Photo : Turmus aya, une Palestinienne rentre dans sa maison calcinée par les colons, le lendemain de l’attaque au cours de laquelle 200 Israéliens ont endommagé 15 maisons et brûlé 30 voitures - Crédit : Oren Ziv (Active Stills)
Le coup d’État judiciaire en Israël progresse lentement depuis plus de huit mois, se heurtant à une forte opposition de l’opinion publique qui a freiné l’élan de la coalition. Cependant, depuis que la formation du gouvernement a eu lieu à la fin du mois de décembre dernier, un bouleversement plus discret mais néanmoins important est en cours à l’est de la ligne verte, la ligne d’armistice de 1949.
Les deux sont liés : les experts juridiques et les militants des droits humains affirment que les changements radicaux en Israël ont pour but de faciliter et d’accélérer les évolutions en cours en Cisjordanie. À toutes fins utiles, cela équivaut à une annexion à tous égards, sans déclaration officielle.
Le changement de politique d’Israël est déjà bien visible sur le terrain : Depuis le début de l’année, un nombre record de permis de construire a été délivré dans les colonies, les forces de l’ordre semblent presque totalement paralysées face aux constructions juives illégales et les actes de violence à l’encontre des Palestiniens se sont multipliés.
La mesure la plus radicale prise par le gouvernement dans les territoires [palestiniens] peut sembler technique pour ceux qui ne sont pas familiers du contrôle israélien de la Cisjordanie. L’administration civile, organe militaire à tous égards, a été confiée au ministre d’extrême droite Bezalel Smotrich, en sa qualité de ministre de la défense.
La distinction entre le contrôle israélien de la Cisjordanie en tant qu’occupation et non en tant qu’annexion découle du fait que la loi israélienne n’y est pas appliquée et que l’autorité souveraine dans les territoires est le commandant du Commandement central des Forces de défense israéliennes. L’organe responsable de la mise en œuvre de la politique du gouvernement en Cisjordanie est l’administration civile, dont Smotrich a demandé et obtenu le contrôle, arrachant par la même occasion une partie de ce contrôle à l’armée.
Cette décision, consolidée lors des négociations de la coalition, a immédiatement été critiquée comme l’un des premiers signes d’une annexion imminente. Environ un mois après la mise en place du gouvernement, le ministre Smotrich et le ministre de la défense Yoav Gallant ont signé un accord visant à diviser l’autorité sur plusieurs questions ayant des implications politiques significatives.
Il s’agit notamment de la construction, de la reconnaissance des avant-postes, de l’énergie, de l’eau, des transports et de l’archéologie, qui sont placés sous le contrôle du ministre des finances, M. Smotrich, qui réside dans la colonie de Kedumim. L’accord commence ironiquement par une déclaration selon laquelle « rien dans ce document ne changera le statut légal de la région de Judée et de Samarie ».
Par la suite, M. Smotrich a créé un organisme appelé Administration des colonies, en plaçant à sa tête son proche associé Yehuda Eliahu - le même individu avec lequel il avait créé l’ONG Regavim, connue pour ses efforts dans la destruction de bâtiments palestiniens. Aujourd’hui, on ne peut déloger un bâtiment juif illégal qu’avec l’approbation de l’Administration des colonies et d’Eliahu. M. Smotrich a également annoncé la création d’un poste de chef adjoint de l’administration civile, qui sera effectivement responsable de toutes les questions confiées au ministre. Le recrutement pour ce poste, qui réduira considérablement l’autorité du général de brigade Fares Atila, chef de l’administration civile, est actuellement en cours.
« Smotrich est en train de mettre en place tout un système qui lui est subordonné », déclare l’avocat Michael Sfard. « Ce dispositif est parallèle à l’appareil militaire. Il s’agit d’une annexion à tous points de vue, sans la cérémonie de coupure du ruban, comme l’a fait Poutine en Crimée. Il s’agit d’une annexion complète et totale réalisée par de petits moyens bureaucratiques ».
Le transfert partiel du contrôle israélien de la Cisjordanie entre des mains civiles se reflète également dans la demande de Smotrich de confier la responsabilité du conseil juridique de l’administration civile, connue sous le nom de bureau du procureur général de Judée et de Samarie, de l’armée israélienne au ministère de la défense. Les experts juridiques considèrent qu’il s’agit de l’une des mesures les plus importantes du projet. Le bureau est connu pour fonctionner conformément au droit international, qui fixe les règles pour les pays occupants et fournit des protections à la population occupée. Il suit les principes du droit international et est, au moins formellement, séparé du niveau politique. Les colons considèrent que ses conseils sont trop restrictifs.
