« Les armes nucléaires sont le vrai terrorisme », ont-ils justement proclamé, tandis qu’en face d’eux, un groupuscule d’activistes d’extrême-droite n’a su qu’hurler « Vanunu ben zonà » (« Vanunu fils de pute »). Ces différents qualificatifs illustrent parfaitement la différence culturelle entre les deux camps...
Tel est l’accueil qu’a reçu Mordechaï Vanunu à sa sortie de la prison de Shikma (Ashkelon) après avoir passé dix-huit ans en réclusion (dont onze en isolement) pour avoir révélé au monde l’existence en Israël d’une production nucléaire militaire en violation ouverte des lois internationales [1]. Vanunu est sorti de sa geôle en faisant le signe de la victoire.
Immédiatement après sa sortie, il a tenu à rappeler aux journalistes qu’il n’avait pas changé d’opinion, qu’il entendait continuer son combat et que les mesures restrictives décidées par le gouvernement Sharon concernant sa personne ne parviendraient pas à le faire céder. « Je suis fier de ce que j’ai fait, je n’ai plus de secret à révéler », a-t-il affirmé en s’exprimant en anglais (il a refusé de le faire en hébreu) dans une déclaration lue aux journalistes présents, ajoutant qu’Israël « n’a pas besoin de l’arme nucléaire ». Il a ensuite lancé un appel au monde et au gouvernement israélien pour que la centrale nucléaire de Dimona, où il a travaillé pendant de nombreuses années, soit ouverte aux inspections internationales [2].
Parmi les amis de Vanunu arrivés à Ashkelon, l’actrice britannique Susannah York, qui se bat contre la prolifération des armes nucléaires dans le monde, a dit avoir trouvé dans chez ce technicien nucléaire israélien un exemple à suivre de cohérence et de détermination. Elle a déclaré aux journalistes présents que Mordechaï n’avait fait qu’obéir à sa conscience et qu’il avait compris qu’il devait révéler quelque chose de terrible, à savoir que dans son pays on produisait en secret des engins atomiques.
« Tout ceci est illégal en même temps que dangereux. Tous les pays, les pays arabes et Israël, doivent renoncer aux armes de destruction de masse. Dans son acte courageux, c’est ce que Vanunu a voulu nous dire et c’est pour cela que je suis ici à saluer son retour à la vie. »
Vivre sa vie et continuer le combat antinucléaire
D’un côté, comme l’ont affirmé à la fois ses deux frères, Meir et Asher - qui n’ont jamais cessé pendant dix-huit ans de mener la campagne en faveur de la libération de leur frère - et ses parents adoptifs américains Mary et Nick Eloff venus du Minnesota, Mordechaï veut s’accorder un temps de détente, avoir une vie normale, se marier, alors que les autorités israéliennes ne l’autorisent pas à quitter Israël avant au moins un an. D’abord, il ne pourra pas habiter la maison prévue pour lui à Jaffa ; des menaces pèsent déjà sur lui et son adresse a été révélée volontairement par la presse grâce aux services de sécurité. Et puis, on le sait, le gouvernement lui a programmé une série de restrictions sévères concernant sa liberté de parole et de mouvement : pas d’interviews, aucun contact avec des étrangers [3], pas d’Internet, obligation de prévenir la police
24 heures à l’avance s’il veut passer une nuit à l’extérieur de chez lui… Pourquoi ce déploiement de mesures vexatoires qui risquent de transformer sa résidence en une nouvelle prison [4] ?
Le premier motif de préoccupation des autorités est que Mordechaï Vanunu entend continuer sa bataille contre la production d’armes nucléaires en Israël. Dans les messages qu’il a pu faire parvenir à l’extérieur quand il était en prison, il a toujours manifesté son intention d’être ou de devenir le porte-drapeau d’une campagne contre la prolifération nucléaire qui, inévitablement, impliquerait les arsenaux d’Israël que le monde occidental fait semblant d’ignorer. Si la raison officielle des restrictions est que Vanunu met en danger la sécurité d’Israël, en réalité ce que craignent les autorités, c’est qu’avec lui, libre, puisse se développer un débat public et international sur le rôle nucléaire de l’Etat d’Israël.
