« Tous coupables d’avoir
assassiné le peuple et la
patrie ». Le verdict est celui
que propose Saïd Souirki, l’auteur d’une
pièce de théâtre, « La Patrie », jouée en
août 2007 au centre culturel Chawa de
Gaza devant de nombreux spectateurs.
La pièce se veut jugement, celui des responsables
du Hamas et du Fatah, aussi
implacable que le symbole du numéro
de dossier qu’elle prétend instruire :
« 48.67.2007 ». Trois dates, comme celles,
d’abord, des deux catastrophes de l’histoire
palestinienne contemporaine, la
Naqba et le début de l’occupation puis,
dès lors exposée sur le même registre
tragique, celle des affrontements armés
dont le Hamas est sorti vainqueur en
juin dernier dans la bande de Gaza.
Certes, il ne s’agit que d’une mise en
scène fictionnelle, portée par la vision
de son auteur. Il ne s’agit ni d’un travail
d’historien, ni de celui d’un véritable
tribunal, ni même du fruit d’un quelconque
sondage en Palestine sur la perception
de ce qui s’est joué en juin dernier,
des responsabilités respectives des
uns et des autres, des raisons de cet évènement,
de sa portée, de ses conséquences.
Cependant, elle témoigne du
regard qu’y portent certains observateurs
qui, plus que de simples témoins,
vivent au coeur de cette réalité, celle
d’affrontements fratricides sanglants
qui ont abouti à la prise du pouvoir par
le Hamas dans la bande de Gaza, à la dissolution
du gouvernement d’union nationale
et à la mise en place d’un gouvernement
d’urgence par Mahmoud Abbas,
ainsi qu’à une véritable division politique
et territoriale en Palestine. Le
regard de Palestiniens qui considèrent ce
qui vient de se jouer comme une tragédie
historique.
Est-il aujourd’hui possible de sortir de
cette crise inédite ? De restaurer une
unité nationale porteuse d’une perspective
d’indépendance contre l’occupation
? Alors même que l’hypothèse de
dialogue national semble plus que compromise,
le projet d’élections anticipées
permettrait-il d’envisager une issue ?
Bande de Gaza : l’ordre
qui règne
Le siège imposé à la bande de Gaza
n’est pas nouveau. Le redéploiement
israélien de l’été 2005 avait converti le
petit territoire surpeuplé, occupé et quadrillé
par l’armée, en prison régulièrement
bombardée. La bande de Gaza est
aujourd’hui coupée du monde, assiégée
(voir Gaza sous écrou de Françoise Feugas), comme si sa population
devait payer à la fois le prix des élections
de janvier 2006 et celui des affrontements
de juin par une asphyxie économique
qui s’intensifie - et admettre que
la citoyenneté soit muée en assistanat.
Les bailleurs potentiels, pourtant instruits
par l’histoire récente, imaginent ils
à nouveau que placer la population sous pression et dans l’absence de toute
perspective politique contribuerait davantage
à isoler le mouvement islamique
qu’à redoubler les exaspérations ?
A l’issue de sa victoire
armée éclair, le Hamas
est quoi qu’il en soit
soumis à de nouveaux
défis. Notamment
d’image et de respectabilité,
alors qu’un
conflit de légitimité et
de pouvoir s’est réglé
par la force, faisant couler
le sang entre Palestiniens.
Faire régner
l’ordre dans la bande
de Gaza apparaît
comme une priorité
après plusieurs années
de gestion du pouvoir
par des cadres du Fatah
accusés de corruption
et de népotisme, mais aussi des années
de militarisation de la rue.
La libération du journaliste britannique
Alan Johnston obtenue par le Hamas se
voulait de ce point de vue un message
fort, de même que la remise au pas, du
moins apparente, mais hautement médiatisée,
de clans maffieux surarmés [1].
Nombre de Gazaouis se disent
aujourd’hui davantage en sécurité. Mais
l’ordre qui règne à Gaza est aussi politique
et social, souvent au mépris des
droits. Cibles principales : les militants
ou proches du Fatah, notamment ceux
qui exercent ou ont exercé des responsabilités.
Ainsi de l’interpellation du
procureur Ahmed al-Mghani (proche
du Fatah et fidèle au Président Mahmoud
Abbas), accusé de vouloir soustraire
des documents compromettants, qui
s’est vu interdire de reprendre ses fonctions
et de quitter le territoire. D’autres
fonctionnaires ou ex-fonctionnaires eux
aussi fidèles à la présidence ont été
inquiétés.
