“Sawerney ! Sawerney !” crient les enfants grouillant tout autour (prends ma photo ! prends ma photo !). Nous sommes à Yibna dans Rafah, un des sites de destruction les plus désolés de la Bande de Gaza où les enfants palestiniens jouent dans les ruines de leurs maisons détruites. Malgré les cessez-le-feu (et le danger) ils chassent toujours les tanks israéliens. Ceci est leur terrain de jeu.
« Argent ! » demande-t-ils. Quand vous leur dites que vous n’en avez pas, leur humeur change : « Shalom » disent-ils maussadement (Paix en hébreu).
Certains de ces jeunes ne répondent pas bien à l’idée de paix. Leur dernier grief se porte sur la police palestinienne qui vient d’être acheminée pour garder la frontière avec l’Egypte en coordination avec l’armée israélienne. « Nous haïssons la police » dit Ahmed, 11 ans. « Ils essayent de nous empêcher de lancer des pierres. Ils nous tirent les oreilles. Et quelquefois il font de nous un exemple, ils nous coupent les cheveux vraiment courts ».
Il se renfrogne et dit : « Nous haïssons Abu Mazen ! Nous n’avons pas peur de mourir pour la Palestine ».
Malgré toute leur témérité, ce sont des enfants qui rient une minute et éclatent en sanglots la minute d’après. Les trois quarts d’entre eux souffrent d’anxiété et de cauchemars. Beaucoup ont des ‘flash-back’ sur des événements violents. Selon les recherches faites par la « Gaza Community Centre for Mental Health », 55% des enfants dans les régions « chaudes » telles que Rafah, souffrent de problèmes de stress post-traumatique sévère.
« Ces enfants sont devenus indifférents à la mort » dit le Docteur Fadel Abu Hein, professeur adjoint de santé mentale et de psychologie à l’Université Al-Aqsa. « D’un côté, ils se sentent peu sûrs face aux soldat israéliens ; d’un autre ils embrassent la mort parce que le martyr est célébré dans cette société là ».
Ceux qui sont le plus touchés sont ceux qui ont vu des membres de leur famille ou des amis tués devant eux, mais les enfants sont également traumatisés par les tirs, les raids nocturnes, les démolitions et le stress des autres personnes. « Dans le long terme, le traumatisme grandira avec l’enfant et fera partie de sa personnalité » dit Abu Hein. « La maladie mûrit avec eux ».
La conséquence pourrait être que certains enfants ne s’adapteront jamais à la paix, et au lieu de cela grandiront en devenant des adultes agressifs déchargeant leur rage contre leurs propres familles et la société. « Certains pourraient projeter leur colère sur leurs propres enfants afin d’observer sur eux leur propre souffrance. Comme un miroir » dit Abu Hein. Environ un tiers des enfants de Gaza ont besoin d’un traitement intensif, avertit le psychologue, et ce afin de prévenir « la création dans le futur d’un soldat contre Israël ».
La maison de Lubna a été démolie lors de la dernière incursion. Sa famille vit à l’étroit dans la maison de sa tante et à portée de vue de l’armée israélienne. Lubna, 11 ans, dit : « J’ai peur des bulldozers et des tanks, mais je lance des pierres contre eux parce que les israéliens sont mauvais. Ils nous ont jeté hors de notre maison et ont battu mon père ».
Lubna fait des cauchemars au sujet des coups reçus par son père. « Quand je serai grande », dit-elle, « Je veux être docteur afin de guérir les blessures causées par les Israéliens ».
Après l’école, Lubna va au Centre ‘Lifemakers’ pour des sessions de deux heures pendant lesquels 40 enfants apprennent l’anglais, écoutent des histoires et s’expriment. Peu de parents peuvent se permettre de payer le tarif mensuel et le Centre (un espace rare où les enfants peuvent venir jouer en toute sécurité) a une existence précaire. Le Centre est supposé ouvrir trois fois par semaine, mais la plupart des enfants viennent chaque jour.
« Comment puis-je leur dire de ne pas venir ? » demande Fida Qishta (22 ans) une volontaire qui dit que son travail consiste à « réparer les cœurs brisés ». Elle raconte des blagues et chante des chansons pour égayer les enfants les plus déprimés. « Mais je ne peux pas les ‘réparer’ en un seul jour. Ils pensent aux bulldozers et aux tanks et rêvent d’ être des martyrs ».