L’enjeu : un Moyen-Orient dénucléarisé
En effet, un an avant la Conférence de révision du Traité de non prolifération nucléaire (TNP), qui doit se tenir à New-York en mai 2005 et faire l’état des lieux du nucléaire militaire à l’échelle mondiale, comment éviter que l’armementnucléaire israélien soit mis à l’ordre du jour de cette conférence ? Ceci est d’autant plus préoccupant que cette conférence, confirmant l’exclusivité pour les cinq Grands du droit à l’armement nucléaire, doit amener tous les pays à signer le TNP, c’est-à-dire à s’engager, s’ils ont les moyens de construire l’arme nucléaire, à accepter les inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qui est l’instrument de contrôle et de vérification de l’application de la non-prolifération.
Or, dans la perspective souhaitée officiellement par la communauté internationale, et tout récemment par l’Europe à l’occasion de l’accord avec l’Iran [5], d’un Moyen-Orient « zone libre d’armes nucléaires », comment éviter, alors qu’il n’y a plus d’armes de destruction massive (ADM) en Irak au moins depuis 1996, que l’Iran a accepté les inspections surprises de l’AIEA et que la Libye a officiellement renoncé à tout armement nucléaire, qu’Israël ne soit pas mis sur la sellette lors de cette conférence ?
Comme l’a écrit le célèbre journaliste britannique Robert Fisk : « Pourquoi les Etats-Unis ne pourraient-ils pas appliquer les mêmes normes à Israël qu’aux pays arabes ? Autrement dit, pourquoi en l’occurrence Israël serait-il incapable de s’imposer à lui-même les mêmes exigences que celles qu’il a vis-à-vis de ses ennemis arabes ? » [6]. C’est le débat que les gouvernements israélien et américain (et français ?) veulent étouffer.
Cette question est d’autant plus épineuse que tout le monde sait très bien maintenant que l’absence d’Israël dans un processus de dénucléarisation du Moyen-Orient n’aurait pour résultat que de relancer irréversiblement la course aux armements nucléaires dans la région quelles que soient les pressions occidentales.
L’American Connection
Et puis, pour couronner le tout, ce que craignent par-dessus tout Israéliens et Américains - ou plus exactement l’establishment nucléaire conjoint des deux Etats - c’est le fait, trop peu connu, du partenariat très étroit et ancien entre Etats-Unis et Israël dans le développement de l’arsenal israélien [7]. En effet, Vanunu, s’il n’a plus de secrets « techniques » à révéler après dix-huit ans de prison, peut apporter des précisions sur ce très délicat problème qu’Américains et Israéliens ont tout fait pour cacher au point qu’on a toujours cru que c’était la France et elle seule qui avait aidé Israël à construire le réacteur de Dimona. Or, les Etats-Unis ont envoyé à Tel-Aviv un certain John Bolton, sous-secrétaire d’Etat en charge du « contrôle des armements » et de plus fervent adepte des néo-conservateurs. Celui-ci a insisté auprès des autorités israéliennes pour que rien ne transpire sur ce sujet à travers Vanunu. Or Vanunu vient de révéler que la femme qui a servi d’appât pour son enlèvement il y a dix-huit ans n’était pas un agent du Mossad comme on l’a toujours pensé, mais un agent du FBI ou de la CIA. Comme l’a écrit Uri Avnery, pour les Etats-Unis il faut empêcher à tout prix « que le monde entende de la bouche d’un témoin crédible que les Américains sont totalement impliqués dans le programme d’armes nucléaires d’Israël alors qu’ils prétendent être le gendarme du monde pour la prévention de la prolifération nucléaire. » [8] Avec ce qui s’est passé et se passe en Irak, on peut comprendre que les Etats-Unis aimeraient bien se passer de cette épreuve supplémentaire.
Comme on le voit, « le prisonnier de conscience inconnu » [9]se trouve, dans une liberté très surveillée, confronté à de lourdes échéances, à de lourdes responsabilités et à des ennemis très puissants prêts à tout. Partagé entre sa volonté de vivre normalement et sa volonté de continuer sa lutte contre le nucléaire israélien, Vanunu est pleinement conscient de cette situation. Il doit bénéficier d’une protection internationale, d’une sorte de garantie internationale de son intégrité physique, d’abord par le mouvement de paix mondial qui doit reprendre pour lui cette bataille essentielle pour l’avenir du Moyen-Orient et pour la paix dans le monde.
Bernard Ravenel