Ronit Levine-Schnur, avocate à l’université Reichman, explique : « Dans le contexte où le gouvernement a l’impression d’être le seul à prendre des décisions, il essaie de réduire non seulement ses contraintes internes, mais aussi les contraintes du droit international. Dans les territoires, cela revêt une grande importance car les contraintes reconnues par Israël, du moins dans une certaine mesure, découlent du droit international. Aujourd’hui, un gouvernement se met en place en déclarant que cela n’a aucune importance et qu’il ne reconnaît pas les protections que le droit international accorde aux habitants d’un territoire occupé ».
Elle aussi pense que le processus en cours est une annexion de facto. « L’idée selon laquelle il faut planter un drapeau et faire sonner une trompette pour déclarer sa souveraineté est erronée », déclare-t-elle. « Ce n’est pas le critère de l’annexion. Ces cérémonies sont explicitement interdites par le droit international, de sorte que l’État n’a aucune raison de faire connaître une quelconque action pouvant être considérée comme contraire à la loi. »
Les faits sur le terrain
Les changements structurels du régime israélien en Cisjordanie s’accompagnent d’une évolution sur le terrain, les changements les plus importants relevant de l’autorité de M. Smotrich. Actuellement, il a la responsabilité d’accorder les permis de construire des logements en Cisjordanie et de convoquer la commission qui les fait exécuter. Dans le cadre des accords de coalition, le gouvernement a décidé de simplifier la procédure de construction dans les colonies, en éliminant la nécessité d’une approbation au niveau politique et en permettant aux projets de passer automatiquement par le processus d’approbation de la planification. Les changements et les motivations qui les sous-tendent sont palpables.
Selon les données recueillies par l’ONG Peace Now, au cours du premier semestre 2023, le gouvernement a permis la construction de 12 855 unités d’habitation - un nombre record par rapport aux années précédentes. Peace Now estime qu’il s’agit du nombre le plus élevé d’unités de logement réalisées depuis qu’ils ont commencé à suivre leur développement en Cisjordanie.
Simultanément, l’administration de Smotrich a quasiment arrêté de faire démolir les constructions illégales érigées par les colons juifs. Il y a environ deux mois, Haaretz a rapporté qu’en 2022, le rythme de démolition des structures illégales érigées par les colons était en moyenne de 25 par mois. Toutefois, entre le changement de gouvernement en janvier et le mois de mai de la même année, il n’y a eu en moyenne que deux opérations de démantellement.
Sous le gouvernement actuel, deux avant-postes illégaux particulièrement célèbres ont été reconnus de facto. Le premier est Homesh, dont la démolition a été évitée grâce à la révocation de la loi sur le désengagement du nord de la Samarie. Par la suite, M. Gallant a ordonné à l’armée d’approuver le déplacement de Homesh vers un autre endroit, sans aucune autorité légale pour le faire. Dans l’autre avant-poste, Eviatar, construit il y a environ deux ans, les habitants ont déménagé dans le cadre d’un accord avec le gouvernement de Naftali Bennet et Yair Lapid, qui s’est engagé à examiner la possibilité de le rendre légal - et ses habitants se sont réinstallés sur le site en juin dernier, également illégalement, et n’ont pas été expulsés depuis.
Dès l’établissement de cet avant-poste, le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir, responsable de la police, a appelé les colons à « se ruer vers les collines », et ils s’y sont effectivement précipités. Dans les jours qui ont suivi, sept nouveaux avant-postes illégaux ont été établis. L’establishment de la défense et le niveau politique étaient au courant. Néanmoins, sous la pression de Smotrich, pendant plus d’une semaine, l’administration civile n’a pas reçu l’autorisation de les évacuer. Outre l’absence d’application de la loi, le gouvernement a décidé d’approuver 10 avant-postes illégaux existants et de transférer d’importantes sommes d’argent aux colonies, dont 150 millions de shekels pour promouvoir le tourisme et l’archéologie en Cisjordanie, y compris le développement du site archéologique de Sébastia, à côté de Homesh.
L’érosion des mécanismes d’application de la loi est également évidente dans cette région. En juin, après que des colons ont mis le feu à des propriétés palestiniennes dans le village d’Umm Safa, le commandant de la brigade Binyamin de l’armée israélienne, le général de division Eliav Elbaz, a ordonné la création d’un poste de contrôle temporaire à l’entrée de la colonie voisine d’Ateret, afin d’inspecter les véhicules et de tenter de localiser les auteurs de l’attentat. Smotrich a qualifié cette mesure de « punition collective » et a ensuite, comme Ben-Gvir, condamné le recours à la détention sans procès de colons impliqués dans des violences contre les villages palestiniens d’Umm Safa, Luban Al-Sharqiyya et Turmus Ayya.
