Depuis un mois et demi et la découverte d’un commando israélien déguisé en travailleurs humanitaires, les contrôles aux check-points du Hamas sont de plus en plus insistants. Et le climat de défiance s’est intensifié.
Après le check-point, un autre check-point. Enfilade de sas. Depuis un mois et demi, les interrogatoires dans les préfabriqués du point de contrôle du Hamas à l’entrée de Gaza sont plus insistants : « Depuis quand êtes-vous journaliste ? Comment est votre arabe ? Tu as des amis ici ? » Une fois autorisé à repartir vers Gaza, de nouveaux check-points. Mobiles ceux-là : deux barrières et un soldat muni d’une arme automatique. Ils pullulent dans l’enclave palestinienne, longue d’une trentaine de kilomètres, sous la férule du Hamas depuis 2007. « Parfois, ils posent une question pour vérifier notre accent », note notre chauffeur.
Depuis qu’un commando israélien déguisé en travailleurs humanitaires palestiniens a été débusqué mi-novembre par les Qassam (brigades armées du Hamas), provoquant l’échange de feu le plus violent depuis celui de 2014 entre Israël et les factions palestiniennes, le mouvement islamiste veut verrouiller les accès d’un territoire déjà sous blocus. Objectif : assurer la population que Gaza n’est pas une passoire où les Israéliens peuvent aller et venir. Les « étrangers » (diplomates, journalistes et humanitaires, seuls à pouvoir entrer dans l’enclave), et ceux qui travaillent avec eux, sont dans le collimateur. Avec un petit rire, un professeur d’université, réputé proche du Hamas, lance : « L’œil de Gaza est sur vous ! Qu’est-ce qui me dit que vous n’avez pas laissé votre passeport israélien à la maison ? » Même si le mouvement a toujours été paranoïaque, insiste un journaliste palestinien : « A leurs yeux, si t’es pas Hamas, t’es l’inverse. Un traître en puissance. »
Guère de paix à Gaza
Surtout, en maintenant cet état de siège, les dirigeants du Hamas entretiennent le souvenir de l’épisode. « Jalon historique », au même titre que la « Marche du retour », a rappelé dimanche 16 décembre Ismaël Haniyeh, le chef du politburo du Hamas devant des dizaines de milliers de fidèles, rassemblés pour l’anniversaire de la fondation du mouvement. Au micro, Haniyeh a assuré que tous les détails de la « défaite » des soldats d’élite israéliens seraient bientôt révélés.
« Aujourd’hui encore, on ne parle que de ça, s’exclame l’économiste Omar Shabban. Pour la population, ça a d’abord été un choc, puis une fascination. Il y a mille rumeurs sur les réseaux sociaux, les télés feuilletonnent les infos. C’est le blockbuster de Gaza ! » D’ordinaire, les histoires de barbouzes « grimés en arabe » (du nom hébreu de ces unités dites « Mustarabin ») passionnent surtout les Israéliens, accros à la série Fauda. Sauf qu’à l’écran, les « infiltrations » ne concernent que la Cisjordanie occupée. Gaza, où sont toujours détenus, selon toute vraisemblance, deux citoyens israéliens depuis 2014 et 2015, apparaissant comme impénétrable aux yeux du grand public israélien. A ce titre, l’opération déjouée par le Hamas a brisé un tabou : jamais depuis la guerre de 2014, Tsahal n’avait assumé être entrée dans Gaza.
Scoops et propagande
Pourtant, ce dimanche 11 novembre, Israël venait d’amorcer une détente après des mois de tensions en autorisant le paiement des fonctionnaires du Hamas par le Qatar, ainsi que l’entrée de camions de fioul pour rétablir un accès décent à l’électricité. L’armée israélienne avait laissé entendre qu’il ne s’agissait que d’une opération de routine, « comme tant d’autres derrière les lignes ennemies ».
A Gaza, les versions se recoupent et s’amplifient, nourries par les scoops des médias israéliens et la propagande locale. L’unité spéciale, composée de huit membres dont deux femmes, aurait vécu sous couverture à Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, pendant plusieurs jours, louant un appartement et un lopin de terre. « Peut-être trois mois », selon un diplomate européen basé à Gaza, ce que le Hamas dément. Ils se seraient présentés comme une ONG palestinienne d’aide aux déshérités et aux blessés de la « Marche du retour », détournant les identités d’un clan familial du nord de l’enclave. Sous ce prétexte, ils pourraient avoir visité des dizaines de maisons de membres du Hamas, estime un proche du mouvement.
« Une histoire de fesses »
Deux soirs d’affilés, leur minibus Volkswagen s’arrête à une épicerie. « Très suspect pour tout le monde, assure Hazem Qassem, porte-parole du Hamas. Dans cet endroit, très conservateur, passé 18 heures, on reste chez soi. » Le diplomate cité plus haut est plus explicite : « L’épicerie est en face de la maison du commandant local des Qassam, Nour Baraka. Deux femmes et tous ces hommes dans un van qui achètent des jus de fruits et des pistaches, il pense : "C’est une fête qui s’organise, une histoire de fesses." Raisonnement typique du Hamas : quand c’est bizarre, c’est soit du sexe, soit des collaborateurs… » Baraka suit le van, ordonne à ses hommes de l’arrêter et de contrôler les cartes d’identité des occupants.
L’interrogatoire s’éternise. Les hommes du Hamas trouvant étrange que cette « famille du Nord » se trouve à cet endroit. « Ils avaient une histoire prête pour ce type de situation », assure Hazem Qassem. Mais leur « légende » ne tient pas. Selon une source du quotidien britannique The Independent, leurs accents auraient pu les trahir. Vient l’échange de coups de feu. Le lieutenant-colonel druze à la tête des infiltrés est tué, tout comme Baraka, ainsi que six de ses hommes, dans une course poursuite vers les barbelés frontaliers sous un bombardement de Tsahal (des dizaines de tirs, selon le Hamas), qui couvre l’unité et détruit le véhicule abandonné. Aujourd’hui encore, la zone est bouclée et les journalistes dissuadés de s’y rendre.
