Comment adapter pour l’image le magnifique roman d’Elias Khoury, Bab el Chams, qui retrace la Nakba, l’aventure des réfugiés, la guerre civile au Liban et, en contrepoint, une magnifique histoire d’amour : celle du fedayin Younes et de sa femme Nahila ? Comment adapter, surtout, un livre à la construction complexe, avec des aller et retour entre présent et passé, entre histoire et récit oral... un livre sur la mémoire mais aussi une oeuvre littéraire subtile qu’on a comparée aux Mille et une nuits.
L’entreprise était périlleuse, même pour Yousry Nasrallah, cinéaste égyptien, ami, collaborateur, fils prodigue de Youssef Chahine (le père spirituel aimé et détesté, comme tout père), cinéaste déjà remarqué pour ses films (comme La ville, El medina, en 1998) qui traversent la Méditerranée d’une rive à l’autre, d’un conflit à l’autre, dans un va et vient entre les communautés...
Entreprise d’autant plus difficile que le cinéaste a eu des contraintes d’écriture : la chaîne Arte, coproductrice du film, voulait un film sur les Palestiniens en même temps qu’une saga familiale. Nasrallah a raconté son refus initial : pourquoi lui, cinéaste égyptien, devait-il réaliser ce film alors que tant de cinéastes palestiniens pouvaient le faire ? Finalement, après avoir posé comme condition l’adaptation de Bab el Chams, Nasrallah commence le travail d’adaptation avec Elias Khoury et Mohamed Soueid, scénariste et cinéaste, membre du Fatah pendant la guerre civile libanaise.
De ces cinquante ans d’histoire palestinienne et des 630 pages du livre, Nasrallah a tiré 4h38 de film, divisé en deux parties, formellement différentes, " Le départ " et " Le retour ". Dans le premier épisode, le combattant Younès est à l’hôpital de Chatila, à Beyrouth, dans le coma. Le docteur Khalil - un docteur qui n’en est pas un - le soigne, veille sur lui jour et nuit, retraçant l’histoire de la Palestine et le destin de Younès, combattant dès 1943, à l’âge de 16 ans contre les Anglais, puis contre les Israéliens. Younès, séparé de sa femme Nahila et de ses enfants lors de l’exode du village de Cha’ab en 1948, organisant depuis le Liban la résistance du peuple palestinien, alors que Nahila, elle, choisit de rester avec les parents de son mari en Galilée. C’est dans la grotte de Bab el Chams, en Galilée, que Younès et Nahila se retrouvent pour s’aimer. Dans cette première partie, le film se place du côté de la fresque historique, du genre épique. " La Porte du soleil est la première oeuvre littéraire qui traite des détails humains de cette histoire. Les Palestiniens vivaient toujours comme des réfugiés, dans le provisoire, et on n’écrit pas le provisoire. (...) La littérature palestinienne a plutôt exprimé cette catastrophe avec des symboles et des métaphores plutôt qu’en un récit direct. D’autre part, les vaincus n’écrivent pas l’histoire. (...) Le peuple n’a pas d’...tat, d’institution, donc il n’a pas d’archives. En écrivant ce roman, j’ai pensé que les vaincus pouvaient écrire la littérature. J’ai donné la parole aux réfugiés, à tous ces gens qui ont été interdits de parole " avait expliqué l’écrivain libanais qui a parcouru les camps pendant sept ans pour recueillir les témoignages des massacres et de l’exil. [1] C’est le lot de la fiction de ne pouvoir souvent pas rendre compte du documentaire, à moins d’en faire la matière du récit. Ici, l’histoire si souvent niée retrouve dans le film toute sa place même si l’on peut reprocher au cinéaste un réalisme qui confine parfois au mélodrame mais que le cinéaste assume comme forme qui transforme la fiction en document.
Dans la seconde partie les codes et l’écriture cinématographiques changent radicalement. On retrouve ici la complexité du récit écrit, les ambiguïtés des personnages, la folie de la guerre civile libanaise.
