Il est vrai que ce serait un sale coup pour les auteurs et les producteurs de films qui gagnent leur vie grâce à des histoires de services secrets. Leurs productions perdraient de leur attrait.
Ce serait un désastre pour l’énorme armée de fans qui engloutissent les histoires d’espionnage, les consommateurs enthousiastes de livres et de films de héros surhumains comme James Bond et de génies super-tortueux comme le Smiley de John Le Carré.
Mais quel réel dommage causerait le fait que Washington n’espionne plus Moscou, et que Moscou n’espionne plus Washington, et que Washington et Moscou n’espionnent plus Pékin ? Le résultat serait un match nul. D’immenses sommes d’argent seraient économisées, puisqu’une grande partie des efforts de toutes les agences d’espionnage est consacrée à la lutte contre les intrigues de l’adversaire. Combien de maladies pourraient être vaincues, combien de gens affamés pourraient être nourris, combien d’analphabètes pourraient apprendre à lire et à écrire ?
Les livres et les films populaires célèbrent les succès imaginaires des services de renseignement. La réalité est beaucoup plus prosaïque, et est remplie de vrais échecs.
LES DEUX désastres classiques de l’espionnage survinrent au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Dans les deux cas, les agences d’espionnage fournirent à leurs chefs politiques des appréciations erronées, ou les dirigeants ignorèrent leurs appréciations exactes. Pour ce qui est des résultats, dans les deux cas cela revient au même.
Le camarade Staline fut totalement surpris par l’invasion allemande de l’Union soviétique, bien que les Allemands aient mis des mois à rassembler leur énorme force d’invasion. Le Président Roosevelt fut totalement surpris par l’attaque japonaise de Pearl Harbour, bien que la majeure partie des forces maritimes japonaises y aient été engagées. Les échecs furent si importants que les aficionados des espions durent recourir à des théories de la conspiration pour les expliquer. L’une de ces théories dit que Staline avait délibérément ignoré les avertissements parce qu’il avait l’intention de surprendre Hitler avec une attaque à sa manière. Une autre théorie affirme que Roosevelt avait pratiquement “invité” les Japonais à attaquer parce qu’il avait besoin d’un prétexte pour lancer les Etats-Unis dans une guerre impopulaire.
Mais, depuis lors, les échecs continuent de se succéder. Tous les services occidentaux d’espionnage furent totalement surpris par la révolution de Khomeiny en Iran, dont les résultats font toujours la une des journaux aujourd’hui. Les mêmes furent totalement surpris par l’écroulement de l’Union soviétique, un des événements déterminants du XXe siècle. Ils furent totalement surpris par la chute du mur de Berlin. Et tous fournirent de fausses informations sur la bombe nucléaire imaginaire de Saddam Hussein, qui servit de prétexte à l’invasion américaine de l’Irak.
AH, dit notre peuple, C’est ce qui arrive chez les goys. Pas ici. Notre communauté du renseignement n’a pas son pareil. L’intelligence juive a inventé le Mossad, qui connaît tout et est capable de tout. (Mossad – qui signifie “Institut” – est l’abréviation de “Institut du renseignement et des opérations spéciales”.)
Vraiment ? Lors du déclenchement de la guerre de 1948, tous les chefs de notre renseignement prévinrent unanimement David Ben-Gourion que les armées des Etats arabes n’interviendraient pas. (Heureusement, Ben Gourion ne tint pas compte de leur prévision.) En mai 1967, tous nos services de renseignement furent totalement surpris par la concentration de l’armée égyptienne dans le Sinaï, ce qui conduisit à la guerre des Six-Jours. (Nos chefs des services de renseignement étaient convaincus que le plus gros de l’armée égyptienne était occupé au Yémen, où une guerre civile faisait rage.) L’attaque égypto-syrienne de Yom Kippour en 1973 surprit complètement nos services de renseignement, alors qu’une foule de signes précurseurs étaient disponibles.
Les services de renseignement furent totalement surpris par la première intifada, et encore de nouveau par la seconde. Ils furent totalement surpris par la révolution de Khomeini, alors que (ou parce que) ils étaient profondément impliqués dans le régime du Shah. Ils furent totalement surpris par la victoire du Hamas aux élections palestiniennes.
La liste est longue et pas très glorieuse. Mais il y a un domaine, comme ils disent, où les performances de notre Mossad sont sans égales : celui des assassinats (pardon, “éliminations”.)
