....par le fait qu’il vise les terres avec pour objectif d’induire l’inévitable transfert volontaire de la population palestinienne en visant l’espace sur lequel les Palestiniens vivent et en déployant une bio-politique en classant les Palestiniens en différentes catégories, et enfin en différents "états d’exception" ce qui les laisse sans aucun recours face à Israël.
Depuis le mythe sioniste "une terre sans peuple pour un peuple sans terre", la politique des gouvernements israéliens successifs a consisté à s’approprier des terres en ignorant ses habitants. L’invisibilité des palestiniens qui en a résulté, a été aidée par les pratiques coloniales quotidiennes d’Israël.
A une plus large échelle, il n’y a jamais eu de tentative d’assimilation des populations de la Cisjordanie, de la Bande de Gaza ou bien même de Jérusalem Est, malgré leur annexion unilatérale qui eu lieu en 1967.
Ilan Papé explique que l’un des facteurs majeurs de l’échec de l’accord d’Oslo est lié au fait que les parties en présence n’avaient la volonté de résoudre que la partie visible du problème (celui des terres), et non la partie cachée de l’iceberg (le problème des réfugiés, la responsabilité d’Israël dans la création même de ce problème des réfugiés, ou encore la non citoyenneté des palestiniens d’Israël). A mon avis, un autre problème caché qu’il faudrait ajouter à la liste est le problème de caractère juif de l’état d’Israël et ainsi que les ramifications et conséquences liées à cette exception.
Ce que j’avance ici est que le projet colonial d’Israël est spacio-cide (par opposition à génocide), par le fait qu’il vise les terres avec pour objectif d’induire l’inévitable transfert volontaire de la population palestinienne en visant l’espace sur lequel les Palestiniens vivent et en déployant une bio-politique en classant les Palestiniens en différentes catégories, et enfin en différents "états d’exception" ce qui les laisse sans aucun recours face à Israël.
Le "Spacio-cide"de la Palestine
En comparaison à d’autres conflits coloniaux et ethniques (Serbo-Bosniaque, Rwanda, etc.), la guerre de 1948 n’a pas causé, en termes relatifs, beaucoup de dommages. La notion de "Nakba" est basée sur le fait de perdre ses terres et à devenir réfugié, plutôt que de perdre la vie. Même après trois ans d’Intifada le nombre de victimes reste relativement bas, en comparaison avec les six semaines de furie au Rwanda où plus de 700.000 personnes ont été tuées.
Le projet colonial d’Israël n’est pas basé sur le génocide mais sur le "spacio-cide". Dans tout conflit, les belligérants définissent leur ennemi et le mode d’action en fonction de cet ennemi. Dans le conflit palestino-israélien, l’objectif est la terre. Différents rapports émis par le comité d’urgence de Jérusalem, créé après les invasions israéliennes d’avril 2002, montrent une destruction systématique des lieux publics : tous les ministères palestiniens, sauf deux d’entre eux, ainsi que 65 ONG ont été entièrement ou partiellement détruits. Ce qui est frappant, ce n’est pas les perquisitions mais le vandalisme. On peut "comprendre" qu’au Ministère de l’Education, des documents et des disques durs soient volés, dans le cadre d’une recherche d’information par l’appareil militaire israélien dans le but de prouver que le système d’éducation palestinien "produit des kamikazes", mais pourquoi les soldats ont-ils alors détruits les écrans d’ordinateurs et les meubles.
Durant la guerre en ex-Yougoslavie, l’architecte Bogdan Bogdanovich a créé le terme "urbano-cide" pour décrire la destruction des villes dans les Balkans. Les nationalistes serbes ont « romantisé » les villages ruraux où une seule communauté prédominait. Dans ce contexte, la ville était le symbole de la multiplicité des communautés et des cultures, l’antithèse de l’idéal serbe.
Dans les territoires occupés, la totalité du territoire est visé.
Le bulldozer est l’outil majeur qui détruit les rues, les maisons, les voitures et les plantations d’oliviers. C’est une guerre à l’ère d’une littérale agoraphobie, la peur de l’espace, (comme Christian Salmon le suggère) non pas à la recherche de la division des territoires mais à leur abolition. C’est un "spacio-cide" non pas un "urbano-cide". C’est plus holistique, cela incorpore un "socio-cide" (visant les liens sociaux comme l’a développé Salih Abdel Jawad), économi-cide (entravant la mobilité des biens et de gens) et "politi-cide" (détruisant les institutions palestiniennes et tout autre incarnation d’aspiration nationale).
Le projet d’Israël durant cette Intifada a pour objectif d’effectuer, comme l’exprime un ministère israélien, le "transfert volontaire" de la population palestinienne. Depuis le début de l’Intifada, quelques 100.000 palestiniens ont quitté le pays (près de 3,3% de la population en Cisjordanie et à Gaza) selon une étude que j’ai précédemment menée. Les gens ont également été forcés de se déplacer à l’intérieur des territoires. A Hébron, par exemple, près de 5.000 personnes (850 familles) ont quitté l’ancienne ville pour des villages avoisinants en raison des implantations juives, et en raison du couvre-feu imposé par l’armée israélienne.
