L’épouvantail de l’Etat binational a un tel pouvoir de dissuasion sur les Israéliens que n’importe quelle déclaration palestinienne à ce sujet encourage les spéculations et les théories de conspiration. Ahmed Qorei (Abou Ala) connaît cette sensibilité et il en joue chaque fois qu’il se heurte à des difficultés dans les négociations : « Si Israël s’obstine dans son refus, nous revendiquerons un seul Etat pour les deux peuples », a-t-il déclaré récemment.
Effectivement, le slogan « un seul Etat », les Palestiniens s’en servent pour menacer Israël et ils savent très bien combien cette menace est efficace. La peur que les Palestiniens ne convertissent la lutte pour une indépendance nationale en une revendication pour des droits civils au sein d’un Etat binational est telle que la seule évocation de cette option est tenue pour une preuve de ce qu’ils ne sont pas disposés à parvenir à la paix.
Une revendication palestinienne d’annexion des Territoires et d’octroi de droits civils à leurs habitants est considérée comme plus dangereuse pour Israël que la revendication d’un Etat indépendant, dans la mesure où l’égalité civile constitue une norme universelle et que la revendication de son application bénéficierait d’un large appui en Occident. Et malheur à l’Israélien qui s’aventure à épouser l’idée du binationalisme : le voilà dénoncé comme traître possédé par la haine de soi.
Le débat public israélien sur le binationalisme par opposition au partage en deux Etats s’en tient au plan théorique, idéologique et éthique, et n’est en réalité présenté que comme une menace pesant sur la solution, admise et souhaitable, du partage. Mais ce débat, qui reparaît chaque fois que se renforce la frustration devant le processus politique, ne parvient pas à devenir un vrai dilemme mais reste comme un épouvantail ou comme une subtile question académique. Et cela, non pas seulement parce que l’option binationale est perçue par la majorité des Israéliens comme la destruction de leur Etat et par la majorité des Palestiniens comme la fin de leur mouvement de libération nationale, mais essentiellement parce que le débat sur ces deux options est une discussion stérile dont toute la valeur tient dans son existence même et qui a pour visée de dissimuler la stabilité et la solidité du statu quo.
Un statu quo est préservé tant que les forces intéressées par son maintien surpassent les forces qui rêvent de le ruiner. Telle est la situation qui prévaut en Israël/Palestine. Au fil de plus de 40 ans, par essais et erreurs – sans être planifié mais en réponse au code génétique d’une société de colons –, le système de contrôle israélien appelé « occupation » s’est sophistiqué, assurant un contrôle complet sur tout facteur ou tout processus susceptible de porter atteinte à l’absolue domination de la communauté juive et aux privilèges politiques et matériels qu’elle a engrangés.
Ce statu quo qui paraît chaotique et instable, est bien plus solide que ne le donne à penser la manière habituelle de qualifier la situation d’ « occupation militaire » provisoire. Les tensions et les oppositions intercommunautaires qui règnent dans le territoire placé sous le contrôle d’Israël sont si vives et l’écart entre la force de la communauté juive et celle de la communauté arabe si net qu’il n’est pas possible de gérer ces tensions sinon par un recours à la force armée.
On met généralement l’accent sur l’inégalité politique et civile ainsi que sur la négation des droits collectifs, que le modèle du partage ou celui, alternatif, d’un partage du pouvoir binational, est censé résoudre. Mais l’inégalité économique est plus grave et plus dangereuse : elle caractérise la situation actuelle et subsisterait, sans solution, dans les deux options : l’écart dans le PIB par habitant entre un Israélien et un Palestinien est de 1 à 10 pour la Cisjordanie et de 1 à 20 pour la Bande de Gaza. Il en va de même pour la profonde inégalité dans l’usage des ressources environnementales (sols et eau).
Ce fossé ne peut subsister que par la force que procure avec une grande efficacité tout l’establishment de la Défense, et même la plupart de opposants à « l’occupation » ne sont pas prêts à y renoncer, parce que leur confort en serait affecté.
Ce statu quo explosif résiste grâce à la combinaison de divers facteurs : l’éclatement de la communauté palestinienne et le fait de dresser les uns contre les autres les différents fragments de cette communauté ; la mobilisation de la communauté juive dans le soutien au régime d’occupation qu’elle voit comme le protecteur de son existence même ; le financement du statu quo par les « Etats donateurs » entraînant la corruption de la direction palestinienne ; le fait de convaincre les Etats voisins de préférer des intérêts bilatéraux et globaux à la solidarité ethnique arabe ; le succès d’une campagne de propagande appelée « négociations avec l’Autorité Palestinienne » et qui parvient à persuader bien du monde que le statu quo est provisoire et que l’on peut donc continuer à s’amuser avec des alternatives théoriques au « règlement définitif » ; le fait de réduire au silence toute critique comme étant l’expression de haine et d’antisémitisme ; le mouvement de recul psychologique devant la conclusion que le statu quo est durable et qu’il ne changera pas de sitôt. Il n’est pas plaisant d’en convenir et le pronostic est désolant, mais sans cette conclusion et à défaut d’en tirer les leçons, il n’y a pas d’espoir de changement.
Haaretz, 21 août 2008