion magique et s’était métamorphosé
en homme de paix. A Rome,
on parlait même de
prix Nobel...
Mais c’était compter
sans l’intervention
divine. Sharon
a eu une attaque
cérébrale qui le
place dans la situation
qu’il avait
l’habitude d’attribuer
à Abou Mazen
: hors jeu.
Le coma d’Ariel
Sharon implique un
bouleversement des
cartes politiques en
Israël. Si le parti
Kadima continue à
être donné largement
gagnant dans les élections qui auront
lieu le 28 mars, son dirigeant, Ehoud
Olmert, qui fait office de premier ministre,
ne jouit pas du charisme de l’ancien commandant
du tristement célèbre commando
101 et, malgré ses déclarations sur « la
continuité de l’héritage d’Arik », il ne
partage pas sa conception stratégique,
comme d’ailleurs une majorité de dirigeants
du Kadima, tous transfuges des
anciennes grandes formations politiques
sionistes.
Ariel Sharon était le premier dirigeant
israélien, depuis David Ben Gourion, à
avoir un plan stratégique à long terme
(cinquante ans, disait-il) visant à coloniser
l’ensemble de la Palestine et, pour ce
faire, à empêcher tout accord définitif
avec les Palestiniens susceptible d’entraver
le projet colonial ; à proposer aux
Palestiniens des accords provisoires à
long terme (cinquante ans) ou, alternativement,
imposer unilatéralement ses projets
concernant les Palestiniens, y compris
un « Etat » dans les zones qu’Israël ne
peut coloniser et dont il ne veut pas avoir
la responsabilité, la bande de Gaza pour
commencer. Sharon avait aussi le courage - et les moyens - de faire front à
d’éventuelles pressions de la part de
Washington.
Avec Ehud Olmert, c’est le retour à la
politique traditionnelle des dirigeants
israéliens, qu’ils soient du Likoud ou travaillistes, faite de deux éléments : lire
les sondages de popularité et écouter
vers où souffle le vent à la Maison
Blanche. C’est loin d’être une stratégie.
Ayant entendu Condoleezza Rice suggérer
à Sharon de modérer son unilatéralisme
et de faire participer les Palestiniens à ses
projets, Ehud Olmert a immédiatement
annoncé qu’il envisageait de rencontrer
Abou Mazen... une fois que celui-ci
aurait fait la preuve de sa capacité à neutraliser
le terrorisme. L’intention du premier
ministre par intérim était de continuer
les pressions sur l’Autorité
palestinienne afin, à terme, de reprendre
un processus négocié, ne serait-ce que sur
des accords intérimaires. Cette perspective
était populaire dans l’opinion israélienne
et, il y a encore un mois, Kadima
semblait pouvoir écraser ses concurrents,
comme si Ariel Sharon était encore à sa
tête.
Seconde intervention
Mais voilà que survient une seconde
intervention divine, ou, plus exactement,
l’intervention de ses serviteurs les plus
zélés : la population palestinienne de
Cisjordanie et de Gaza vient d’élire un
nouveau parlement où le Hamas est largement
majoritaire, provoquant ainsi,
pour la seconde fois en deux mois, une
redistribution des cartes.
La victoire du Hamas représente pour
Israël un renversement de situation, en
ce sens qu’elle signifie, pour la première
fois depuis 2001, que c’est Israël qui
attend de voir « ce qu’ils vont faire ».
Jusqu’à présent, c’était aux Palestiniens
de subir les effets de la politique israélienne,
qui considérait l’Autorité palestinienne
comme un objet manipulable à
merci et non comme un sujet autonome.
Ce changement est d’ores et déjà une
victoire palestinienne, quelle que soit, par
ailleurs, la politique que va suivre le
gouvernement israélien. Ce dernier, avec
Ehud Olmert à sa tête, va d’ailleurs
suivre la politique de Washington, tout
en essayant d’utiliser ses appuis au
Congrès pour mener une politique la
plus à droite possible.
