Le massacre de Deir Yassin, le 9 avril 1948, fut l’un des plus hauts faits
terroristes de la communauté juive de Palestine (le Yichouv) contre la
population arabe locale. Ces actes barbares avaient pour but de provoquer l’un des premiers nettoyages ethniques de l’après-guerre.
La veille du massacre, le chef militaire palestinien Abdel Kader
al-Husseini meurt au cours de la bataille du Castel, sur la route reliant
Tel Aviv à Jérusalem. Les combattants arabes sont démoralisés et se
replient de la région. Deir Yassin, petit village musulman proche du lieu
de la bataille, est livré à lui-même.
Le 9 avril au matin, deux bandes armées juives, l’Irgoun et le Lehi,
attaquent le village, mais face à la résistance de ses défenseurs
palestiniens, des éléments de la Haganah et du Palmach prêtent main forte
aux assaillants et achèvent sa conquête. Les deux groupes terroristes
juifs attaquent alors la population civile sans défense et laissent plus
de 100 victimes sur le terrain.
L’histoire de six dames âgées et d’un vieux monsieur
Ce 10 avril 2008 à 16 heures, nous nous retrouvons dans le quartier de
Givat Shaul, à quelques kilomètres à l’ouest de Jérusalem. Le rendez-vous
a été fixé au croisement des rues Kanfei Nesharim et Azulay. La
commémoration du massacre de Deir Yassin est une initiative de
l’association israélienne des droits de l’homme « Zochrot » (souvenir en
hébreu) et de « Deir Yassin Remembered », une organisation américaine pour
le souvenir. Les militants de Zochrot portent des tee-shirts noirs marqués
du nom de leur association, en arabe, en hébreu et en anglais. Autour de
nous, des journalistes interrogent les militants, filment le regroupement.
Une horde de soldats et de policiers, parfois en armes, nous entourent, et
retransmettent en direct nos faits et gestes.
A l’écart et assis dans un minibus, six dames âgées et un vieux monsieur,
tous palestiniens, attendent que le cortège démarre. Ils ont entre 70 et
80 ans, et sont parmi les derniers témoins de la tragédie de Deir Yassin.
Zochrot les a invités à participer à cette marche du souvenir, et leurs
témoignages seront essentiels.
Omar est un sympathique Palestinien d’Israël, la quarantaine sportive et
énergique. Il mène le cortège jusqu’au village martyre, en alternant
interviews des 7 témoins palestiniens et haltes de recueillement devant
les ruines aujourd’hui abandonnées dans les herbes folles. Eitan
Bronstein, le Directeur de Zochrot, parlemente avec la police pour un bon
déroulement de la marche. Il distribue pancartes, panneaux et banderoles.
Il y a de nombreux Israéliens, souvent jeunes, des étrangers. J’ai noté la
présence de 4 Français de l’AFPS-Rouen. Trois panneaux portent les noms de la centaine de victimes, écrits en arabe et en hébreu. Bientôt les 7
invités palestiniens nous rejoignent et le groupe d’une soixantaine de
personnes commence sa lente marche. Nous traversons la rue Kanfei Nesharim puis la suivons sur la gauche sur environ deux kilomètres.
Omar et le vieux monsieur palestinien se tiennent par la main. Il
s’appelle Abdelkader Zidane. De sa main libre, et pendant qu’ils marchent
lentement, Omar tient un micro devant la bouche de son compagnon. Celui-ci raconte, la voix éteinte et hésitante, ce que fut le calvaire de son
village tandis qu’Omar traduit ses paroles en hébreu. Pour moi, qui ne
comprends aucune de ces langues, je demande aux jeunes Israéliens présents de me délivrer quelques bribes de traduction en anglais, ce qu’ils font avec dévouement.
Les passants israéliens qui nous croisent lisent attentivement les
panneaux et banderoles. Si la plupart repartent sans commentaire, d’autres abreuvent les organisateurs israéliens d’insultes : « quand les Arabe seront une majorité dans notre pays, que diras-tu ?... » Nos amis
israéliens ne répondent pas à ces propos racistes.
Au bout d’une heure de marche, apparaît sur notre gauche un vaste terrain vague où nous observons un chaos de blocs détruits au milieu d’une végétation à l’abandon. Avec sa canne, Abdelkader nous montre les
anciennes maisons, une à une. « Ici habitait… » Les caméras de télévision
tournent pratiquement en continu. Les 6 dames, timides, hésitent à
répondre. Puis peu à peu, leurs langues se délient. Dans des sanglots à
peine retenus, elles racontent les cauchemars de enfance.
Nous poursuivons la marche puis tournons sur notre gauche, rue
Katsenelenbogen, en longeant sur son côté perpendiculaire le terrain vague précédent. Des automobilistes furieux nous claxonnent, mais nos policiers leur font signe de se calmer. Au bout de 100 mètres, nous trouvons sur notre droite les restes du village de Deir Yassin, aujourd’hui transformé en asile psychiatrique. L’entrée est barrée par une porte mobile, et nous ne rentrerons pas sur le site sacré. Deux gardiens nous observent d’un air rigolard. Ils ont parfaitement compris l’objet de notre visite.
Puis nous longeons le village, entouré d’une haie métallique parallèle à
la rue. Nous remarquons de vieux murs délabrés, immédiatement identifiés par Abdelkader. Au bout de 300 mètres, la haie se sépare de la rue et se dirige vers une petite colline, qui domine des terrains de sport où jouent des adolescents. Arrivés au sommet, nous faisons une longue halte qui nous permettra de dialoguer avec nos invités palestiniens.
Les trois panneaux couverts des noms des martyrs de Deir Yassin sont posés contre la haie, et chacun s’écarte pour former un demi cercle. Les 6 dames aux regards absents, belles dans leurs longues robes, s’en approchent et, lentement, lisent les noms un à un. Des doigts se tendent vers un nom, puis un autre. « C’était ma mère, mon père, mon frêre, ma soeur… » Le silence est chargé d’émotion et de dignité. L’une des dames tombe en sanglots, aussitôt entourée et réconfortée par ses amies. Soixante ans de deuil et de douleur remontent à la surface, et nous souffrons tous avec elles.
Puis Abdelkader nous raconte les événements du 9 avril 1948 avec une
étonnante mémoire. Membre de la garde armée qui protégeait le village, il
a fait le coup de feu contre ceux qui voulaient les anéantir. Après la
tuerie, les Palestiniens rescapés partent pour des camps de réfugiés.
L’une des Palestiniennes vit aujourd’hui dans un camp proche de Jérusalem, mais on veut l’expulser une nouvelle fois pour construire une route. Le long dialogue entre Omar et son compagnon se poursuit, riche en récits de première main.
Bientôt, il faut nous résoudre à clore la cérémonie. Nos 7 amis
palestiniens nous remercient du fond du cœur. Fatma, l’une des six dames, s’approche de moi, me prend par le bras et me dit : « choukrane ». Ce geste restera précieux pour moi. Abdelkader a droit à la conclusion : « Nothing but memory ». Le groupe se fragmente, les caméras se rangent, les voitures démarrent et la colline est rendue à ses promeneurs habituels alors que le soleil décline sur l’horizon.