Une femme en pantoufles promène ses deux chiens au bord de la colline. Dans son dos, urbanisme du copier-coller : maisons mitoyennes à un étage, avec deux places de parking et un toit rouge avec Velux. En contrebas, la piste militaire qui ceinture Ariel, imposante colonie en forme de « hot-dog », dixit les locaux. En face, deux villages palestiniens. La dame en jogging se baisse dans l’herbe mouillée, puis se relève avec un sourire et une exclamation en russe, un champignon à la main. Non loin de là, une tractopelle, entourée d’ouvriers palestiniens truelles en main, s’affaire sur le chantier d’un nouveau lotissement.
Avec ses 20 000 habitants, Ariel est l’une des plus importantes colonies israéliennes de Cisjordanie occupée, dont l’étendue décourage tous les scénarios d’évacuations. Le laboratoire du fait accompli et du grignotage terminal des Territoires palestiniens, illégal aux yeux du droit international, que l’administration Trump entend normaliser une bonne fois pour toutes avec son « plan de paix ». Ariel est une de ces implantations que la majorité des politiciens israéliens - des faucons religieux à l’opposant Benny Gantz - voient comme « indéracinable », « indiscutable ». Termes favoris du Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, en lice le 2 mars pour ses troisièmes législatives consécutives en un an, et qui peine à se faire réélire malgré sa promesse d’annexer les colonies et la vallée du Jourdain au plus vite. Ou plutôt dès que Washington lui en donnera le feu vert.
« Ville consensus »
Ariel est la seule colonie de cette taille qui ne soit pas située le long de la « ligne verte », mais au cœur de la Cisjordanie, au sud de Naplouse.De Tel-Aviv, l’autoroute, achevée en 2008, file sur 40 kilomètres entre les collines terrassées. Tout est fait pour gommer la sensation de sortir d’Israël. Les minarets effilés sont à bonne distance et le mur de séparation se fait discret. Les automobilistes n’ont plus à traverser les villages arabes où ils risquaient, au temps des intifadas, d’essuyer des pierres.
A l’entrée de la ville, le checkpoint est des plus fluides : deux gardes armés sous une guérite, juchés sur leurs téléphones. Selon une dichotomie en vogue en Israël, il y aurait deux types de colonies. Les « idéologiques », animées par un messianisme radical, et les « banlieusardes », comme Ariel, où la classe moyenne s’installerait presque par défaut, faute de pouvoir vivre confortablement du « bon côté » de la ligne verte, dans les frontières reconnues du pays. Un faux débat, qui illustre la banalisation de la colonisation dans la société (48 % des Israéliens sont favorables à l’annexion des implantations), alors que près de 450 000 colons vivent désormais sous protection de l’armée, représentant 15 % des habitants de Cisjordanie.
« Ariel est une "ville consensus", la preuve que nous sommes passés du survivalisme à quelque chose de plus long terme », théorise Avi Zimmerman, dans les bureaux du Fonds de développement d’Ariel. Au mur, un portrait périmé de Nétanyahou, affichant la fraîcheur conquérante de son premier mandat, en 1996. Période à laquelle la colonie, bastion du Likoud (le parti de Nétanyahou), a été officiellement reconnue comme une « municipalité ». Les bureaux de Zimmerman se trouvent dans le centre « historique », dans l’un des modestes préfabriqués des « pionniers », installés en 1978 sur ce que les bergers palestiniens appelaient la « colline de la mort ». Ces premiers colons ont même leur musée. Symbole de l’enracinement du projet colonial, la bétonisation des cahutes indique qu’elles n’ont plus rien de temporaire ou de fragile. Et si Ariel s’est depuis spectaculairement développé avec ses usines, sa fac, son théâtre et ses malls, c’est encore là que se trouve le bureau du maire, Eli Shaviro.
Natif du New Jersey, Zimmerman est à la fois leveur de fonds et imprésario de la ville. C’est lui qui a organisé, en 2018, la venue de l’ambassadeur américain David Friedman à Ariel, première visite d’un officiel occidental dans une colonie. Aux Etats-Unis, Ariel a de nombreux et généreux parrains. Du roi des « mégachurchs » évangéliques John Hagee, dont le patronyme orne un gymnase, au magnat des casinos Sheldon Adelson, premier mécène des campagnes de Nétanyahou et Trump. Le milliardaire octogénaire était au premier rang à la Maison Blanche lors du dévoilement du « deal du siècle ».
Juif religieux, Zimmerman se dit « en minorité » : « Ariel est fondé sur une idéologie, mais elle n’est pas biblique, elle est sécuritaire. Nos pionniers trouvaient le "tour de taille" d’Israël trop fin, indéfendable… » Aujourd’hui, 85 % des habitants sont considérés comme laïcs, pour moitié issus de la vague d’immigration russophone qui a suivi l’effondrement du bloc soviétique. Ce sont eux qui ont donné sa masse critique à Ariel. Un quart de ces « Russes » ne se considèrent même pas comme juifs, au grand dam du rabbinat. Pour les fêtes, un « arbre de la nouvelle année » (il ne faut pas dire « Noël ») a été installé sur un rond-point. Les deux tiers des habitants vont travailler chaque jour dans la région de Tel-Aviv.
« Mais n’écrivez pas que c’est une ville-dortoir, c’est désormais un hub régional », insiste Zimmerman. Il désigne le parc industriel à la sortie de la ville, ses 165 usines et 10 000 emplois, occupés à 70 % par… des Palestiniens. Des centaines d’autres sont employés à l’intérieur d’Ariel, après avoir décroché un permis spécial et satisfait aux « exigences sécuritaires ».