Cela devient évident quand on voit les pièces que les enfants écrivent et jouent eux-mêmes. Lubna prend part à l’une d’elles. Quatre filles traversent lentement la pièce. Lubna tombe par terre (elle a reçu une balle tirée par un soldat israélien à un check-point). Ses amies pleurent. Elles marchent à nouveau. Une autre fille tombe. Quand les deux filles survivantes arrivent chez elles, leurs mères viennent à leur rencontre : « Où est Lubna ? Où est Abir ? Pourquoi portez vous leurs sacs ? » Les filles répondent : « Elles sont devenues des ‘shahids’ (martyrs) ». Elles s’étreignent mutuellement et pleurent.
« J’ai été choquée quand elles ont commencé cela » dit Qishta dont la propre pièce autour de pique-niques a été rejetée. « Cela me fait pleurer parce que ce n’est pas comme si elles jouaient ça, cela ressemble à la réalité. C’est leur réalité ».
Anees, 19 ans, vit à proximité. Une grande partie de son quartier a été réduit en ruines par des bulldozers israéliens. Lors d’un des raids de l’armée, il a été témoin de la mort de sept de ses voisins. « Je les ai cherchés dans la rue » se rappelle-t-il, « et j’ai vu la tête de l’un d’entre eux au milieu de la route. Des morceaux de leurs corps étaient éparpillés dans les arbres. Je voyais de la viande. C’était mes amis ».
Beaucoup de personnes dans la région pensent qu’Anees est fou. « Ils m’appellent Anees l’Israélien parce que le sang me rend malade. J’ai voté pour Abu Mazen parce que l’Intifada n’avait rien donné. Si un officier israélien venait à ma maison, j’aimerais l’inviter à boire un thé. J’aimerais avoir un ami juif à Tel Aviv. »
Ces idées ne sont pas des idées populaires à exprimer à voix haute à Rafah même si la plupart des Palestiniens en ont assez du combat. Ce qu’Anees désire le plus au monde c’est étudier à l’étranger. Sa valise est faite depuis l’année dernière. Ce qui l’arrête c’est le manque de qualifications : il n’arrête pas de rater deux sujets de ses examens finaux. « J’ai essayé. Mais regardez cet endroit. Tout est destruction. Je ne peux pas étudier ici. »
Anees n’est pas le seul. Certain des étudiants d’Abu Hein se plaignent d’être en train de perdre leurs capacités mentales. Ils disent : « Docteur, il y a quatre ans nous nous sentions intelligents et pouvions acquérir rapidement des connaissances. Mais nous avons perdu notre concentration et notre énergie. Maintenant nous sous sentons stupides. »
La recherche démontre que l’exposition à des traumatismes sur un long terme peut avoir des effets physiques nuisibles sur le cerveau. Après des poussées d’adrénaline, le cortisol chimique est libéré dans la circulation sanguine. Sur le court terme, ce mécanisme de « combattre ou fuir » est bon pour la survie, dit David Trickey, un psychologue clinique agréé à la clinique pour stress traumatique au ‘Great Ormond Street Hospital ‘ de Londres. Mais sur des périodes longues « le cortisol devient toxique et affecte le cerveau, surtout pour les enfants dont le cerveau est encore en voie de développement et donc malléable ».
L’émotion et l’apprentissage sont affectés. « Le cerveau est maintenant organisé autour des menaces et ne veut plus prendre en compte ce qui se passe dans les salles de classe mais note plutôt ce qui se passe dehors » dit Trickey.
Pendant l’Intifada, plus de 630 Palestiniens mineurs de moins de 17 ans, ont été tués. Selon le Centre Palestinien pour les Droits Humains (PCHR) 3.700 autres jeunes ont été blessés. Reeham est l’un d’eux. C’est une ravissante petite fille de sept ans aux cheveux brillants. Elle retire un de ses yeux.
Reeham a reçu une balle dans l’œil et a perdu un doigt pendant un raid israélien. Les autres enfants l’appellent « un œil ». Elle a perdu son amour propre et tout intérêt pour l’étude. Elle passe des heures devant le miroir, se parlant à elle-même et examinant des photos d’elle avant et après l’incident.
« Elle se sent inférieure et cela fait maintenant partie de sa personnalité » dit Abu Hein. « Même si elle va à l’université et que ses compagnons lui jurent qu’ils « ne regardent pas son œil », elle ne les croira pas ».
Le père de Reeham, Hani, a d’autres soucis. « Je suis un peu inquiet parce qu’elle est une fille. Si cela était arrivé à un garçon, il pourrait s’adapter mais pour elle, son futur en tant que fille est de se marier. » Reeham montre son œil à la caméra. « Sawerney » chuchote -t-elle.