Il est intéressant d’essayer d’affiner la
notion de crime de guerre à propos
d’un exemple précis de ce qui s’est
passé l’été dernier au Liban et du
choix des armes utilisées. Dans un documentaire
israélien, on voit un missile guidé
par laser qui vient détruire une voiture de
façon très précise. J’ai moi-même été sous
l’un de ces bombardements « très précis »
dans la bande de Gaza qui montrent qu’effectivement
l’armée israélienne est en possession
d’armes extrêmement sophistiquées,
capables d’une telle précision. C’est
la raison pour laquelle je me suis attaché à
voir ce qui s’est passé au Liban l’été dernier
et à opposer à cette sophistication de
la précision des armes l’usage de quelque
chose que j’ai connu au Vietnam il y a 40
ans : les bombes à fragmentation. C’est cet
exemple-là que je voudrais développer.
Les Américains qui ont mis au point ces
armes les ont modifiées pendant la guerre
du Vietnam. La première arme à fragmentation,
la bombe « ananas », était une
bombe « classique », explosant par percussion
contre le sol ou n’importe quelle structure.
Mais la bombe dite « goyave », utilisée
au Liban l’été dernier, est issue d’un procédé
diabolique : il y a sur le côté des ailettes ; quand la bombe-mère a lâché plusieurs centaines
de ces petites bombes, elles tournent
dans l’air grâce à leurs ailettes et de cette façon
le percuteur s’écarte par la force centrifuge
tant que cette petite bombe tourne.
Lorsque’elle arrive au sol et qu’elle touche
une personne, une structure, le percuteur
qui n’est plus retenu par la force centrifuge
revient vers le centre, percute, la bombe
explose et libère plusieurs centaines de
petites billes qui vont causer des blessures
terribles - et j’en ai examiné au Vietnam -
parce qu’une seule personne peut en recevoir
dix, vingt, trente... Mais le problème
n’est pas seulement là. Dans une proportion
d’environ 10 à 20% des cas, quand la
bombe arrive au sol, le percuteur ne revient
pas sur lui-même. Il ne revient sur lui-même
que quand quelqu’un le touche ou
le prend en main. Et là, l’explosion est
immédiate. C’est la raison pour laquelle,
au Liban comme au Vietnam, des enfants,
voyant ces bombes comme des jouets,
comme des petites balles, s’en sont saisis
et il y a eu des explosions.
Ces bombes pénètrent très
peu dans le sol, mais
quand même d’une
dizaine de centimètres si
bien que des gens peuvent
marcher dessus et
sauter comme sur une
mine terrestre, la différence
étant que là,
l’emplacement n’est pas
connu. Dans toutes les
guerres classiques, y compris
pendant la seconde
guerre mondiale, les gens
qui posaient des champs de mines élaboraient
des plans, si bien qu’il a été possible
de déminer ces zones. C’est totalement
impossible dans ce cas-ci parce que la répartition
de ces petites bombes est aléatoire.
– Des armes contre les civils
Ces bombes sont des surplus de la guerre
du Vietnam que les Américains, se rendant
par conséquent complices d’un crime de
guerre, ont vendus aux Israéliens en leur
demandant d’ailleurs -paradoxe - de ne
pas les utiliser contre les populations. Mais
alors contre qui ? Il n’y a pas, comme pendant
la guerre de 1914-1918 ou en 1939-
1945, des vagues d’assaut qui montent vers
l’adversaire et contre lesquelles il pourrait
relever d’une certaine logique militaire de
les utiliser. Par conséquent le fait de les
avoir utilisées pendant la guerre du Liban
dans des zones peuplées constitue à l’évidence
un crime de guerre. Et les Américains
qui les ont fournies sont complices de
façon directe d’un crime de guerre. Mais
curieusement, les Américains
ont protesté contre
l’utilisation inappropriée
d’un certain nombre
d’armes y compris celles-ci.
Parce qu’il est apparu
évident que cette utilisation
allait causer la mort
de civils et que, comme
l’avait dit Guillaume II
au moment de la guerre
de 1914, « nous n’avons
pas voulu cela ». Cela a
posé un problème aux
Israéliens eux-mêmes. Le
général Dan Halutz, dans deux articles
parus dans Ha’aretz, dit avoir donné des
ordres explicites pour qu’on ne dirige pas
ces armes contre la population et se demande
pourquoi ils n’ont pas été respectés. C’est-à-dire que les responsables israéliens reconnaissent
en quelque sorte la matérialité de
ce crime de guerre. Dans le rapport de la
[commission d’enquête Winograd, ndlr],
qui a étudié les responsabilités dans la guerre
du Liban, il n’y a pas un mot sur ce crime
de guerre que constitue l’utilisation des
bombes à fragmentation dans des zones
manifestement habitées par des civils. Cette
guerre a été la guerre de l’armée israélienne
contre le Hezbollah car il ne faut pas oublier
que l’activité du Hezbollah - tuer ou enlever
des militaires israéliens - était une action de guerre. La réponse israélienne était logiquement
militaire : contre les bunkers dans
la zone entre le Litani et la frontière.
