L’impunité d’Israël n’est pas nouvelle. On peut citer (dans une énumération partielle) soixante ans de colonisation et d’exactions contre les Palestiniens, la complicité des massacres de Sabra et Chatila pendant la guerre du Liban, la construction d’un mur en Palestine, action condamnée (sans le moindre effet) par l’avis de la Cour Internationale de Justice, une autre guerre au Liban en 2006 accompagnée de nombreux crimes de guerre, enfin la récente guerre contre Gaza avec emploi d’armes interdites. Mais bien d’autres crimes internationaux sont restés impunis dans d’autres régions du monde. Là encore la liste serait trop longue. Donnons à titre d’exemple les épandages d’agent orange (dioxyne) par l’armée américaine au Vietnam. Déversé pendant dix ans, ce produit de haute toxicité continue à produire des effets sur la santé et l’environnement. On compte plusieurs centaines de milliers de victimes et il n’y a à ce jour, ni réparations civiles pour les victimes, ni justice pénale pour les auteurs de ces crimes.
La société civile, révoltée devant cette impunité persistante, élève la voix pour demander justice. Et chacun d’interroger les possibilités du droit pour y trouver des moyens de faire cesser cette impunité. La démarche est nécessaire. D’une part, elle témoigne du fait que l’humanité se perçoit comme une communauté solidaire dans laquelle les torts causés aux uns mettent en cause la solidarité, la dignité, la conscience collective de tous. D’autre part, il y a eu quelques très minces progrès du côté des procédures internationales et de tenter de les utiliser est une nécessité évidente.
Toutefois, dans l’état actuel du droit, l’issue des actions est très aléatoire. Les violations des droits de l’homme dans le monde entier restent impunies en dépit de la résolution prise par l’Assemblée générale en 2005 sur le droit à un recours et à réparation des victimes des violations massives des droits de l’homme ou du droit humanitaire en cas de conflit armé.
Le droit humanitaire est de nature incantatoire et les procédures prévues par les Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels de 1977 sont somnolentes. La Commission d’établissement des faits prévue en 1977 ne peut fonctionner qu’avec le consentement des États et elle ne fonctionne donc pas. La compétence universelle prévue au profit des tribunaux pénaux de chaque État membre, dépend des modalités de la transposition des Conventions par chaque État. Des poursuites sont ainsi possibles dans quelques États à des conditions très restrictives. Les chances d’aboutir restent minces. Quant au droit pénal international qui a progressé à travers la création des deux Tribunaux Pénaux Internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, puis par la création de la Cour Pénale Internationale, il reste un droit très partiel et à géométrie variable.
Les règles de compétence de la Cour rendent très incertaines les démarches entreprises à ce jour contre Israël. Pour avoir des chances d’aboutir, il faut d’abord que la compétence territoriale de la Cour soit établie sur la Palestine. Il faut pour cela une démarche émanant de l’Autorité Palestinienne qui doit se revendiquer d’être un État. Alors les crimes commis sur le territoire de la Palestine (Cisjordanie et Gaza) peuvent entrer dans la compétence de la Cour. Les responsables Palestiniens ont fait un premier pas en reconnaissant la compétence de la Cour (sur la base de l’article 12, par. 3). C’était indispensable. Mais cela ne suffit pas. La Cour devra dire si elle considère la Palestine comme un État. L’on sait que la Cour Internationale de Justice, à propos de l’avis qu’elle a rendu en 2004 sur le mur, a autorisé la Palestine à se présenter devant elle, ce qui était une manière « implicite » de la considérer comme un État. Dans le cas de la Cour Pénale, il faut aller plus loin. La question est de savoir si cette Cour peut considérer « explicitement » la Palestine comme un État. Cette position ne manque pas de bases juridiques. Mais la Cour osera-t-elle « politiquement » sauter ce pas ? On le voit, les démarches entreprises ne sont pas inutiles, mais il serait illusoire de s’attendre à un résultat concret immédiat. Sans compter avec la non rétroactivité de la compétence de la Cour. Lorsqu’un État devient Partie au Statut de la Cour postérieurement à l’entrée en vigueur de celui-ci, sa compétence ne peut s’exercer que pour les crimes commis après l’adhésion de cet État. Lorsqu’il s’agit, non pas d’une adhésion, mais d’une reconnaissance de compétence (comme vient de le faire l’OLP), la Cour devra interpréter l’article 12, par. 3 de son statut qui n’est pas parfaitement clair à ce sujet pour savoir si la reconnaissance de compétence permet à la Cour de se saisir de faits commis antérieurement.
