Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
POUR MOI la France est le pays de la liberté.
Alors que j’avais à peine 10 ans, j’ai fui avec ma famille de l’Allemagne nazie vers la France, sur notre voie pour la Palestine. Nous avions peur d’être arrêtés à la frontière. Quand notre train traversa le Rhin, laissant l’Allemagne derrière nous pour entrer en France, je respirai profondément. De la tyrannie à la liberté, de l’enfer au paradis.
Je n’ai jamais oublié cette sensation. À chaque fois que je suis venu en visite en France, j’ai éprouvé le même sentiment.
Je m’en suis souvenu encore cette semaine en voyant un “rapport d’enquête” largement cité à la télévision sur “l’antisémitisme en France”. C’était un tas de propagande absurde ?
“L’ANTISÉMITISME EN France” fait actuellement fureur en Israël. Un énorme effort de propagande est investi dans cette campagne. L’objectif est d’inciter les juifs français à venir en Israël, à “faire leur alya” (une affreuse déformation de l’hébreu).
Les juifs en France, selon le “rapport d’enquête”, sont confrontés à un terrible danger. Ils peuvent s’attendre à un nouvel Holocauste à tout moment. Ils sont attaqués dans les rues. Ils ont peur de porter la kippa en public. Pour la sécurité de leurs enfants il leur faut venir en Israël. En toute hâte. Dès maintenant !
Quand j’ai commencé à examiner le récit de la TV de plus près, j’ai remarqué une particularité : presque tous les hommes juifs interviewés portaient une kippa. Bizarre. Je n’ai presque jamais rencontré de juifs français portant la kippa.
Puis je remarquai une autre particularité : Il m ’apparut que tous les juifs interviewés semblaient nord-africains. En particulier algériens.
Par ailleurs, tous les incidents violents signalés étaient causés par des musulmans. Ils ne se produisaient pas sur les Champs Élysées, mais dans les banlieues, où des musulmans nord-africains pauvres vivent entassés avec des juifs nord-africains pauvres.
Pourquoi ces incidents se produisent-ils ? Pourquoi là ? Et qu’ont-ils à voir avec un antisémitisme français ?
QUAND j’entends parler d’“antisémitisme français”, je vois en imagination la longue tradition d’aversion de la France chrétienne pour les juifs. Même après la révolution française qui libéra aussi les juifs, il y avait beaucoup d’antisémitisme en France. Il suffit de se rappeler l’affaire Dreyfus à la fin du 19e siècle, quand un officier juif de l’armée française fut accusé à tort d’être un espion allemand et envoyé à l’Ile du Diable en Guyane française. Des masses de Français parcouraient les Champs Élysées en criant “Mort aux juifs !”. L’un des spectateurs était un journaliste juif de Vienne nommé Theodor Hertzl qui en tira la conclusion que tous les juifs devaient quitter l’Europe pour créer un État à eux en Palestine. Le sionisme était né.
Cette forme d’antisémitisme chrétien, suscité (je pense) par le récit de la mort de Jésus dans le Nouveau Testament, avait toujours existé en France, ainsi que dans la plupart des autres pays chrétiens. Depuis l’Holocauste c’est devenu un phénomène marginal. Je crois que c’est aussi le cas en France.
ENTRE LES MUSULMANS ET LES JUIFS l’animosité qui s’exprime actuellement dans les banlieues de Paris est quelque chose d’entièrement différent et qui n’a rien à voir avec l’antisémitisme. Il se trouve que ce sont les uns et les autres des sémites.
Cette animosité a commencé en Algérie il y a bien longtemps. Les Français avaient conquis le pays et s’y étaient installés en grand nombre. Puis ils firent quelque chose de plutôt avisé : ils accordèrent la citoyenneté française aux juifs locaux, mais pas aux musulmans qui représentaient l’immense majorité. Comme disaient les anciens Romains : “Diviser pour régner”.
Quand la guerre algérienne d’indépendance éclata (en 1954), les juifs, fiers de leur citoyenneté française, prirent le parti de l’oppresseur contre l’opprimé.
Bien plus. Lorsque l’armée française montra des signes de sa volonté de partir, les colons créèrent une organisation militaire clandestine, l’OAS, pour terroriser les musulmans. Les juifs locaux s’y engagèrent. Progressivement les colons français commencèrent à rentrer en France, et les juifs restèrent, l’OAS devenant quasiment une organisation juive.
Je me trouvai impliqué d’une certaine façon. L’organisation de libération algérienne, le FLN, sentant la victoire proche, étaient très préoccupée par le fait que les juifs allaient quitter l’Algérie. Parce que les juifs jouaient un rôle important dans la vie économique et intellectuelle algérienne, les leaders du FLN craignaient qu’un tel exode ne représente une grande perte pour l’État naissant.
Ils prirent contact avec moi pour me demander de créer en Israël une organisation de soutien à l’indépendance algérienne. Lorsque je créai le Conseil Israélien pour l’Indépendance algérienne, ils nous demandèrent de publier des documents en hébreu qu’ils traduisirent en français pour les diffuser chez les juifs.
