C’est une soirée du mois d’août, à la chaleur moite et entêtante. Un lampadaire de fortune diffuse un faible halo dans une allée du camp de réfugiés de Shaboura, à Rafah, le cul-de-sac de la bande de Gaza. Hossam et Mohamed Kak, des cousins âgés d’une vingtaine d’années, pressent le pas en direction de la frontière avec l’Egypte.
Après plusieurs années sans le sou, ces deux jeunes pères de famille ont déniché le filon. Depuis une semaine, ils travaillent dans les tunnels de contrebande creusés sous les rouleaux de barbelés et le mur de brique qui sépare le mince territoire palestinien du Sinaï égyptien. Une activité qui emploie une armada de petites mains, ruinées par le blocus de la bande de Gaza et prêtes à prendre tous les risques pour glaner quelques billets. "On n’avait pas encore touché de salaire, raconte Mohamed, un solide gaillard au visage encore joufflu, trois semaines plus tard. Mais le propriétaire du tunnel avait promis de nous payer sur le produit de la cargaison que l’on sortirait ce soir-là. A raison de 100 dollars la nuit de travail, on devait toucher une belle somme."
Arrivés sur place, les cousins Kak retrouvent deux collègues, Youssef, 17 ans, et Mahmoud, 43 ans. A eux d’acheminer vers la surface une centaine de sacs remplis de produits alimentaires, les commandes des épiciers de Rafah, anxieux de remplir leurs rayonnages en cette veille de ramadan. "J’ai demandé au patron s’il avait vérifié que les Egyptiens n’avaient pas gazé le tunnel comme ils le font de plus en plus, affirme Mohamed. Il m’a répondu qu’il était allé fumer une cigarette en bas et qu’il n’y avait pas de problème."
Toujours selon son récit, Mohamed descend le premier dans la cheminée, puis Hossam et les deux autres, tous espacés de dix mètres. Vingt minutes plus tard, un parfum étrange se fait sentir dans la galerie. Mohamed hurle "Gaz", mais il est trop tard. Ses trois compagnons sont déjà paralysés. Il court quelques mètres en sens inverse, puis s’effondre. Des quatre corps remontés par les sauveteurs, seul le sien sera réanimé. "Je remercie Dieu qu’on ait pu le sauver, les autres n’ont pas eu sa chance, dit son père, Abdallah, assis dans la cour de la maisonnette familiale. Mais je maudis les propriétaires de tunnels qui exploitent notre misère. Et je maudis aussi le gouvernement égyptien qui tue nos enfants sans prévenir. S’il veut arrêter la contrebande, il n’a qu’à ouvrir la frontière de Rafah."
"Anfaq", les tunnels en arabe... Le mot fait rêver tous les damnés de Rafah. Il appartient à la légende de cette ville frontière, divisée en deux parties, l’une égyptienne et l’autre palestinienne, depuis 1982, date du retrait définitif d’Israël de la péninsule du Sinaï. Les premiers tunnels, pied de nez au diktat de l’Histoire, apparaissent à cette époque. Un boyau creusé dans le sable, un système de poulie, une bassine pour entasser les marchandises et le tour est joué.
La zone frontière est tellement étroite qu’il suffit de quelques centaines de mètres pour passer d’un côté à l’autre. Dissimulés sous un tapis, au rez-de-chaussée d’une bicoque de réfugiés, les départs de tunnels passent inaperçus. Les soldats israéliens stationnés dans la bande de Gaza sont d’autant moins vigilants que le trafic ne porte alors que sur des produits de consommation courante. Cigarettes, savon, fromage et vêtements : le marché noir fait la fortune de quelques Bédouins roublards.
Tout se complique au début de la seconde Intifada, en octobre 2000. Les barons des services de sécurité palestiniens confisquent certains tunnels pour étoffer l’arsenal de leur milice. Les groupes armés, Hamas en tête, les imitent à leur tour. Le sous-sol de Rafah se transforme en une vaste foire aux flingues, où transitent kalachnikov, roquettes antichars, explosifs, et même, aux dires des services secrets israéliens, quelques missiles sol-air de type Stinger. La destruction par les bulldozers de Tsahal de centaines de maisons accolées à la frontière n’y fait rien. La contrebande s’accélère d’autant plus qu’à l’été 2005, dans le cadre de son retrait de Gaza, l’armée israélienne évacue le corridor de Philadelphie, qui longe la frontière. Le coup de force du Hamas en juin 2007 et la mise en quarantaine de la bande de Gaza dopent encore un peu plus le trafic.
Aujourd’hui, le nombre de tunnels en service est estimé à environ 300. Soit, sur une frontière longue de 12 km, un départ tous les 40 m. L’artisanat des débuts a fait place à une industrie semi-clandestine, sur laquelle le Hamas collecte chaque mois plus de 10 millions de dollars (7,08 millions d’euros) de taxes. "S’il y a un jour un tremblement de terre dans la région, ce sera un désastre, car le sous-sol de Rafah est devenu un gruyère", constate Khalil Shahin, analyste économique au Centre palestinien pour les droits de l’homme et résident de Rafah.
"Sans les tunnels, il n’y aurait plus de vie à Gaza", s’exclame Abu Mohamed, un épicier qui s’approvisionne exclusivement auprès des trafiquants. "C’est la réponse des Palestiniens à tous ceux qui veulent les étouffer", ajoute-t-il sur le trottoir de son échoppe, qu’il a rebaptisée Al-Attabeh, en référence à la place du même nom dans le centre du Caire, haut lieu du marché noir égyptien.
Au début de l’été, sous la pression des Etats-Unis et d’Israël, inquiets d’un débordement du blocus, l’Egypte a intensifié sa lutte. En quelques semaines, avec l’aide d’ingénieurs américains spécialisés dans la détection de ce genre d’ouvrages, une trentaine de tunnels ont été fermés. Soit dynamités, soit scellés par une coulée de béton, ou encore inondés par le détournement d’une canalisation. Officiellement, l’Egypte dément tout usage de gaz et accuse les vapeurs de fioul émanant des bidons transportés par les trafiquants. Depuis le début de l’année, une trentaine de Palestiniens, souvent jeunes, sont morts sous la terre de Rafah, soit par accident, soit du fait de la répression égyptienne.