La démolition de maisons est une autre tactique pour effectuer ce transfert. Depuis le début de la seconde Intifada, de septembre 2000 au 30 avril 2003, au total 12.737 personnes ont vu leur 1.134 habitations démolies à Gaza et en Cisjordanie, selon le rapport de UNRWA du 13 mai 2003. Et ces chiffres ont dramatiquement augmenté depuis.
Le transfert s’effectue également lorsque les gens deviennent "dénaturalisés", comme cela est le cas pour 200.000 palestiniens qui se sont retrouvés derrière le mur de séparation, et qui ne font partie maintenant ni de l’espace palestinien, ni de l’espace israélien.
Le "spacio-cide" a également été facilité par le morcellement du territoire palestinien en zones A, B, B-, B+, C, H1, ou H2. Dans une tel schéma, le développement d’infrastructure nationale palestinienne devient pratiquement impossible, non seulement par le fait du morcellement de l’espace mais également par la fragmentation du système politique palestinien et des municipalités. L’Autorité Nationale Palestinienne ne peut pas par exemple pas avoir de projet de réservoir pour un groupe de villages si le pipeline passe à travers une zone C. La route entre Bethlehem et Hébron a été coupée en 1999 car il n’y avait pas d’autorisation d’Israël qui permette de passe en zone C. Il y a eu des développements urbains en zone A et B, mais ils ont toujours été encadrés par les autorités militaires israéliennes qui entravaient toute possibilité d’expansion urbaine que ce soit pour des zones industrielles ou pour des zones résidentielles.
Le "Spacio-cide" est un processus qui s’est appliqué indépendamment du processus de paix. Même après la signature des Accords d’Oslo, le nombre de colons a triplé (de 120.000 à 430.000) et la zone des implantations a doublé.
La caractéristique du "spacio-cide" est de nier et d’ignorer le développement démographique de la communauté palestinienne, et de nier systématiquement l’espace nécessaire à cette expansion démographique. Il est important de réaliser que la géométrie de l’occupation ne peut être appréhendée qu’en trois dimensions. Il y a les questions non résolues relatives aux nappes phréatiques, à l’archéologie, aux tunnels, aux réservoirs d’eau, à l’espace aérien, etc.
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Ces difficultés liées à l’espace (il n’est plus possible de tracer une ligne continue pour séparer les palestiniens des israéliens) ont mis à jour le fait que les parties en présence lors du processus d’Oslo ne pouvaient plus considérer une solution à deux dimensions. La proposition israélienne consistait à donner aux palestiniens une souveraineté limitée sur les territoires mais de maintenir une souveraineté israélienne sur les sous-sols et l’espace aérien. En d’autres termes, nous aurions une sorte de souveraineté "sandwich" - Israël, Palestine, Israël - à travers la dimension verticale.
Les états d’exception
Le développement d’une exploration du bio-pouvoir qui a fait ses débuts avec Michel Foucault, Giorgio Agamben a montré comment la souveraineté autorise le "droit de vie (et de mort)" par l’utilisation de la règle d’exception, tous deux étant au-dessus de la loi.
Le souverain, selon le philosophe allemand Carl Schmit, est celui qui a le pouvoir de déclarer l’état d’exception. Il ne se caractérise pas par l’ordre qu’il institutionnalise à travers la constitution mais par la suspension de cet ordre. Le souverain a le droit de suspendre la validité de la loi, droit qui n’est bien entendu pas inscrit dans la constitution.
L’état d’exception des palestiniens est particulièrement évident dans leur statut sous la loi israélienne, où ils sont exclus de tout recours devant la loi alors même qu’ils restent soumis à cette loi.
Le cas des palestiniens de Jérusalem est l’exemple par excellence de ce jeu d’exclusion/inclusion. Physiquement, il sont inclus (dans la mesure où Jérusalem a été annexée et "unifiée") alors qu’ils sont exclus (certains services sont étendus à Jérusalem Est, la où il n’y a pas de plan de construction, et où les populations sont effectivement séparées). Ils sont inclus (en proclamant l’annexion et l’unification de Jérusalem) alors qu’ils sont exclus (pas de service, pas de plan de construction, ségrégation) et exclus de la citoyenneté alors qu’inclus en tant que détenteurs d’un document d’identité qui peut être exigé à tout moment.
L’inhabilité de la communauté internationale à reconnaître Israël comme un état colonisateur vient du fait que les pratiques qui régulent la majorité "blanche" vivant dans une zone "normale" (la population juive à l’intérieur de la Ligne Verte) éclipse les pratiques appliquées aux minorités vivant dans l’état d’exception : les palestiniens d’Israël, les palestiniens de Jérusalem, les palestiniens des différentes zones des territoires occupés, les réfugiés à l’intérieur et à l’extérieur des camps.