A l’hôpital al-Shifa de Gaza, le limogeage
du directeur puis du responsable
des relations publiques a suscité une
grève de deux heures quotidiennes pour
leur réintégration, le respect des professionnels
de santé, et pour exiger le
départ de l’hôpital des miliciens en
armes.
Le Hamas exige avant
toute manifestation ou
assemblée l’obtention
d’une autorisation préalable.
Le centre de
santé mentale de Gaza,
notamment, a vivement
protesté contre ces nouvelles
mesures. Des
défenseurs des droits
humains dénoncent des
formes de contrôle par
la force. Début août,
les invités d’un mariage
près de Beit Hanoun
en ont fait les frais,
subissant l’intervention
des forces du mouvement
islamique après
avoir entonné des
chants patriotiques populaires à la gloire
du Fatah. Signe de vitalité de la société
palestinienne : quelque 150 personnes
manifestaient le lendemain devant les
bureaux du Hamas [2]. La Force exécutive
n’hésite pas à s’en prendre aux manifestations
et aux manifestants avec des
interpellations peu amènes, des tirs, des
vols de caméras et d’enregistrements,
y compris à l’intérieur même des locaux
de la chaîne al-Arabyia [3]. Des chaînes
de radio et de télévision ont été fermées.
Le contrôle de la vie sociale apparaît
plus ambigu. La bande de Gaza n’a pas
attendu l’arrivée au pouvoir du mouvement
islamique ni les évènements de
juin pour bannir l’alcool des lieux publics,
par exemple, au nom d’une morale rigoriste
d’autant plus respectée que l’occupation
puis le siège nourrissent une
volonté de résistance
par une certaine fidélité
à la tradition ou supposée
telle. Et lorsque
des plages privées et
inaccessibles aux plus
pauvres, c’est-à-dire au
plus grand nombre,
deviennent soudain
abordables, peu s’indigneront, pour des
raisons analogues, que les femmes n’aient
pas le même accès que les hommes à la
baignade.
Mais l’isolement et l’enfermement de
la bande de Gaza, son étouffement,
l’absence de fait d’administration et la
carence de système judiciaire, peuventils
laisser espérer une amélioration de cette
situation ?
- © Patrick Chapatte in Le Temps
Etat d’urgence : inquiétudes
Accusant les forces du Hamas des évènements
de juin, le président palestinien
a accepté le 18 août la proposition du chef
du gouvernement, Salam Fayyad, de
limoger les fonctionnaires de l’Autorité
palestinienne relevant du Hamas et nommés
après les accords de La Mecque,
tant que le mouvement islamique assumerait
par la force le contrôle de la bande
de Gaza [4].
En Cisjordanie qui demeure occupée,
morcelée, étranglée en dépit de la distillation
d’une aide internationale soumise
à critères politiques, la répression
frappe cette fois des militants du Hamas [5],
entre arrestations et interdictions de
manifestations. L’état d’urgence inquiète
les défenseurs des droits humains. L’association
al-Haq, par exemple, rappelle
que l’état d’urgence -civil- relève du
chapitre sept de la Loi fondamentale
mais s’inquiète d’une transformation de
la situation en état d’urgence militaire,
du risque d’Etat policier, menaçant les
droits et les libertés civiles, l’état de
droit et l’indépendance judiciaire [6]. Le
27 août, le gouvernement de Salam
Fayyad annonçait avoir ordonné la fermeture
de 103 associations (sur quelque
2 400) en Cisjordanie et dans la bande
de Gaza (dont des associations
humanitaires), arguant de la violation
des lois régissant les
organisations civiles
mais précisant que le
gouvernement subviendrait
aux besoins
des Palestiniens que la dissolution de ces associations lèserait
du point de vue humanitaire [7].
Un dialogue plus que
compromis
Aussi, le retour à un dialogue inter-palestinien,
quelques mois à peine après
l’accord de La Mecque, semble-t-il plus
que compromis. Outre la répression,
l’anathème, entre Fatah et Hamas, prend
la forme d’une véritable campagne médiatique,
qui ajoute à l’ostracisme politique.