« On donne du boulot aux Arabes. A votre avis, qui nettoie les rues, les écoles et les maisons ? » lance Jenny Simon, la secrétaire du théâtre, sans s’inquiéter de la marque de domination qu’implique sa remarque. Elle fait visiter la scène de 500 places, où le ballet national d’Israël s’est produit la semaine précédente. « On a ouvert après vingt ans de bataille, entre la bureaucratie, les reculades diplomatiques et les appels au boycott [menés à l’époque par l’écrivain Amos Oz, ndlr]. Aujourd’hui, plus personne ne moufte. »
Crise du logement
Coiffée d’un béret signalant son affiliation aux « orthodoxes modernes », Natalie Zacks a immigré de Detroit, dans le Michigan, à Ariel. « Je voulais de la nature pour mes enfants et mon mari était attaché au mode de vie urbain… » Le couple n’ayant pas de « sentiments particuliers pour la ligne verte », Ariel est apparu comme un compromis. Tout juste s’est posée la question de la sécurité. En 2018, un Israélien a été poignardé à mort à un arrêt de bus à l’entrée de la ville. La même année, un électricien palestinien a ouvert le feu sur ses collègues juifs dans le parc industriel, tuant deux personnes et mettant à mal le mythe de ces usines comme havres de coexistence.
« Je me sentirais plus en danger à Jérusalem, jure cette mère de famille de 40 ans. Même Tel-Aviv est à portée de roquettes ! On est finalement tranquilles ici. » Et surtout, « il y a de la place ». C’est l’un des axes de campagne du parti Yamina (littéralement « à droite »), satellite du Likoud mené par le ministre de la Défense, Naftali Bennett, héraut des nationalistes religieux. Pour parer à la crise du logement en Israël, la formation d’extrême droite appelle à construire toujours plus de colonies. « Banlieusardiser » la Cisjordanie, en somme. A Ariel, 800 logements doivent sortir de terre. D’autres « plans de développement » ont été couchés sur le papier. Objectif : atteindre 90 000 habitants.
« Ariel n’a jamais été la plus radicale des colonies, résume l’universitaire Sara Yael Hirschhorn. Mais ses maires ont su obtenir, grâce à une forme d’entrisme au sein du Likoud et de savoir-faire progouvernemental, des choses qui, de l’université aux usines, l’ont rendu irremplaçable. »
La roublardise de ces édiles se heurte aux zélotes du « Grand Israël ». Ainsi, quand le Conseil de Yesha, la puissante association des maires des colonies, s’est insurgé contre le plan américain car il envisage un hypothétique Etat palestinien (qui, même réduit à peau de chagrin, reste pour eux une ligne rouge), le maire d’Ariel, Eli Shaviro, a claqué la porte pour s’aligner sur Trump et Nétanyahou.
Le temps des mobile homes est inimaginable pour la dernière génération de colons, alors qu’on trouve désormais à Ariel des bars, des livreurs de sushis et une université de 16 000 étudiants. Pôle inversé des facs progressistes de la côte, l’établissement attire les étudiants conservateurs et religieux, mais aussi des Arabes d’Israël.
Vendeuse en librairie, Odeya, 23 ans, déteste quand les « gauchistes » lui rappellent qu’ici, ce n’est pas « vraiment » Israël. Elle n’a guère d’avis sur le scrutin à venir (« tout le monde a la flemme mais personne n’est meilleur que Bibi [Nétanyahou] »). Ni sur le plan Trump (« tant mieux si ça nous aide »), qui provoque à Ariel autant d’indifférence que de frustration. Pourtant, « ce plan est une victoire pour la ville, note Hirschhorn. Il garantit sa survie, jamais incluse dans les échanges de territoires des précédents paramètres car vue comme le couteau dans le dos de la Palestine de par sa position géographique ».
« Frères »
Chariot plein à ras bord, Amichaï et Ronit sortent du Rami Levy, chaîne de supermarchés épinglée dans la récente « liste noire » de l’ONU des 112 firmes opérant illégalement dans les colonies. Sympathisant de Yamina, Amichaï se méfie de Nétanyahou, dont il goûte peu les déboires judiciaires et qu’il juge timoré, voire capable « d’abandonner de la terre » aux Palestiniens. « Mais il n’y a pas vraiment d’autre option », conclut l’homme à la petite kippa. Sur un banc, Ronnie Brat, caissière de 22 ans, termine sa pause-café avec un collègue palestinien. La jeune femme au nez percé doute elle aussi des « convictions » de Nétanyahou, qui a maintes fois promis l’annexion d’Ariel. Elle espère que le « deal » trumpiste l’y poussera. « Comme ça, la gauche ne pourra plus dire qu’on est illégaux. En quoi suis-je une criminelle ? Je suis allée à l’armée, je paye mes impôts… Toute la Judée et Samarie [nom biblique de la Cisjordanie] devrait être aux Juifs. Les Arabes, j’ai rien contre, je bosse avec. Mais ils ont plein d’autres pays à eux… »
A la sortie de la colonie, un stand de tir et deux bouibouis de tôles bordent la route : l’« Abed supermarket » et l’« Abou Ali restaurant ». Devant sa broche, le chef palestinien emmitouflé dans sa polaire estime que « 99 %» de sa clientèle est israélienne. Lui habite Kifl Hares, « à une minute en voiture ». L’essor d’Ariel, qui a avalé tant de terres de son village, a-t-il tué tout rêve d’Etat palestinien ? Ce n’est plus la question, semble-t-il dire. « Les Juifs sont un peu devenus mes frères. En fait, je passe plus de temps avec eux qu’avec mes propres frères. » Ni l’élection ni l’annexion ne changeront, selon lui, l’irrémédiable réalité du terrain.
Photo : Amichaï et Ronit à la sortie du supermarché Rami Levy, mercredi. Photo Jonas Opperskalski