C’est un soir comme un autre à Gaza, ou plutôt, comme tous les autres. Sans surprise. L’air est doux. Hassan, 20 ans, étudiant en physiothérapie à l’université Al-Azhar, est assis avec des amis, à la terrasse du Karawan, l’un des cafés les plus populaires de la ville. Situé dans une petite ruelle perpendiculaire à l’avenue principale, propriété de la même famille depuis plusieurs générations, l’établissement, l’un des rares lieux de rencontre encore ouvert, est tenu par les trois frères Awaja.
Depuis quelques mois, les autorités du Hamas, au pouvoir à Gaza, ont exigé que des plaques de tôles soient placées entre la terrasse et la rue, de manière à masquer la vue des fumeurs aux passants. Une décision du gouvernement prise en décembre interdit en effet de fumer en public. Mais si les autorités islamiques considèrent la cigarette et le narguilé comme des pratiques étrangères à l’islam, elles n’ont cependant pas encore osé s’attaquer aux cafés.
Des néons diffusent une lumière crue au-dessus des tables en formica, du papier tue-mouche pend du plafond. Des photos sont épinglées au mur tapissé de céramiques blanches. Celles des leaders palestiniens Yasser Arafat et cheikh Ahmed Yassine, l’ancien chef du Hamas tué en 2004 par les Israéliens, de l’Irakien Saddam Hussein, mais aussi de jeunes Palestiniens, les « martyrs » d’un interminable conflit entre les habitants de cette bande de terre tassée le long de la Méditerranée et leurs voisins israéliens. Des chansons égyptiennes émergent du brouhaha des conversations.
Un instant, on se croirait transporté au début du XX siècle, dans le quartier populaire de Gamaliyya à Khân-Al-Khalili, au Caire, où naquit l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, bien connu des Gazaouis. À 11 heures le matin, les retraités s’installent à leur table. Ils sont rejoints dans la soirée par les plus jeunes. Un café d’hommes exclusivement. Ils entament des parties de cartes ou de backgammon en fumant le narguilé, en sirotant un thé à la menthe ou un café. Le prix est raisonnable, 5 shekels (0,93 €) le narguilé, 2 shekels pour les boissons. Un employé, cigarette aux lèvres, navigue entre les tables pour changer les pastilles de charbon qui assurent la combustion des narguilés.
« Ici, au moins, mes clients sont tranquilles. Ils se tiennent en dehors des luttes politiques. Ils ne veulent pas avoir à choisir entre un camp ou un autre », le Fatah ou le Hamas, commente Adham, l’un des trois frères Awaja. La trentaine, des yeux clairs, ce colosse arbore un physique d’haltérophile qui lui a valu le titre de champion de body-building de Gaza. Il a ouvert chez lui une salle de sport où il s’entraîne quotidiennement.
Qu’adviendrait-il de tous ses clients à la recherche d’un peu de liberté, d’une respiration dans une atmosphère chaque jour plus lourde, si un jour on l’obligeait à fermer son établissement ? Depuis qu’Israël lui impose un blocus impitoyable, la bande de Gaza et ses habitants vivent l’enfermement. La guerre interpalestinienne a en outre divisé les familles et tué tout espoir d’un futur État palestinien, alors que le fossé entre la bande de Gaza, gérée par le Hamas, et la Cisjordanie, gouvernée par le Fatah, s’accroît.
« Ici, les clients grillent le temps », poursuit Adham Awaja. Avant les « événements », expression pudique pour parler du coup d’État du Hamas contre le Fatah et sa prise de pouvoir à Gaza en juin 2007, Adham Awaja invitait tous les mardis des artistes peintres de Gaza à exposer leurs œuvres au Karawan. Mais, depuis, plus rien. Après la guerre interpalestinienne, puis l’offensive israélienne, une chape de plomb s’est abattue sur ce territoire.
« Ici on se sent à l’aise », commente Hassan, un étudiant qui, dès la fin des cours, retrouve là ses copains, au moins trois fois par jour. « Avant 2007, on avait formé un groupe de dabka (NDLR : danse traditionnelle palestinienne). On se retrouvait, garçons et filles, dans des locaux de la fac. Maintenant, ce n’est plus possible, le local a été fermé. Alors, on se retrouve de temps à autre, clandestinement. » La dabka est-elle interdite par le Hamas ? « Il n’y a pas d’interdit, mais on fait attention, on ne veut pas d’histoire. La mixité est devenue un problème, poursuit l’étudiant. On n’a plus ni local ni soutien depuis deux ans. »
Hassan et ses amis préfèrent fuir l’atmosphère trop politisée de l’université. « On n’appartient à aucun clan. Alors on cherche des activités, mais elles sont de plus en plus rares. » Il joue de la guitare et aurait aimé approfondir la musique au conservatoire, mais il n’y en n’a pas à Gaza. « Le Croissant-Rouge palestinien avait ouvert une salle pour tous ceux qui voulaient jouer, mais elle a fermé. Alors, je vais aux expositions de peinture, heureusement, il y en a beaucoup. »
« Les cafés, c’est le dernier refuge pour nous. Mon père va au Sawafari, avec ses amis. Chacun son café », s’amuse Hassan. Moins bruyant et plus intime, le Sawafari est situé sur la route de la corniche, face à la mer. Quatre pères de famille entre 35 et 40 ans se retrouvent, comme chaque soir après 20 heures, jusqu’à une heure du matin, toujours à la même table. Il y a là un avocat, un commerçant, un employé de banque et un chômeur. L’ambiance est feutrée.
« Les jours de congé comme le vendredi, on vient après la grande prière, vers 13 heures. On y reste deux heures et on rentre à la maison mettre les pieds sous la table », explique l’un d’entre eux. « Ici, on a nos habitudes, le tabac est bon, le narguilé est bien servi et les prix sont raisonnables. » Tous souhaitent taire leur nom. « J’ai beaucoup de temps libre parce que je suis fonctionnaire de l’Autorité palestinienne, au pouvoir dans la seule Cisjordanie, explique un autre. Je touche mon salaire, mais je ne travaille pas. »
Les quatre amis se connaissent depuis quinze ans. Ils étaient ensemble à la fac. Pendant l’offensive israélienne contre Gaza l’hiver dernier, le groupe ne venait plus au Sawafari. « Il est face à la mer, on aurait été à portée des canons israéliens. Pendant les trêves, on allait à la Marna House, plus à l’abri. » Sur les tables, cartes, dominos, échecs, thé, café, jus de mangue et… narguilé. Comment passer les heures alors que l’on sait que rien ne change jour après jour, que le même ennui vous guette ? « Le café, c’est le seul loisir et le seul lieu où l’on peut se détendre. Il n’y a pas de cinéma à Gaza, pas de culture, et très peu d’endroits où se réunir. »
Mais jusqu’à quand ? Les quatre amis savent que l’avenir du Sawafari est menacé. Le Hamas veut le fermer car il prétend que le propriétaire n’a pas demandé l’autorisation pour ouvrir. « Il existe depuis des années, bien avant que le Hamas arrive au pouvoir ! Ils veulent tout contrôler », tranche l’un d’entre eux.
De quoi parlent-ils à longueur de journée ? « De politique évidemment ! De quoi voulez-vous parler ? répond l’un des compères. Mais aussi de la grippe A. Il n’y a pas de vaccin à Gaza, alors on prend nos précautions. On apporte chacun notre embout de tuyau de narguilé et on se protège en buvant des tisanes à l’anis. De toute façon, on peut mourir de n’importe quoi à Gaza, de maladie, de manque de soins, de la guerre, et aussi d’ennui ! »