Ce rapide bilan doit donc conduire les acteurs de la société civile à mener de front un autre type d’action, à effet plus indirect et différé, mais indispensable. Il s’agit d’entrer dans la critique exigeante du droit existant et de mener un combat « politique » pour obtenir des réformes permettant au droit international de trouver son efficacité. Cela suppose différents terrains d’exigences pour lesquels il faut distinguer les actions judiciaires civiles et les actions pénales.
1) Au civil, c’est-à-dire pour obtenir l’application des droits et, éventuellement, la condamnation à des réparations s’ils ont été violés, le mouvement mondial devrait aller dans deux directions :
– a. Exiger une réforme du Statut de la Cour Internationale de Justice rendant sa compétence obligatoire pour tous les États. (Cela permettrait par exemple au Vietnam de demander réparations pour destructions de guerre par l’armée américaine, ou au Liban pour la guerre menée par Israêl). Il s’agit de réparations civiles et non de justice pénale. Mais la question des réparations est décisive et actuellement l’impunité est aussi la conséquence de l’absence de procédures dans ce domaine.
– b. Demander la création d’une Cour Mondiale des Droits de l’Homme sur le modèle de la Cour Européenne de Strasbourg. Elle serait habilitée à juger les violations des Pactes Internationaux sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques, sociaux et culturels et à exiger réparations pour ces violations. Évidemment, l’épuisement des recours internes servirait de filtre, comme c’est le cas pour la Cour européenne. Ce serait pour les Palestiniens, un prétoire où faire valoir (au civil) tous les droits qui leur sont refusés.
2) Au pénal, la mobilisation doit conduire dans trois directions, l’une vers les États et les deux autres au plan international :
– a. Dans chaque État du monde, les ONG et les partis ou autres mouvements progressistes doivent faire pression sur leurs gouvernements pour obtenir une adaptation du droit pénal à l’application de la compétence universelle. En effet, il ne sert à rien (comme on l’a bien vu avec l’expérience belge qui après avoir été en pointe sur des bases mal préparées a opéré une reculade regrettable) qu’un seul pays se dote d’une loi très ouverte. Il devient alors le juge du monde entier et ses tribunaux ne peuvent assumer cette tâche,
laquelle met par ailleurs ses responsables politiques en difficulté sur le plan diplomatique. C’est un mouvement universel et coordonné qu’il faut
obtenir. Les grandes ONG de droits de l’homme à dimension internationale peuvent définir les enjeux et les ONG locales assurer le relais. Alors, on obtiendra que les criminels, s’ils sont impunis dans leur pays, soient interdits de circulation sauf à prendre le risque d’être arrêtés et jugés partout où ils iront.
– b. Les règles de compétence de la Cour Pénale Internationale limitent
drastiquement son action. Le mouvement doit tendre à exiger une
compétence véritablement universelle. Il ne faut plus que les États puissent, en refusant de signer le Statut de la Cour ou en le faisant avec des réserves, mettre leurs nationaux à l’abri des poursuites internationales. Mais il faut donc une réforme du Statut dans ce sens.
– c. Comme ces actions s’inscrivent dans le temps long, nous devons répondre à l’attente des victimes palestiniennes et proposer quelque chose d’effet immédiat. Une solution serait de faire pression sur l’Assemblée générale de l’ONU pour qu’il se trouve une majorité de ses membres pour décider la création d’un Tribunal Pénal International pour la Palestine. Le Conseil de sécurité l’a fait en deux occasions, en utilisant son pouvoir de créer des organes subsidiaires (article 29 de la Charte). Mais l’Assemblée générale dispose également de ce pouvoir (article 22). Toutefois, il est probable que cette question serait considérée comme une « question importante » nécessitant une majorité des deux tiers (article 18). Il faut donc une pression considérable sur les États afin d’en trouver le nombre suffisant pour voter cette création.