Après le meurtre de Qusai Ma’atan dans le village de Burka, dans lequel l’un des suspects était Elisha Yarad, ancien porte-parole d’Otzma Yehudit MK Limor Son-Har Melech, Ben Gvir a déclaré qu’une « médaille du mérite » devrait être décernée aux colons. Par-dessus tout, Smotrich a appelé à l’éradication officielle du village de Hawara, en réponse aux émeutes menées par les colons à la suite de l’assassinat de deux frères dans le village.
Le coup d’État judiciaire, mené par le Likoud, bénéficie d’un large soutien parmi les colons. Il est défendu par des hommes politiques qui se sont publiquement engagés à renforcer l’emprise d’Israël sur la Cisjordanie. Un rassemblement en faveur de cette réforme a eu lieu en juillet, auquel ont participé des partisans du parti sioniste religieux, en particulier des colons. L’une des organisations qui a encouragé ce rassemblement est le mouvement Regavim, créé par Smotrich.
Au début de l’année, l’organisation a publié un communiqué intitulé « Injustices de la Haute Cour de justice », énumérant les décisions qui, selon Regavim, justifient que le pouvoir judiciaire soit amoindri. Nombre de ces décisions concernent des actions menées en Cisjordanie, notamment l’interdiction de la « procédure d’alerte précoce », qui consiste à utiliser les voisins comme boucliers humains lors de l’arrestation d’individus recherchés, la révocation des notifications de démolition des maisons des familles de terroristes et l’évacuation d’avant-postes situés sur des terres appartenant à des particuliers. Plus particulièrement, il a abordé la loi sur l’expropriation, que la Haute Cour de justice a annulée en 2020.
Cette loi visait à permettre à l’État de s’approprier des terres palestiniennes privées pour y implanter des avant-postes illégaux. À la suite de cette décision, le chef du département juridique du Kohelet Forum, l’avocat Aharon Garber, a écrit dans un éditorial sur Ynet que « la décision illustre bien la crise constitutionnelle dans laquelle l’État d’Israël est empêtré. La pénétration de la justice dans des décisions politiques et des valeurs ne cesse de s’aggraver. Selon lui, il est impossible de continuer à prétendre que la Cour agit de manière objective et n’est pas politique. »
Dans un document d’orientation publié en février, le Forum des professeurs de droit israéliens pour la démocratie a exposé les cas dans lesquels la Haute Cour de justice s’est prononcée en faveur des colonies. Elle a notamment accepté la position de l’État selon laquelle l’interdiction de transférer des populations dans un territoire occupé, énoncée dans les conventions de Genève, ne lie pas la Cour. La Cour a également autorisé l’établissement de colonies sur des terres qui avaient été saisies pour des besoins militaires, à condition qu’il soit prouvé que les colonies remplissent une fonction de sécurité. Elle a approuvé la construction du mur de séparation et autorisé l’expulsion des Palestiniens vers le Liban.
La volonté d’affaiblir le pouvoir de la Haute Cour de justice, explique l’avocat Sfard, ne vient pas du fait qu’elle constitue un obstacle aux colonies, mais plutôt du fait que même les mesures qu’elle approuve ne satisfont pas les désirs des colons. « Les deux révisions sont liées, explique M. Sfard, car certaines des mesures prévues et souhaitées par M. Smotrich seraient restreintes ou annulées par la Haute Cour de justice. »
« Le rejet de la loi sur l’expropriation, ajoute M. Sfard, n’a pas empêché les expropriations, mais les a plutôt placées sur un plan différent, que la Cour autoriserait ». Il n’y a pas de plus grand mensonge dans la politique israélienne que de prétendre que la Haute Cour de justice est de gauche ou qu’elle défend les droits des Palestiniens. En réalité, elle soutient les colonies, et les limites qu’elle a fixées sont très peu nombreuses et très éloignées les unes des autres.
Même si l’annulation de la demande de motivation n’a pas d’impact direct sur les territoires, où toutes les actions du gouvernement sont menées sous l’autorité de l’armée, l’amendement à la loi qui a été adopté par la Knesset aura des conséquences sur la vie des Palestiniens.
Dans une pétition adressée à la Cour contre l’amendement, l’Association pour les droits civils en Israël a cité des exemples de décisions concernant les habitants de la Cisjordanie et de la bande de Gaza prises par des ministres du gouvernement. Ces décisions concernent notamment l’entrée des Palestiniens en Israël pour des traitements médicaux, la cérémonie commémorative alternative pour les familles endeuillées, le retour des corps et les droits des travailleurs en Israël.
Ce gouvernement sans limites s’en prend avant tout aux plus faibles", conclut Mme Levine-Schnur, "et dans les territoires, une grande partie de la population n’a pas de pouvoir politique et est donc la plus vulnérable". Il n’est pas surprenant que les médias fassent état d’une augmentation significative des incidents violents et d’un manque de contrôle.
Traduit par : AFPS