LE FILM DE Steven Spielnerg, “Munich” décrit les assassinats (l’“élimination”) des représentants de l’OLP après le massacre des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques. Comme chef-d’œuvre de kitsch, il ne peut être comparé qu’au film "Exodus", inspiré du livre kitsch de Léon Uris.
Après le massacre (dont la principale responsabilité incombe à l’incompétence et l’irresponsabilité de la police bavaroise), le Mossad, sur les ordres de Golda Meir, tua sept responsables de l’OLP, à la grande joie de l’opinion publique israélienne assoiffée de vengeance. Presque toutes les victimes étaient des diplomates de l’OLP, représentants civils de l’Organisation dans des capitales européennes, qui n’avaient aucun rapport avec les opérations violentes. Leurs activités étaient publiques, ils travaillaient dans des bureaux officiels et vivaient avec leurs familles dans des immeubles d’habitation. Ils étaient des cibles immobiles – comme les canards d’un stand de tir.
Dans l’une des actions – qui ressemblait à la récente affaire – un garçon de café marocain fut assassiné par erreur dans la ville norvégienne de Lillehammer. Le Mossad l’avait pris pour Ali Hassan Salameh, un officier supérieur du Fatah qui servait de contact avec la CIA. Les agents du Mossad, y compris une blonde sexy (il y a toujours une blonde sexy) furent identifiés, arrêtés et condamnés à de longues peines de prison (mais très tôt relâchés). Le vrai Salameh fut “éliminé” par la suite.
En 1988, cinq ans avant l’accord d’Oslo, Abou Jihad (Khalil al-Wazir), le numéro 2 du Fatah, fut assassiné à Tunis sous les yeux de sa femme et de ses enfants. S’il n’avait pas été tué, il serait probablement aujourd’hui le président de l’Autorité palestinienne à la place de Abou Mazen (Mahmoud Abbas). Il aurait joui du même niveau d’estime aux yeux de son peuple que Yasser Arafat – qui fut, vraisemblablement, tué par un poison qui ne laisse pas de traces.
Le fiasco qui ressemble le plus à la dernière action fut la tentative d’assasinat, par le Mossad, de Khaled Mechaal, un des principaux dirigeants du Hamas, sur les ordres du Premier ministre Benjamin Nétanyahou. Les agents du Mossad lui tendirent une embuscade dans une rue principale d’Amman et lui pulvérisèrent une toxine neuromusculaire dans l’oreille – qui devait le tuer sans laisser de traces. Ils furent capturés aussitôt. Le roi Hussein, le principal allié du gouvernement israélien dans le monde arabe, sortit de ses gonds et envoya un ultimatum furieux : ou bien Israël fournissait immédiatement l’antidote au poison et sauvait la vie de Mechaal, ou bien les agents du Mossad seraient pendus. Nétanyahou, comme d’habitude, céda, Mechaal fut sauvé et le gouvernement israélien, en prime, relâcha de prison le cheikh Ahmed Yassine, principal dirigeant du Hamas. Celui-ci fut “éliminé” par la suite par un missile Hellfire.
AU COURS des dernières semaines, un déluge de mot s’est déversé au sujet de l’assassinat à Dubai de Mahmoud al-Mabhouh, autre haut responsable du Hamas.
Les Israéliens convinrent dès le début que c’était une action du Mossad. Quelle efficacité ! Quel talent ! Comment ils savaient, depuis longtemps, quand l’homme se rendrait à Dubai, quel vol il emprunterait, dans quel hôtel il résiderait ! Quelle planification précise !
Les “correspondants militaires” et les “correspondants aux affaires arabes” étaient radieux sur les écrans de télévision. Leur visages disaient : oh, oh, oh, si le sujet n’était pas interdit... Si seulement je pouvais dire tout ce que je sais... Je peux seulement vous dire que le Mossad a encore prouvé que son long bras peut atteindre qui il veut partout ! Vivez dans la peur, ô ennemis d’Israël !
Quand les problèmes ont commencé à devenir évidents, et que les photos des assassins apparurent sur les télévisions du monde entier, l’enthousiasme s’est refroidi, mais seulement légèrement. Une méthode israélienne vieille et éprouvée fut utilisée : prendre un détail sans importance et en discuter avec passion, en laissant de côté le sujet principal. Se concentrer sur un arbre particulier et détourner l’attention de la forêt.
