Naplouse, mercredi 27 juin
Vers 21 heures Amar et Sami m’appellent de Rafidia pour aller boire un verre et fumer le narguilé, mais après une longue journée à Tulkarem je suis crevé et je décline l’invitation. Je m’écroule sur mon lit... Pas pour longtemps : peu après 23 heures un colonne de véhicules de l’armée israélienne passe sur l’avenue, juste sous nos fenêtres. Jeeps, blindes, bulldozers...
Avant qu’ils soient hors de vue je suis avec mon appareil photo sur le toit où Adam, mon coloc anglais, m’a prévédé. Ils sont dans le centre ville. Nombreux coups de feu. D’en haut on aperçoit les jeeps et les bulldozers qui manoeuvrent, entrant et sortant de la vieille ville d’où, à deux reprises, s’élèvent d’importants nuages de fumée. La nuit est claire, la lune presque pleine, c’est un atout pour les Israéliens. Un énorme projecteur balaie la ville depuis la colline au nord-ouest ; de temps en temps son faisceau surpuissant passe sur notre poste d’observation, et nous nous aplatissons (et nous taisons, comme s’il pouvait nous entendre !) en attendant qu’il soit passé. Nous échangeons à voix basse des commentaires sur ce que nous réussissons à apercevoir : "les revoilà !"... "ils y retournent !" ... "un bulldozer, une jeep et trois blindés !"...
Vers une heure des tirs nourris commencent à se faire entendre à l’est, sans doute à Balata Camp. Plusieurs véhicules quittent d’ailleurs la ville pour se diriger dans cette direction. Les rares autre véhicules à circuler encore sont des ambulances qui descendent et remontent l’avenue - l’hôpital se trouve au bout de celle-ci, à un kilomètre à peine. Deux fortes explosions se produisent encore et me font sursauter. Le sommeil me rattrape, je lutte pour ne pas m’endormir avant la fin du film. Dimanche dernier ils étaient repartis vers 3h du matin. Les détonations se font plus espacées, il y moins de mouvement aussi, mais ils n’ont pas l’air de vouloir s’en aller. Finalement, vaincu par la fatigue, je retourne me coucher vers 3h30. Demain grasse matinée, inch’ Allah.
Jeudi 28 juin :
réveil 8h, premier réflexe : regarder par la fenêtre. Il y a un blindé dans le carrefour : "ils" sont toujours là ! A peine le temps de prendre une douche, Amar, Sami et Juliana, une bénévole brésilienne, débarquent. Adam, lui, dort encore. Yallah ? Yallah ! Avant 8h30 nous sommes dans le centre ville, quasi désert, mais occupé par des dizaines de véhicules armés - peu de soldats sont visibles. Quelques femmes contournent les blindés à la recherche des rares magasins ouverts. Elles savent qu’une opération qui se prolonge au delà d’une nuit peut durer des jours.
La vieille ville est totalement bouclée, on ne peut ni y entrer, ni en sortir. Un gigantesque bulldozer bloque le boulevard au niveau de l’hôpital, devant lequel stationnent deux blindés. Dans le centre ville de petits groupes de jeunes lancent des pierres vers les jeeps ; les soldats ripostent avec des gaz et tirent à balles réelles. Ici et là les lacrymos se mêlent à la fumée noire des pneus enflammés. A l’entrée d’une rue menant dans la vieille ville, obstruée par un blindé, quelques personnes nous font signe. Elles apportent des provisions pour leurs enfants, mais les militaires refusent de les laisser passer. Elles attendent là depuis trois heures. Nous tentons d’intervenir mais c’est un dialogue de sourds. Les soldats se montrent méprisants envers les Palestiniens et agressifs envers nous. Le haut-parleur du blindé nous crache à plusieurs reprises "Go away, this is a restricted area. GO AWAY !" Allez vous-en ! Il faudra encore près de trois quarts d’heure de ce face à face stressant avant de parvenir à les faire passer, notamment grâce à l’intervention d’Amar, qui parle hébreu : il a appris en Israël, en prison.