Avec ces catégorisations, Israël est capable de restreindre les constructions résidentielles dans Jérusalem Est et ensuite "légalement" détruire les habitations sans permis. De façon similaire, les constructions résidentielles pour les palestiniens dans les différentes zones des territoires occupés, sont restreintes. L’ordre militaire 418, "Ordre pour le planning des villes, villages et bâtiments (Judée et Samarie)", défini les conditions d’obtention des permis de bâtir. L’un des derniers articles (numéro 7) dénommé "pouvoirs spéciaux" , donne le pouvoir au Conseil du Haut Planning le pouvoir d’"amender, annuler ou suspendre pour une période définie la validité de tout plan ou permis ; d’assumer les pouvoirs alloués a tous comités mentionné dans l’article 2 et 5 ; de garantir tout permis que tous comités mentionnés dans l’article 2 et 5 sont habilités à garantir, ou amender ou annuler un permis ; de dispenser pour le besoin de tout permis que la Loi nécessiterait". En d’autres termes, le souverain peut utiliser ces exceptions pour annuler tout ordre qui aurait été promulgué pour réguler le permis de bâtir.
CONCLUSION : Exception, "spacio-cide"et résistance
La bio-politique rend possible le "spacio-cide" et le "spacio-cide" dé-territorialise les Palestiniens. Pour contourner cela, les Palestiniens se sont focalisés en particulier sur la construction, ce qui peut être considéré comme le moyen de résistance non violent le plus efficace.
La bio-politique déployée et le régime d’exception que le souverain proclame sont renforcés dans le cas des acteurs palestiniens et israéliens par la chaîne de « victimisation » commencée avec l’holocauste. Dans un jeu d’interactions et de projections, les israéliens se perçoivent comme LES victimes d’exception, une exception qui provient du caractère exceptionnel de l’holocauste. Les palestiniens se perçoivent également comme étant les victimes par excellence ("LES" colonisés et "LES" réfugiés sans droit), ce statut d’exception a débuté avec la "Nakba".
Dans le même esprit que le "spacio-cide"qui trouve ses origines dans le mythe sioniste d’une "terre sans peuple pour un peuple sans terre", les réfugiés palestiniens ont créé le mythe/rêve "d’une terre sans peuple pour des réfugiés sans terre". Les réfugiés palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza ainsi que la diaspora palestinienne ont un attachement plus fort à la terre que les gens de Palestine. Les interviews que j’ai menées auprès de bon nombre d’entre eux montrent qu’ils insistent fortement à parler de la propriété, la terre, la mer Méditerranée, la mosquée Al Aqsa, etc. Et ils maintiennent ce discours lorsqu’ils sont confrontés à la question de comment vivront-ils et avec qui, que ce soit avec des Juifs ou non. Le discours du droit de retour est à mon sens un discours de retour à la terre et non de retour à la société.
On est encore dans un monde où le droit des citoyens a été développé mais non celui de l’être humain. Hannah Arendt a très judicieusement noté que depuis le début des années 50, il n’y a pas de place pour les êtres humains sans état-nation.
Toute solution au problème des réfugiés palestiniens devrait donc viser leur identité politique et non leur situation humanitaire uniquement. Ayant abandonnés leur milieu ou ayant été forcés de le quitter, les réfugiés palestiniens tendent à être dépossédés de l’identité que le milieu définit, soutient et reproduit. Même si la situation prolongée a fait que certains d’entre eux se seront complètement intégrés, voir assimilés aux pays d’accueil. Cependant, leurs anciennes identités survivent tels des fantômes, hantant les nuits d’autant plus péniblement qu’ils sont tous sauf invisibles à la lumière du jour.
Pour finir, nous conclurons par le fait que le "spacio-cide" est rendu possible par trois mécanismes :
Premièrement, la bio-politique déployée par le pouvoir colonial israélien, ensuite par la capacité de ce pouvoir en tant que souverain de déclarer l’état d’exception à tout moment, en interdisant aux gens le recours à la loi et en agissant en dehors de la sphère « juridico-légale » en construisant par exemple le Mur de séparation.
Le troisième mécanisme est l’activation de "l’état de suspension" depuis le début de cette seconde Intifada, tel qu’Israël et les Etats-Unis persistent à essayer d’établir depuis la 2ème année de l’Intifada en insistant sur la suspension du conflit et non sa résolution, par l’établissement d’un cessez-le-feu au lieu de faire cesser l’occupation, et par l’initiation de négociations de sécurité au lieu d’instaurer des négociations politiques.
Les colonisés ne sont pas passifs à ces trois mécanismes. Ils interviennent avec des modes d’action violents et non violents, en encerclant les colons après avoir été encerclés par eux, en construisant habitations et une société à part entière, en créant de la visibilité, et mobilisant des mouvements internationaux. La politique israélienne du transfert "volontaire" de palestiniens a comme conséquence une émigration israélienne très importante. De nombreux indicateurs montrent que la population israélienne quitte Israël. De plus, en 2003 le niveau d’immigrants vers Israël n’a jamais été aussi bas depuis 1975.