Les accords d’Oslo sont sur le point d’aboutir. Khalil veille Younès depuis plusieurs mois et il revient maintenant sur sa propre histoire. Son père mort en héros alors qu’il avait six ans, la séparation d’avec sa mère, repartie à Ramallah, le laissant avec sa grand-mère à Chatila, sa rencontre avec Younès, compagnon d’armes du père décédé, qui lui a alors inculqué les notions de résistance, de Révolution, et a fait de lui un fedayin. Khalil se rappelle la guerre du Liban, l’expulsion de l’OLP du Liban en 1982. Et, plus récemment, son amour malheureux pour Chams, une jeune femme exécutée par ses propres compagnons d’armes...
La fiction se mêle ici aux réel, les égouts traversent le camp de Chatila, les fils électriques longent les maisons adossées les unes aux autres... Le film a été tourné en partie au Liban, en partie en Syrie, des accidents ont endeuillé le tournage. La comédienne syrienne Hala Omra, qui interprète Chams, s’est brûlée lors d’une scène d’explosion. Chams est l’un des personnages féminins centraux du récit : avec les autres, Nahila, interprétée par l’actrice franco-hispano-tunisienne Rim Turki ou Om Younès, sa belle-mère, jouée par une grande comédienne palestinienne, Hiam Abbass, c’est tout un monde de femmes fortes que Bab El Chams met en scène, qu’il salue.
Est-ce pour cela que le scénario du film n’a pas jugé utile de retenir la très belle histoire entre une femme palestinienne et une femme israélienne qui occupe désormais sa maison ? Cette rencontre entre deux êtres meurtris et deux exodes, une histoire de regards, dans un jeu de miroir, métaphore du réel, éclaire le sens de l’histoire des deux peuples, le sens du travail de Khoury qui expliquait : " Les drames des deux femmes deviennent deux miroirs. Les deux peuples doivent comprendre qu’ils sont chacun le miroir de l’autre. Les souffrances palestiniennes peuvent se trouver un miroir dans l’espace israélien et vice versa pour pouvoir arriver à une solution raisonnable. Ce genre de rencontres peut donner de l’espoir. Il peut venir si les Israéliens comprennent que ce qu’ils ont fait en 1948 est un crime contre l’humanité et s’ils sont prêts à le reconnaître. C’est le prix à payer pour une solution. Les Palestiniens ont le droit de voir leurs souffrances reconnues." [2]
Ce sont bien les Palestiniens plus que la Palestine que Nasrallah a voulu raconter dans cette deuxième partie, leur rapport à l’histoire devenu " plus critique ", leur refus de n’être que " des personnages d’une histoire sans fin, racontée par quelqu’un qui ne veut voir en eux que des héros, que des symboles ". Khalil est cet homme brisé, lucide, qui ne croit plus au rêve qui poursuivait Younès. Chams court vers la mort. Des fedayins tuent sans raison le propriétaire d’une maison libanaise où ils se sont réfugiés. Un rescapé de Chatila fait le clown dans les rues de Beyrouth...
Nahila, avant de mourir, demande à ses enfants que l’entrée de Bab el Chams, la grotte de l’amour, de la fécondité, seul morceau de terre libre dans une Palestine conquise, soit condamnée. Et qu’elle soit rouverte quand la Palestine sera libérée.
Un film ne dira jamais tout. Ne lui demandons pas de le faire, mais laissons-nous porter par les deux mouvements de cette marée qu’est l’histoire racontée par Elias Khoury.
Antonia Naïm
Bab el Chams, La Porte du soleil
un film de Yousry Nasrallah
(France - Egypte, 2004, 4h38)
tiré du livre de :
Elias Khoury, La porte du soleil, Actes sud, Arles, 2002.
Yousry NASRALLAH
Filmographie :
– 2004 : La porte du soleil
– 1998 : La ville (El medina)
– 1995 : A propos des garÁons, des filles et du voile
– 1994 : Le figurant
– 1994 : Une journée avec Youssef Chahine
– 1993 : Mercedes (Marcides)
– 1988 : Vols d’été (Sarikat sayfeya)