La victoire du Hamas va galvaniser le
Likoud. Il lui manquait un épouvantail
jouant à l’encontre de l’état d’esprit
général de l’opinion israélienne, lasse
de la violence et du statu quo instable
et donc séduite par le discours de Kadima
sur des initiatives politiques, qu’elles
soient négociées ou unilatérales. « Netanyahou
est fort contre le Hamas » est le
nouveau slogan du Likoud, et une critique
de la modération de Olmert face
à un ennemi dont personne ne nie le
caractère extrémiste peut permettre une
certaine remontée d’une popularité qui
était au plus bas.
Le parti travailliste, en revanche, risque
bien d’être la victime principale de la
victoire des islamistes palestiniens. Son
dirigeant, Amir Peretz, défendait avec
une certaine cohérence un retour à la
politique négociée et une rupture nette avec
le plan Sharon ; les dernières élections
palestiniennes lui coupent l’herbe sous
le pied. Ceci dit, le fait que le parti travailliste
ait beaucoup de peine à s’affirmer
dans la campagne électorale actuelle
est d’abord et avant tout le résultat d’un
sabotage interne de la part des vieux
caciques du parti qui n’ont toujours pas
digéré qu’un Marocain ait été élu à la
tête du parti. Cette hostilité est relayée par
des médias foncièrement racistes qui ne
cachent pas leur mépris envers Amir Peretz
: certes ils reconnaissent ses capacités
à « faire du social », mais de là à
prétendre pouvoir être le premier ministre
d’Israël... A les lire on pourrait croire
qu’Ehoud Olmert est sorti major de l’ENA
et que Benjamin Netanyahou a fait ses
classes à la London School of Economy.
Incertitudes à gauche
Même si les sondages surestiment encore
le succès attendu du parti Kadima, il
fait peu de doute que ce dernier sortira
majoritaire du prochain scrutin, et que
son chef, Ehud Olmert, formera le prochain
gouvernement. La question est :
avec qui ? Tous les partis se déclarent
candidats à la prochaine coalition gouvernementale,
du Likoud... au Meretz.
Ce dernier s’est fait le principal avocat
du soi disant pragmatisme d’Ehoud
Olmert et de ses capacités à remettre en
question le statu quo. Avec un tel programme,
on comprend pourquoi de plus
en plus de ses anciens électeurs préfèrent
l’original (Shimon Pérès) à la copie
(Yossi Beilin), et ont décidé de voter
pour Kadima. Les meilleurs d’entre eux
vont soutenir Amir Peretz qui se situe
clairement à la gauche de Beilin, ou voter
pour le Front démocratique, liste menée
par le parti communiste israélien.
Ce dernier a fait le choix, nouveau en
Israël, de mener une campagne écologiste,
deux de ses trois têtes de liste étant
des militants environnementalistes assez
connus en Israël. Le problème majeur
auquel sont confrontés le Front démocratique
ainsi que les deux autres listes
appelées par les médias « listes arabes »
du fait de leur électorat essentiellement
arabe, est le risque de ne pas passer le
seuil minimum qui vient d’être fixé à
2 %. Les tentatives d’unification des
listes arabes ont échoué et si, ensemble,
elles peuvent avoir entre dix et douze
députés, il n’est pas exclu que, séparées,
aucune n’obtienne le minimum
pour avoir des élus. D’autant plus que
se dessine une forte tendance à l’abstention,
la population arabe ayant le sentiment
que ses élus n’ont plus le pouvoir
de lobby qu’ils avaient il y a encore une
dizaine d’années.
Jamais une campagne électorale n’a
laissé le public israélien si indifférent.
Tout se passe comme si les jeux étaient
faits, les choix stratégiques inexistants
et les possibilités de changer la mise
trop difficiles ou trop lointaines. Certes,
à l’heure où j’écris ces lignes, il reste
encore quatre semaines et comme les
faits l’ont amplement démontré ces trois
derniers mois, les rebondissements sont,
au Moyen-Orient, souvent la norme.
Mais si rien d’extraordinaire n’arrive
au cours de ces quatre semaines, les
résultats des prochaines élections en
Israël ne surprendront personne.
Michel Warschawski