De son côté, le Hamas se défend d’avoir
souhaité prendre le pouvoir et évoque
une action préventive contre la préparation
d’un « coup » par des éléments du
Fatah ambitionnant de le léser de sa victoire
électorale et de faire échouer l’accord
de La Mecque. Le Fatah, pour sa part,
dénonce à l’inverse un coup d’Etat illégitime
mené, dans le cadre d’un plan
prémédité dont certains avancent même
qu’il serait soutenu par Téhéran, par des
meurtriers qui montreraient leur véritable
visage [8].
Dans son discours devant le Conseil central
palestinien à Ramallah, le président
Mahmoud Abbas, quant à lui, a évoqué
un crime majeur du Hamas contre la
patrie et le peuple palestiniens [9]. Attendant
des excuses du mouvement islamique
auprès du peuple palestinien, le président
considère qu’un éventuel dialogue
suppose notamment que les forces du
Hamas mettent un terme à « ce coup »,
qu’ils respectent la loi, qu’ils acceptent
l’OLP comme représentante légitime du
peuple palestinien. Mahmoud Abbas précise
cependant que le mouvement islamique
fait partie intégrante du peuple
palestinien. « J’appelle le Hamas à revenir
sur ses erreurs et à changer ses positions,
j’appelle au retour de l’unité du
peuple et du sol pour donner un espoir
aux Palestiniens quant à l’avenir », a
déclaré Mahmoud Abbas lors d’une
conférence de presse avec le ministre
des Affaires étrangères japonais Taro
Aso mi-août [10], ajoutant : « S’ils ne le
font pas maintenant, je suis sûr qu’ils
arriveront à cette conclusion bientôt ».
La situation bloquée apparaît comme
totalement bloquée, enracinement d’une
division territoriale de fait. Et cette bipolarité
dans l’affrontement marginalise
d’autres expressions et forces politiques
de la société. Dans un tel contexte, si les
objectifs assignés au treizième gouvernement
palestinien sont clairs [11], les
moyens politiques pour les défendre semblent
donc cruellement manquer. Sur le
fond, il s’agit de mettre un terme à l’occupation
israélienne, de fonder un Etat
palestinien indépendant dans les frontières
de 1967 et avec Jérusalem pour
capitale, conformément aux principes et
à la lettre de la déclaration d’indépendance
du Conseil national palestinien (c’est-à dire
de l’OLP) de 1988, avec une solution
juste et acceptée (« just and agreed »)
à la question des réfugiés, fondée sur la
résolution 194. Il s’agit aussi de « restaurer
dans la bande de Gaza le contrôle effectif
de l’Autorité légitime », et l’unité de
la patrie. Un plan humanitaire pour la
population de Gaza figure parmi les
grands dossiers au programme du gouvernement.
Mais se pose une question
essentielle : celle du rapport de forces
pour y parvenir.
La politique palestinienne à
l’aune des intérêts régionaux
Les pressions en tout cas se multiplient
quant à la stratégie à adopter. D’un côté,
Washington poursuit son objectif d’isolement
du Hamas, au mépris de la vie
de toute une population et au risque d’une
radicalisation des positions et d’une exacerbation
des tensions internes. Un risque
très calculé et un objectif de division
visant entre autres à affaiblir davantage
la partie palestinienne dans l’éventualité
d’une négociation (voir l’article de
Bernard Ravenel, Conférence de paix ou conférence de guerre), tandis qu’Israël se félicite d’une division
territoriale de la Palestine, obstacle
de taille à l’édification de l’Etat indépendant.
Mais de l’autre, les Etats
arabes alliés de Washington
apparaissent plus circonspects [12]. L’Egypte,
qui craint l’influence des
Frères musulmans,
semble prête à un
contrôle -policier- énergique
de la population
mais ne renonce pas à
une réconciliation entre les mouvements
palestiniens, susceptible de prévenir
l’influence de l’aile la plus radicale du
Hamas. Avec une grande part de sa population
palestinienne, la Jordanie n’a guère
plus d’intérêt à voir se développer les
tensions en Palestine aux répercussions
prévisibles. Quant à l’Arabie saoudite, elle
demeure préoccupée par les ondes de
choc régionales de la guerre et de l’occupation
de l’Irak qui l’avaient conduite à
favoriser la conclusion de l’accord de
La Mecque.
Cet accord, comme la proposition de
paix globale arabe réitérée à Riyad,
ouvraient à nouveau une véritable perspective,
rejetée en tant que telle par les
dirigeants israéliens. Pas plus l’UE que
Washington n’a voulu contribuer à ma
mise en oeuvre.
Après les évènements de juin, le président
Abbas attend une évolution significative
du Hamas pour reprendre langue.