A midi nous nous rendons à l’hôtel Yasmeen où Mohammed, le coordinateur de l’ISM (International Solidarity Movement) s’efforce de mobiliser les rares étrangers présents en ce moment à Naplouse. Juliana et moi nous joindrons à une équipe du Medical Relief [1], dont le rôle est d’assurer le contact avec les personnes éventuellement en difficulté dans la vieille ville, de leur apporter une assistance médicale, de les évacuer si nécessaire, et de ravitailler ceux qui en ont besoin en médicaments et en vivres. La présence d’internationaux à leurs côtés a pour but de faciliter leurs déplacements et d’aider à résoudre les éventuels conflits avec les soldats israéliens. Nous pourrons donc effectuer avec eux plusieurs maraudes dans la vieille ville assiégée. Pas encore de situations de crise graves au premier jour de l’invasion, mais les rues et de nombreux bâtiments en portent déjà les stigmates. Des jeeps et des blindés stationnent à tous les points stratégiques et la plupart des rues sont coupées par des véhicules, derrière lesquels on peut parfois apercevoir les soldats qui passent de maison en maison à la recherche de suspects.
Cette nuit ces derniers auraient blessé huit ennemis, dont un officier ; ils compteraient aussi plusieurs blessés dans leurs rangs. Le quartier de Yasmeen, fief de la résistance, est totalement inaccessible. Personne ne peut dire ce qui s’y passe. Le bruit court qu’une école du centre ville est utilisée par les soldats israéliens, comme lors de l’opération de mars dernier, comme centre de détention, et que de nombreux Palestiniens y seraient enfermés. Nous ne pourrons pas non plus vérifier cette information. Ce qui est sur, c’est qu’il y a eu des dizaines d’arrestations.
Après quelques instants de repos nous repartons, avec une nouvelle équipe, ravitailler les patients (et leurs familles) coincés dans l’hôpital, dont l’accès est bloqué par des blindés. Toutes les ambulances qui se présentent sont contrôlées et forcées à rebrousser chemin. Objectif : interpeller les combattants blessés qui seraient amenés ici. Naturellement la résistance connaît le procédé et s’ils ont des blessés les groupes armés ne les amènent pas à l’hôpital. Résultat ; comme d’habitude c’est la population qui en souffre et parmi elle les plus vulnérables.
En fin d’après-midi nouvelle réunion avec Mohamad dans un local discret du centre ville. Une vingtaine d’internationaux sont arrivés en renfort d’Hébron et de Ramallah. On constitue des groupes, on désigne les leaders, on repasse à l’hôtel, et nous voici repartis, en troupeau cette fois, re-re-revisiter la vieille ville, sans but précis. "Tourisme politique" dirait mon ami Amjad ! Il ne manque que les casquettes jaunes et le guide avec son petit drapeau, et on pourrait presque se croire avec un groupe de pèlerins dans le vieux Jérusalem ! Je ne doute pas de l’utilité de leur présence et de leurs caméscopes, mais l’ambiance boyscout et l’odeur toute occidentale de bonne conscience qui les accompagne me saoule vite, et nous ne tardons pas à quitter le groupe. Je ne me sens décidément pas l’âme d’un "international". Ca tombe bien d’ailleurs, parce que je n’en suis pas un !
Nous sommes de retour peu après 19 heures à l’appart, ça fait plus de 10 heures que nous arpentons Naplouse occupée par l’armée israéliennel. Nous y retrouvons Amar, Sami, Nasser et Adam. Nous nous racontons notre journée autour d’un thé. Je suis mort de faim, depuis ce matin je bois de l’eau et je mange du coca. Je n’ai rien avalé de solide depuis un sandwich hier après-midi à Tulkarem, j’ai l’impression que c’était il y a une semaine ! J’engloutis deux assiettes de pâtes et encore une de riz, et me couche extenué à minuit.
Vendredi 29 juin :
grasse mat’ jusqu’à 8h30, malgré une très forte déflagration qui a secoué toute la ville très tôt ce matin. Je suis à demi réveillé quand j’entends le bruit, désormais familier, des bouteilles et des pierres qui s’écrasent sur les capots des jeeps. J’attrape mon appareil photo et je fonce à la fenêtre : un long cortège de véhicules armés israéliens redescendent l’avenue vers l’est, c’est à dire vers Huwara, d’où ils étaient venus. Il semble bien qu’ils s’en aillent. Les alentours paraissent avoir repris un aspect un peu plus normal. Les étals des vendeurs de pastèques ont rouvert et quelques taxis - sans lesquels Naplouse ne serait pas Naplouse - circulent à nouveau. Les autres arrivent du camp d’Askar où ils vivent tous, et confirment la nouvelle : "ils" sont partis, l’armée israélienne s’est retirée du centre ville et de Balata, où un combattant a malheureusement été abattu ce matin.
