C’est un nouveau coup de tonnerre dans le ciel israélien. Yehuda Shaul est le cofondateur de Breaking the Silence (Briser le silence), cette organisation de vétérans qui vient de publier les témoignages de dizaines de soldats et d’officiers israéliens sur leur comportement et sur les instructions qu’ils ont reçues lors des opérations militaires menées à Gaza l’été dernier. Civils pris délibérément pour cible, destructions volontaires de simples habitations, bombardements indiscriminés visant à terrifier la population… Ces révélations ont provoqué une onde de choc en Israël. Mais nombre de critiques aussi. Parmi elles : celle de recevoir de l’argent de l’étranger. Breaking the Silence est notamment financée par… la Confédération helvétique.
Le Temps : On vous reproche parfois de répondre aux vœux de vos bailleurs de fonds plutôt qu’au souci d’impartialité. La diplomatie suisse vous transmet-elle
des ordres ?
Yehuda Shaul : C’est évidemment absurde. Nous sommes parfaitement transparents sur la provenance de nos fonds, suisses, suédois, finlandais mais aussi de beaucoup de donateurs privés israéliens. Cette accusation est simplement destinée à dévier l’attention étant donné la force des témoignages recueillis.
Vous vous livrez à cet exercice depuis des années déjà. Ces nouveaux témoignages sont-ils similaires à ceux que vous avez réunis par le passé ?
Ils n’ont rien à voir. Nous étions nous-mêmes tellement choqués par ce que nous avons entendu que nous avons décidé d’en débattre avec le haut commandement militaire avant publication. Mais l’armée n’a jamais donné suite à notre demande.
Ce n’est pas ce que dit l’armée. Elle affirme que vous ne l’avez jamais consultée.
C’est un mensonge. Et nous avons les documents qui le prouvent [Le Temps en a pris connaissance, ndlr]. Encore une fois, c’est une manière de noyer le poisson et de refuser d’exposer les règles d’engagement qui étaient en vigueur à Gaza. De refuser d’expliquer pour quelle raison l’armée inflige volontairement de tels dommages massifs et prend à dessein des cibles civiles.
En quoi ces règles d’engagement ont-elles changé ?
Au début des années 2000, lors de la deuxième Intifada, lorsque j’étais moi-même actif, le lancement d’un obus d’artillerie nécessitait l’accord au plus haut niveau et était totalement exceptionnel. Par la suite, lors de l’opération « Plomb durci », 300 obus ont été lancés. Or, l’été passé, ce sont 19 000 obus qui sont tombés sur Gaza. Lorsqu’on sait qu’à 50 mètres du point d’impact il n’y a aucune chance d’en réchapper, on commence à mesurer ce qui s’est passé. On a créé un champ de bataille comme dans les livres d’histoire, lorsque deux armées se faisaient face. Mais on a simplement ignoré la présence massive de civils. Toute personne qui restait dans une zone de combat était considérée, au mieux, comme un suspect, sinon clairement comme un ennemi à abattre.
Les témoignages sont glaçants, mais ils sont anonymes. Pourquoi ?
Nous connaissons les noms de chaque témoin, et leurs dires ont été vérifiés. Certaines de ces personnes sont encore dans l’armée et iraient en prison si leur nom était dévoilé. En Israël, des manifestants anti-guerre ont été battus, les bureaux d’une association importante (B’Tselem) ont été attaqués… Ce sont les mêmes personnes qui se rendent coupables de ces agissements, qui installent ce climat social et qui, ensuite, reprochent aux soldats de ne pas oser témoigner à visage découvert…
Les autorités militaires affirment que cela leur permettrait d’ouvrir des enquêtes pour vérifier leurs dires…
C’est une blague. A la suite de « Plomb durci », 55 d’entre nous ont décidé de témoigner en pleine lumière. Nous étions alors en 2010 et l’armée avait promis d’enquêter sur nos témoignages. Or, plus de quatre ans plus tard, combien d’enquêtes ont-elles été ouvertes ? Aucune, zéro ! Pourtant, nous avons nous-mêmes relancé l’armée et nous nous tenons à sa disposition. Nous n’avons rien à cacher, bien au contraire.
Le fait de recourir à des témoignages individuels n’entraîne-t-il pas le risque d’avoir des évaluations uniquement subjectives de ce qui s’est passé ?
Un quart des quelque 70 personnes que nous avons interrogées sont des officiers. Ils viennent de tous les corps de l’armée et parfois du centre de commandement. Et les témoignages sont très concrets (lire des exemples ci-dessous). Ils ne décrivent pas le résultat d’erreurs au combat mais des pratiques délibérées. L’armée israélienne ne cesse d’assurer qu’elle fait tout pour éviter les victimes innocentes mais c’est malheureusement un mensonge. Il faut dire la vérité. En tant qu’Israélien, je veux pouvoir me tenir droit devant un miroir, sans en avoir honte.