Dans l’embrasement qui suit, les 12 et 13 novembre, les factions palestiniennes tirent presque 500 roquettes et mortiers, qui feront un mort dans un HLM à Ashkelon. L’aviation israélienne effectue 160 frappes et détruit plusieurs grands immeubles, tuant 14 Palestiniens, la plupart affiliés aux groupes armés du Hamas et du Jihad islamique. Malgré tout, un cessez-le-feu, via l’Egypte, est rapidement trouvé, accueilli comme un triomphe à Gaza et une « capitulation face au terrorisme » en Israël, selon le ministre de la Défense Avigdor Lieberman, qui démissionne et provoque une crise gouvernementale. « Cerise politique sur le gâteau militaire du Hamas », résume Adnan Abu Amer, politologue à l’université de l’Oumma.
Opération « tranchant de l’épée »
Durant ces 48 heures, le Hamas interdit toute sortie, y compris des journalistes étrangers. Quelques jours plus tard, Yahya Sinwar, chef du Hamas à Gaza, brandit lors d’un meeting un pistolet avec silencieux qu’il présente comme le butin des Qassams. Dans une opération de communication baptisée « Tranchant de l’épée », le mouvement diffuse sur les chaînes palestiniennes et les réseaux sociaux les photographies des faux-papiers des forces spéciales israéliennes, afin de les identifier formellement. En Israël, Tsahal impose une censure totale des images, craignant l’efficacité de cette technique de renseignement via le « crowdsourcing » des réseaux.
L’objectif d’une opération si risquée ? Selon l’experte israélienne Elizabeth Tsurkov, l’unité faisait partie des Sayeret Maglan, spécialisés dans l’installation de matériel d’interception des communications. Le Hamas prétend que les ingénieurs des brigades Qassam ont réussi à disséquer le « trésor » high-tech abandonné par ces derniers, afin de lancer une « guerre des cerveaux » avec Israël… Théorie en vogue à Gaza : les Israéliens tenteraient de se brancher sur la ligne téléphonique terrestre et secrète du Hamas, à l’existence autant évoquée que démentie par divers experts, alors que la majorité des Gazaouis sont persuadés d’être sur écoute. Le fait que lors des bombardements, les Israéliens ont appelé directement certains propriétaires d’immeubles pour leur ordonner d’évacuer a renforcé cette conviction.
Les ONG préfèrent faire profil bas, même si toutes, locales ou internationales, ont noté une tension diffuse. « Ce genre de chose n’aide pas, c’est certain, note Helle Poulsen-Dobbyns, cheffe de projet chez Médecins sans frontières. A Gaza, il y a toujours eu de la suspicion autour des étrangers. Mais nous sommes ici depuis longtemps, on est une institution. » Sana Charaf, jeune volontaire de l’association palestinienne Future Development Commission, se souvient des descentes d’hommes en noir dans les jours suivants les événements. « Notre carte de bénévoles et nos gilets de l’association, ce n’était plus assez pour eux. » Plusieurs sources ont confirmé que le Hamas revoit tout son système de fichage. Sana Charaf trouve cela « normal » : « On doit se protéger de ceux qui ont de mauvaises intentions. »
Basem Naïm, haut-dirigeant du Hamas et ex-ministre de la Santé, souffle le chaud et le froid : « Ce qui s’est passé nous a donné une bonne leçon. Nous attendons les résultats de nos investigations pour prendre des mesures. On sait que ces gens là [les espions, ndlr] sont une minorité, pas la règle. On ne va pas couper les ponts avec ceux qui veulent aider la population, mais on va enquêter sur leurs profils. Nous ne sommes pas dupes : ce ne serait pas la première fois que de fausses ONG servent à faire le sale boulot, et pas qu’à Gaza. Rappelez vous comment les Américains ont retrouvé Ben Laden… »
Le Hamas renforcé
Isolé (même la Turquie prend ses distances) et exsangue financièrement, le Hamas sort renforcé de sa riposte à l’intrusion israélienne, « alors que beaucoup les accusait d’avoir vendu les martyrs de la "Marche" pour du fioul et des dollars », analyse Adnan Abu Amer. Malgré l’escalade, la fourniture en électricité ne s’est pas tarie (jusqu’à seize heures par jour, contre quatre précédemment). Ni les versements qataris. « Pour le Hamas, cela prouve que la résistance reste le meilleur moyen d’arracher des concessions. Alors que Mahmoud Abbas, qui coopère avec les Israéliens sur la sécurité, est méprisé par tous », remarque Mkaimar Abusada, politologue à l’université Al-Azhar. Une rumeur qui circule – l’entrée du commando par le terminal israélien d’Erez –, sous-entend la complicité de l’Autorité palestinienne (à qui le Hamas a prétendument « rendu » le contrôle du poste-frontière) pour dépeindre les loyalistes du raïs comme des « collaborateurs ».
Mais d’aucuns craignent que cette « victoire » ne monte à la tête du Hamas, qui souffle sur les braises en Cisjordanie, théâtre récent de plusieurs attaques meurtrières visant soldats et colons. Le Premier ministre israélien a prévenu : « Nous n’accepterons pas une situation de trêve à Gaza et de terrorisme en Cisjordanie. »
Trêve d’autant plus fragile qu’à Gaza, les « Marches » du vendredi à la frontière n’ont jamais cessé – la dernière en date affichant le bilan le plus sanglant depuis des mois, avec quatre Palestiniens tués par les snipers israéliens.