Non mais, pourquoi les agents ont-ils donc utilisé des noms de véritables gens qui vivent en Israël et qui ont une double nationalité ? Pourquoi, de tous les passeports possibles, ont-ils utilisé ceux de pays amis ? Comment pouvaient-ils être sûrs que les propriétaires de ces passeports ne voyageraient pas à l’étranger à ce moment critique ?
Surtout, n’avaient-ils pas conscience que Dubai était truffé de caméras qui enregistraient tout mouvement ? N’avaient-ils pas prévu que la police locale diffuserait les films de l’assassinat dans quasiment ses moindres détails ?
Mais ceci ne soulève pas beaucoup d’excitation en Israël. Tout le monde comprit que les Anglais et les Irlandais étaient obligés, pour la forme, de protester, mais que c’était sans conviction aucune. Dans les coulisses, il y a des connexions étroites entre le Mossad et les autres services de renseignement. Dans quelques semaines, tout sera oublié. C’est ainsi que ça a fonctionné en Norvège après Lillehammer, c’est ainsi que ça a fonctionné en Jordanie après l’affaire Mechaal. Ils protesteront, sermonneront, et c’est tout. Alors, quel est le problème ?
LE PROBLÈME, c’est que le Mossad agit en Israël comme un fief qui ignore les intérêts politiques et stratégiques vitaux à long terme d’Israël, profitant du soutien automatique d’une Premier ministre irresponsable. C’est, comme le dit une expression anglaise, un « franc-tireur » ou « canon libéré » – le canon d’un navire d’antan qui a rompu ses fixations et roule sur le pont, en écrasant mortellement tout marin malheureux qui se trouve sur son chemin.
Du point de vue stratégique, l’opération de Dubai a causé de lourds préjudices à la politique du gouvernement, qui définit la supposée bombe nucléaire iranienne comme une menace existentielle pour Israël. La campagne contre l’Iran l’aide à détourner l’attention de l’occupation et de la colonisation qui se poursuivent, et à entraîner les Etats-Unis, l’Europe et d’autres pays à danser sur sa musique.
Barack Obama est dans le processus qui tend à mettre en place une coalition de dimension mondiale pour imposer des « sanctions affaiblissantes » sur l’Iran. Le gouvernement israélien lui sert – volontiers – de bulldog. Il, dit aux Iraniens : Les Israéliens sont fous. Ils peuvent vous attaquer à tout moment. J’ai beaucoup de mal à les retenir. Mais si vous ne faites pas ce que je vous dis, je lâcherai la laisse et que Dieu ait pitié de votre âme !
Dubai, pays du Golfe face à l’Iran, est un élément important de cette coalition. C’est un allié d’Israël, un peu comme l’Egypte et la Jordanie. Et c’est ici que le même gouvernement israélien intervient, l’embarrasse, l’humilie, suscitant parmi les masses arabes le soupçon que Dubai collabore avec le Mossad.
Dans le passé, nous avons embarrassé la Norvège, puis nous avons fâché la Jordanie, maintenant nous humilions Dubai. Est-ce raisonnable ? Demandez-le à Meir Dagan, auquel Nétanyahou vient d’accorder une huitième année à la tête du Mossad, ce qui est presque sans précédent.
PEUT-ÊTRE que l’impact de l’opération sur notre réputation dans le monde est encore plus important.
Il fut un temps où il était possible de minimiser cet aspect. Laissez les goys dire ce qu’ils veulent. Mais depuis l’opération “plomb durci”, Israël est devenu plus conscient de la répercussion plus large de ses actes. Le verdict du juge Goldstone, les échos du comportement d’Avigdor Lieberman, le développement de la campagne mondiale pour le boycott d’Israël – tout cela tend à suggérer que Thomas Jefferson ne parlait pas à son chapeau quand il disait qu’aucune nation ne peut se permettre d’ignorer l’opinion de l’humanité.
L’affaire de Dubai est en train de renforcer l’image d’Israël comme étant un Etat brutal, une nation voyou qui traite l’opinion publique mondiale avec mépris, un pays qui conduit une guerre de gangs, qui envoie à l’étranger des escadrons de la mort dignes de la mafia, une nation paria qui doit être évitée par les gens sensés.
Est-ce que cela en valait la peine ?