Après un café qui fait du bien à tous nous partons vers le centre et la vieille ville, encore calmes, mais c’est vendredi. Les boutiques commencent à rouvrir, ici et là on balaie les débris, on rafistole une porte. Dans l’allée principale du souk un long tapis est déroulé et les hommes prient. Dans une rue adjacente les traces d’une explosion, le rideau métallique d’un magasin endommagé, et des centaines d’écrous en acier sur le sol. J’en ramasse quelques uns machinalement : ils sont poisseux de sang. A cet endroit la résistance a activé, au passage de soldats, une charge explosive dissimulée sous des détritus et remplie de boulons. On apprendra bientôt qu’un des militaires touchés a du être amputé des deux jambes.
Nous montons vers Yasmeen, le fief des Brigades des Martyrs d’Al Aqsa. Amar et Sami discutent un moment avec un des leurs leaders, dont le visage m’est familier. Nous sommes autorisés à entrer dans ce secteur sensible, et même à y prendre des photos. Pas d’armes en vue mais elles ne doivent pas être bien loin. L’endroit est impressionnant. Tous les murs sont criblés d’impacts de balles. Par endroit le sol est taché de sang pas encore sec. Des lambeaux d’uniformes, des bouts d’équipement militaire, des gants chirurgicaux souillés, des poches de plasma vides, témoignent de la violence des combats. Les hommes assurent avoir tué plusieurs soldats. Rien de surprenant, si j’en crois mes yeux. Par contre les media n’en parlent pas. Les combats ont du être extrêmement violents, et je comprends mieux la nervosité des soldats israéliens hier : ils devaient être morts de peur ! Des gamins de 18 ans envoyés faire leur service militaire dans cet enfer...
Soudain devant cette horreur concrète, tangible, je sens poindre une certitude étonnante, paradoxale, étrangement optimiste : jamais ils n’arracheront ce peuple à ses pierres, à ses arbres, à sa terre, tant il fait corps avec eux ! Même s’ils persistent à confisquer les terres, à s’approprier l’eau, et à détruire méthodiquement la vieille ville de Naplouse. Mais combien de larmes et de sang seront encore versés...
La nuit dernière une maison a été vidée de ses occupants, celle de la famille d’un membre de la résistance, puis les soldats l’ont fait exploser. C’est l’énorme déflagration que nous avons entendue tôt ce matin. Il ne reste qu’un tas de pierres et de gravats. Les voisins n’ont même pas été avertis et certains sont encore choqués. Verre et gravats se sont abattus sur eux et certaines maisons attenantes sont tellement endommagées que ces familles aussi vont devoir s’en aller. Le fils de l’une d’elles a eu la mauvaise idée de protester auprès des soldats : il est maintenant à l’hôpital. Toutes ces maisons ont au moins mille ans ! On mesure ici à quel point il est important, pour les uns comme pour les autres, de maîtriser le sens de l’histoire. Je photographie et photographie encore, au point que je crains de manquer de films pour la fin de mon séjour. Témoigner ! Montrer ! Raconter !
Tamer, du Medical Relief, que nous rencontrons en sortant de Yasmeen, confirme la thèse des 2 ou 3 soldats tués. "Il y en a régulièrement, mais l’armée israélienne ne le dit jamais, même aux familles. Ils préfèrent parler d’accidents... Nous le savons parce que nous arrivons à intercepter certaines conversations radio lors de leurs incursions"... A 15 heures Adam et moi allons faire quelques courses et nous mangeons tous ensemble à l’appart’ avant d’improviser un match de foot dans la grande pièce, débarrassée de ses meubles. Par une telle chaleur il faut être un peu cinglés, mais nous avons tous besoin de décompresser un peu. (...)
Peu avant minuit on reçoit un coup de fil : nombreux véhicules de l’armée massés à Huwara, ce qui pourrait signifier un nouveau raid sur Naplouse. C’est ça le téléphone arabe ! Les rues sont étrangement calmes, pas un taxi en vue. La landrover blanche de l’agence Reuters, marquée "TV" en lettres géantes, passe sous nos fenêtres, oiseau de mauvais augure. La ville retient son souffle dans l’attente d’une nouvelle invasion. Je me prépare à passer une nouvelle nuit sur le toit...
L’armée n’est finalement pas revenue cette nuit. Jusqu’à la prochaine fois...