Elle est invisible depuis le petit camp palestinien de Jalil, mais elle occupe les esprits parmi les Palestiniens de Syrie : la Méditerranée, porte d’accès vers l’Europe. La route de la mer revient, obsédante, dans les conversations des 800 famille venues de Syrie s’ajouter aux Palestiniens du Liban installés depuis des décennies dans le camp à l’entrée de Baalbek, dans la vallée de la Bekaa, séparée du littoral par la montagne libanaise. Il y a ceux qui ont perdu un proche, comme Mohamed B., dont le cousin est mort noyé. Ceux qui songent à partir, comme Seifeddine et Sana, sans savoir où trouver l’argent nécessaire pour payer les passeurs. Ceux qui songent à rejoindre un proche, comme Sahar, dont le mari a obtenu l’asile en Autriche.
Tous rêvent d’un pays où ils pourraient s’imaginer un avenir, « où il y aurait un peu d’humanité », dit Sana. Le dénuement, les restrictions sur les visas et l’accès au travail imposées aux quelque 45 000 Palestiniens de Syrie qui vivent un second exil au Liban, attisent le désir de partir malgré les dangers. Les départs se font depuis la Turquie après avoir retraversé la Syrie, voire depuis l’Egypte ou la Libye, car le trafic depuis le Liban est minime, expliquent des réfugiés.
Jalil, aux murs couverts d’affiches de factions palestiniennes, résonne de récits tragiques venus de Syrie : le deuil, la destruction, la peur pour les proches encore reclus à Yarmouk, un camp palestinien au sud de Damas d’où viennent la plupart des nouveaux venus, transformé en champ de bataille et désormais partiellement tombé aux mains des djihadistes de l’Etat islamique.
Situations inextricables
« Qu’est-ce que c’est notre vie au Liban ? Etre des assistés ? Avec les maigres aides de l’UNRWA [l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens] et des ONG ? », interpelle Mohamed K., ouvrier peintre de 37 ans, en parcourant les ruelles exiguës du camp. « Qu’y a-t-il à Jalil qui puisse nous retenir ? », renchérit Seifeddine, ancien employé d’une société européenne en Syrie, qui ne supporte pas la régression que lui a imposée l’exil. Il vit désormais dans un ancien baraquement de l’armée française, du temps du mandat, que les habitants du camp redoutent de voir s’effondrer.
Au mur, il a accroché un cadre avec un photomontage : il prend la pose, radieux, avec ses enfants et sa femme, devant un coucher de soleil tropical. En réalité, la famille vit dans une petite pièce attaquée par la moisissure. Pour chauffer l’eau de la douche, dans la minuscule entrée, ils détachent du plafond un fil électrique et le plongent dans une bassine. « On risque de s’électrocuter si l’eau se renverse, mais qu’est-ce qu’on peut faire ? », demande Seifeddine, pour qui les Palestiniens de Syrie forcés à l’exil sont aujourd’hui les damnés des damnés.
Ses papiers ne sont plus en règle au Liban. Une situation largement partagée dans le camp. Les autorités libanaises, qui ont fermé leurs frontières, ne renouvellent que de façon sporadique les visas des Palestiniens de Syrie, et beaucoup ne peuvent pas payer les 200 dollars (185 euros) nécessaires à la formalité. Sans visa, les réfugiés évitent de se déplacer hors du camp, de peur d’être arrêtés à un barrage des forces de sécurité. « On vit comme en prison », dit Mohamed K. Cette absence de statut complique aussi l’accès au travail, déjà soumis à de nombreuses restrictions, comme pour les Palestiniens du Liban, interdits d’exercer nombre de professions.
Mère Courage
Tombée dans l’illégalité, et en l’absence de son mari, Sahar, 34 ans, n’a pas pu enregistrer à l’ambassade syrienne à Beyrouth la naissance de son plus jeune enfant, âgé d’un an aujourd’hui. Quand le petit a été atteint d’une hernie fin 2014, elle n’a pas pu l’hospitaliser au Liban, car il n’a pas d’état civil. Seule solution : retourner en Syrie, malgré la guerre. A Damas, elle a soudoyé une sage-femme pour obtenir un acte de naissance, puis a fait enregistrer le document afin de soigner son fils. Au retour, elle a été refoulée à la frontière libanaise. Elle a pris une route de traverse dans la montagne, en payant un passeur, pour retrouver le camp de Jalil, où elle trime pour payer les 100 dollars mensuels de son loyer. Chez elle, la lumière du jour pénètre à peine. Sahar attend avec anxiété que son mari, depuis l’Autriche, lui obtienne un visa : « Comment pourrons-nous quitter le Liban, sans papiers, moi et mes quatre enfants ? »
Sana, elle, fait des ménages dans une pharmacie du camp. Elle a mis sa fierté de côté, oublié ses diplômes en biologie. Malgré son énergie, elle ne voit aucun avenir pour ses enfants. Scolarisés dans les écoles de l’UNRWA, ils ne peuvent pas s’inscrire aux examens officiels si leur présence au Liban n’est pas légale. Traverser la Méditerranée lui semble la seule issue : « J’ai peur même de me baigner. Mais quelle alternative ? Soit on mourra, soit on se rapprochera d’un avenir meilleur. » Elle ne peut même pas déposer une demande d’asile au HCR : les réfugiés palestiniens de Syrie ne dépendent pas de cette organisation, mais de l’Unrwa, dont la seule mission est d’accorder des services (école, santé, aides financières).
« Les sommes versées par l’UNRWA suffisent à peine aux réfugiés à payer leur loyer, s’inquiète Ali Taha, directeur du centre des enfants de Jalil. Et l’aide des ONG internationales diminue. Avant 2011, au centre, nous travaillions dans l’éducation pour les Palestiniens du Liban. Aujourd’hui, on fait de l’urgence pour les Palestiniens de Syrie. »