A quoi rimait donc, par conséquent, ces
épandages de bombes à fragmentation sur
le territoire libanais si ce n’était pas une
action de terreur, complétée par la destruction
d’édifices civils (réservoirs de
pétrole, etc.), actions destinées à influencer
par la terreur la population libanaise et par
son intermédiaire les dirigeants libanais ?
Il n’y a aucune autre explication. Au moment
où Israël se vantait de disposer d’armes
ultra sophistiquées - et il est exact qu’ils les
possèdent - l’utilisation d’une arme obsolète
(puisqu’elle a plus de cinquante ans de
mise au point) et dont l’utilisation au Vietnam
a été parfaitement encadrée et connue,
est bel et bien constitutif d’un crime de
guerre.
– Choix des armes et crimes de
guerre
Il y a eu d’autres armes pour lesquelles j’ai
moins de détails et de preuves matérielles,
comme par exemple l’utilisation du phosphore.
Le phosphore blanc est épouvantable
parce qu’il n’est pas repérable à la radio et
entraîné par différents projectiles à l’intérieur
de la peau, il continue à brûler et à
déchirer les chairs pendant très longtemps.
Les militaires israéliens reconnaissent cette
utilisation contre les bunkers et, disent-ils,
à titre uniquement militaire. Or, il est
impossible d’avoir une utilisation strictement
militaire de ce type d’armes, et j’ai vu
des photos de gens très horriblement brûlés,
avec des amputations, qui pouvaient correspondre
à des brûlures par le phosphore
blanc.
J’ai moins d’éléments sur l’uranium appauvri.
C’est un problème difficile dont on a
parlé au moment de la guerre du Golfe.
L’uranium appauvri permet d’obtenir des
munitions ayant des propriétés particulières
de résistance et de dureté, efficaces
contre des structures dures comme des
bunkers. Il n’a pas en soi de propriétés
radioactives très importantes. Y a-t-il eu
d’autres essais avec un uranium « moins »
appauvri ? Je n’ai pas de détails précis et
ne puis en dire plus. Au plan des conséquences
médicales de l’utilisation de ce
genre d’armements, je peux seulement dire
qu’il m’a été donné de voir au Vietnam et
dans la bande de Gaza les dommages que
font à la population, notamment aux
enfants, des myriades d’éclats de bombes
de ce genre...
Quelquefois, des gens peuvent dire : « Au
fond, vous perdez votre temps car ce ne sont
pas les armements par eux-mêmes qui sont
scandaleux, c’est la guerre en soi, c’est d’avoir
une activité dont le but est, comme dans la
chanson ‘Le déserteur’, de ‘tuer des pauvres
gens’. » Il faut résister à cet argument, et c’est
ce que nous avons fait lors du tribunal
Russell [sur le Vietnam, ndlr] et c’est probablement
ce que nous ferons encore
lorsque nous organiserons une session de
tribunal sur Israël et la Palestine. Comme
j’ai essayé de le démontrer pour les bombes
à fragmentation, ce qui fait problème, c’est
bien la manière dont ces armes sont utilisées.
Vous aviez demandé que l’on donne
des cartes sur les endroits où ces bombes
sont tombées ; c’est impossible. Pourquoi ?
Alors que les mines sont déposées à des
endroits précis et repérables, quand la
bombe à fragmentation explose en libérant
des sous-munitions, selon le vent, la
nature, l’altitude de l’avion, elles vont être
réparties de façon relativement aléatoire
sur une zone d’1 à 3 km de long et de large
et par conséquent il est impossible d’en
dresser une carte, autrement que par la
recherche sur le terrain des volontaires.
Certains d’entre eux ont d’ailleurs eu des
accidents car elles sont parfois difficilement
repérables.
Ce n’est pas par les armes qu’on définit la
nature et l’existence d’un crime de guerre,
mais par la manière dont elles sont utilisées,
les raisons pour lesquelles elles sont utilisées.
C’est ce qui justifie les actions que
nous avons entreprises et que nous entreprendrons
pour condamner ce type d’agissement.
Transcription de Françoise Feugas.
Le titre, le chapeau et les intertitres
sont de la rédaction.