Montée en puissance de l’Iran, désintégration de la Syrie et de la Libye, émergence du « Sunnistan » de l’Etat Islamique (EI) : le programme du douzième « US-Islamic Forum », organisé début juin à Doha par le think tank américain Brookings, a fait la part belle aux urgences du Proche-Orient. Fil rouge de cette conférence, dont l’invité de marque était le général John Allen, le représentant de Barack Obama au sein de la coalition anti-EI : la politique étrangère des Etats-Unis et les changements, petits ou grands, à lui apporter pour enrayer la course à l’abîme du monde arabe.
Pour la première fois ou presque depuis le lancement de cette grand-messe annuelle, le conflit israélo-palestinien ne figurait dans l’intitulé d’aucun des débats. Dans son allocution de près d’une heure, le général Allen n’a pas eu un seul mot pour cette question. C’est le signe de sa relative éclipse sur la scène médiatique et de sa relégation au bas de l’échelle des priorités occidentales.
Pour autant, le sujet n’a pas cessé de s’inviter dans les deux jours et demi d’échanges. Ici et là, des intervenants ou de simples spectateurs, la plupart arabes, ont mis en cause la passivité et la partialité de la Maison Blanche dans ce dossier. Leur leitmotiv : ne confondons pas priorité et centralité. Même si l’affaire israélo-palestinienne n’est plus la préoccupation première des dirigeants occidentaux, elle reste le nœud gordien de la région. Sans une résolution à peu près juste de ce conflit, celle-ci restera toujours à la merci d’un nouvel embrasement, qu’il s’appelle l’Etat Islamique ou autrement.
Théories du complot
Cette thèse n’est pas nouvelle. C’est celle de l’interconnexion des crises au Proche-Orient. Elle a initialement été formulée dans les années 1950 par l’historien libano-britannique Albert Hourani, le pionnier des « Middle Eastern Studies ». Dans son rapport sur l’Irak, commandé en 2006 par George Bush, l’ancien secrétaire d’Etat américain James Baker l’avait repris à son compte. « Tous les problèmes-clés au Proche-Orient sont inexorablement liés », écrivait-il et aucun ne peut être « traité efficacement, indépendamment des autres problèmes majeurs de la région » (cité par David Hirst, dans Une histoire du Liban, Perrin, 2010).
Entre Ramallah, la capitale de l’Autorité palestinienne, et Ramadi, la nouvelle conquête des soldats du « califat », dans l’ouest de l’Irak, le lien ne saute pas aux yeux. Contrairement à Oussama Ben Laden, le fondateur d’Al-Qaida, volontiers bravache, Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’EI, beaucoup plus calculateur, ne truffe pas ses discours de vitriol contre les « sionistes » ou d’évocations de la mosquée Al-Aqsa, le troisième lieu saint de l’islam, dans la vieille ville de Jérusalem, occupée par Israël. Cette discrétion inattendue alimente les théories du complot les plus extravagantes, comme celle qui veut que l’EI soit une création d’Israël et des Etats-Unis, destinée à diviser le monde arabe. Une erreur grossière : la littérature pro-EI est emprunte de références à la Palestine. « Comme son mentor Abou Moussab Al-Zarkaoui [l’ex-chef d’Al-Qaida en Irak], Al-Baghdadi ales yeux rivés sur Jérusalem », dit le Jordanien Hassan Abou Hanieh, un spécialiste des mouvements djihadistes.
Un réservoir de mobilisation
A ce titre, les zones d’implantation palestinienne, notamment les camps de réfugiés du Liban et de Jordanie, constituent un réservoir de mobilisation redoutable pour le « califat ». C’est pour cette raison entre autres, qu’après la mort d’un de ses pilotes de chasse, brûlé vif par l’EI en février, Amman s’est contenté de quelques déclarations martiales et d’une poignée de raids de représailles. « Il suffirait que l’EI parvienne à la frontière sud de la Syrie et prononce le mot Palestine pour déstabiliser la Jordanie », dit Hassan Abou Hanieh.
Inversement, il suffirait que les Etats-Unis et les puissances européennes cessent de traiter Israël comme un Etat au-dessus du droit international pour muscler leur campagne de communication anti-EI. Un simple « Yes » de Washington à une résolution de l’ONU pour condamner la colonisation juive en Cisjordanie offrirait à la diplomatie américaine au Proche-Orient un regain de crédibilité jamais vu depuis des décennies. Pareil geste aiderait la Maison Blanche à constituer contre les djihadistes une véritable coalition des peuples, et non pas seulement des régimes, comme c’est le cas actuellement.
« Les Etats-Unis abordent la question de leur image dans la région de manière purement technique, pointe Ibrahim Sharquieh, analyste au Brookings Doha Center. Ils ont gaspillé descentaines de millions de dollars pour monter une radio [Sawa] et une télévision [Al-Hurra] qui n’ont pas changé d’un iota la manière dont ils sont perçus. La question palestinienne coûte beaucoup moins cher et elle est beaucoup plus efficace. C’est un pourvoyeur de légitimité instantanée dans le monde arabe. »
A moyen terme, en se faisant les garants d’un accord de paix équitable, les capitales occidentales pourraient prétendre traiter l’une des causes profondes de l’avènement de l’EI. La complaisance dont elles font preuve à l’égard des pratiques israéliennes a permis aux autocrates arabes de confisquer la cause palestinienne et de l’instrumentaliser à loisir contre leurs opposants.
C’est au nom de la lutte contre « l’ennemi sioniste » que la dynastie Assad a pu consacrer une part énorme de son budget à l’achat d’armes qui, depuis quatre ans, servent à écraser les Syriens. En libérant les Palestiniens, la communauté internationale libérerait les Arabes d’un grief incessant à l’encontre de l’Occident, qui fait le lit de tous les despotismes.