Mais il défend le principe d’unité nationale.
Pour sa part, le Hamas plaide pour
le dialogue tout en dénonçant un gouvernement
d’urgence dont il ne reconnaît
pas la légitimité et en multipliant les
invectives. En tout état de cause, bien
au-delà des seuls Fatah et Hamas
aujourd’hui en conflit ouvert, c’est à un
dialogue politique et stratégique entre
toutes les forces de la société qu’appellent
d’autres acteurs, comme le fait en substance
Khalida Jarrar, députée (FPLP)
au conseil législatif [13].
Des élections anticipées pour
sortir de la crise ?
Des élections pour sortir de la crise ?
Mi-juillet, le conseil central de l’OLP
(CCOLP) a demandé à Mahmoud Abbas
d’organiser des élections anticipées. Le
président a mené en tout cas des discussions
avec les organisations de l’OLP
sur l’hypothèse d’un
tel scrutin dans toute la
Palestine et sur un projet
de loi électorale.
Parmi les principes
avancés, celui,
d’abord, d’une proportionnelle
intégrale
pour les législatives,
alors que le mode de
scrutin repose actuellement sur un dosage
entre proportionnelle et élection par liste
(la moitié des membres du Parlement -66 sur 132- étant élus dans seize circonscriptions
de Cisjordanie et de la
bande de Gaza et l’autre moitié au scrutin proportionnel de listes). Cela permettrait
de pouvoir disposer d’élus sans
présenter forcément des
candidats pour la bande de
Gaza ou pour la Cisjordanie.
Second principe :
la nécessité pour les candidats
de respecter le programme
de l’OLP ainsi
que les accords signés
avec Israël. Certains
observateurs considèrent
que de telles dispositions
excluraient de facto le
Hamas du scrutin.
D’autres notent à l’inverse
que les candidats peuvent
défendre des programmes
électoraux qui n’épousent pas, au moins
dans la forme, ceux de leurs partis.
On s’en doute, le Hamas n’y est pas
favorable. Protestant contre le contournement
de sa victoire électorale de 2006,
il a aussi ou surtout rejeté toute modification
de la loi électorale : il n’appartient
pas légalement au président d’apporter
des modifications à la Loi
palestinienne, prérogative qui revient
au Parlement, insiste le mouvement islamique.
Interviewée par Bitterlemons le 6 août dernier,
Hanan Ashrawi (« Troisième Voie »),
affirme son soutien au principe d’élections
comme instrument de démocratie,
comme moyen de sortir des différends
et plaide pour que les élus soient responsables
devant leurs électeurs. Concernant
spécifiquement la possibilité d’élections
anticipées, elle avance l’idée selon
laquelle il est plus positif de sortir d’une
situation de crise qui conduit à l’impasse
en retournant devant les électeurs que
par des démonstrations de force. Pour
autant, elle appelle à être attentif au calendrier
de telles élections. Car si un parti
ne participe pas au scrutin, toute la crédibilité
du processus est remise en cause,
dit-elle. Dans l’actuelle situation, celle
d’un perdant-perdant, chacun est cependant
appelé à prendre ses responsabilités.
En faisant confiance au soutien de ses
électeurs, dans le respect du pluralisme...
L’avenir plus ou moins proche lui donnera-
t-il raison ?
Dans le contexte de préparation d’une
rencontre internationale prévue à
l’automne sur le Proche-Orient, qui
témoigne du fossé entre le droit international
et les attentes du peuple palestinien
d’un côté -Mahmoud Abbas
plaidant pour que
soient abordés la définition
des frontières
d’un futur Etat palestinien,
la colonisation,
le statut de Jérusalem,
le droit des réfugiés
et l’ensemble des dossiers
au conflit sans
période dite « transitoire »...- et celles
des Etats-Unis et de
Tel-Aviv de l’autre,
l’absence d’unité
nationale palestinienne risque en tout
cas de peser lourdement.
Après le succès de sa pièce à Gaza, Saïd
Souirki souhaite, lui, organiser une tournée
dans tous les territoires palestiniens.
Mais le bouclage de la bande de Gaza
par Israël se poursuit. Le 24 août dernier,
un petit garçon âgé de 11 ans, Mahmoud
Ibrahim Karnawi, était tué lors
d’une opération des forces israéliennes
dans le nord de la Cisjordanie. Rappelant
l’urgence d’une solution.
Isabelle Avran, le 27 août 2007