Sans résultat. À la fin, Charles de Gaulle fixa une date pour le retrait de l’armée française, plus d’un million de colons français partirent presque du jour au lendemain pour la France, et avec eux pratiquement tous les juifs.
Les juifs algériens ne vinrent pas en Israël. Ils étaient trop bien intégrés dans la culture française. Les juifs marocains et tunisiens se divisèrent en deux : ceux qui avaient une bonne éducation allèrent en France, tous les autres vinrent ici.
Ce qui se passe actuellement est la poursuite de ce conflit algérien sur le sol français. La haine qui avait régné jadis dans les rues d’Alger et d’Oran s’exprime aujourd’hui dans les rues de Paris et de Marseille.
Tragique ? Vraiment. Attristant ? Certainement. De l’antisémitisme – pas du tout. Cela n’a rien à voir avec cette vieille plaie européenne.
POUR OBTENIR une image réaliste on doit comparer le nombre d’actes de violence musulmans contre des juifs en France au nombre des actes de violence français chrétiens contre des musulmans.
Je n’ai vu aucune statistique de ce genre, probablement parce que la France tient à ce qu’il n’y ait aucune différence entre Français de toutes couleurs, croyances et races.
Cependant, je parierais sans hésiter que les incidents contre des musulmans dépassent largement les incidents contre des juifs.
Le néofascisme français, dirigé par la très efficace Marine Le Pen, est entièrement centré sur la haine des musulmans, en faisant tout ce qu’il peut pour flatter les juifs. Des juifs jouent même un rôle actif dans son parti. Elle nous admire, elle nous aime, elle va jusqu’à rejeter son père parce qu’il ne peut pas s’empêcher de tenir des propos reflétant un certain antisémitisme résiduel.
ALORS D’OÙ vient la peur actuelle de l’antisémitisme français ?
Ah, il y a plusieurs bonnes raisons.
Au fond, le sionisme et l’antisémitisme sont jumeaux. C’est l’antisémitisme européen moderne qui a créé le sionisme moderne. Comme je l’ai dit, Hertzl est devenu sioniste lorsqu’il a vu les antisémites (français). Ma famille est venue en Palestine en raison de l’antisémitisme (allemand). C’est ce qu’ont fait, plus ou moins, tous les Juifs israéliens.
On pourrait dire que si l’antisémitisme n’avait pas existé, les sionistes auraient du l’inventer.
Selon l’idéologie sioniste, l’État d’Israël existe pour servir de refuge aux juifs persécutés. Partout où les juifs sont en danger dans le monde, nous les sauvons en les faisant venir ici. (Peu importe le fait qu’Israël soit peut-être l’endroit le moins sûr au monde pour les juifs.)
Lorsque l’antisémitisme est trop faible pour faire le boulot, il nous faut lui venir en aide, comme nous l’avons fait en Irak en 1952, lorsque nous déposions des bombes dans des synagogues pour encourager les Juifs à partir et à venir ici.
Il semblerait qu’en ce moment précisément on soit en manque d’antisémitisme. Les juifs russes ne viennent plus, ni les juifs américains. Alors il faut que la France comble le manque.
Il y a aussi une explication plus cynique. Israël a construit un système élaboré pour faire venir les juifs ici. Il y a des fonctionnaires de l’immigration dans les ambassades israéliennes. Il y a l’Agence juive, une organisation mondiale qui se consacre principalement à faire venir des juifs en Israël. Qu’arriverait-il à toute cette armée d’émissaires, d’organisateurs, de bureaucrates, de représentants politiques et autres s’il n’y avait plus de juifs souhaitant venir ici pour embrasser le sol en arrivant ?
Par chance, il y a cette “vague d’antisémitisme” en France et chacun est pleinement occupé. Des politiciens font des discours, des journalistes produisent des séries d’“enquêtes”émouvantes, l’âme sioniste frémit, le sionisme se déchaîne. Des avions pleins de juifs coiffés de la kippa arrivent. Alleluia !
QU’ADVIENT-IL à tous ces immigrants “faisant leur aliyah” une fois arrivés ici ?
C’est une bonne question. Des bureaucrates sont chargés de s’en occuper. Nous avons tout un ministère consacré à “l’intégration des immigrants”. (On pourrait dire que c’est la fonction à laquelle un politicien aspire le moins, une sorte de voie de garage en attendant que se présente quelque chose de meilleur.)
Une fois que les nouveaux immigrants sont ici, beaucoup de sionistes fervents semblent ne plus s’intéresser à eux. Pratiquement tous les immigrants venus de pays musulmans depuis la naissance de l’État, eux et leurs descendants, se plaignent aujourd’hui d’avoir été l’objet de discrimination.
Le problème est maintenant au centre d’un débat animé. Un comité dirigé par un poète oriental aveugle vient de produire un rapport important, demandant que tous les livres d’histoire soient réécrits pour donner une place aux hommes politiques, rabbins, artistes et écrivains juifs orientaux sur une base de parité avec les juifs d’origine européenne.
On estime de façon officieuse qu’environ 30% des nouveaux immigrants “français” vont finalement retourner en France. On semble admettre que c’est normal.
Mais si 70% restent chez nous, c’est un gain net. Bienvenue, mes amis !