Pour la Palestine : Quelles sont,
aujourd’hui, les perspectives pour
briser le boycott et sortir de la crise
institutionnelle palestinienne ?
Salim Tamari : Il y a encore quelques
jours la situation était dans une impasse
du fait de la décision de la communauté
internationale de punir les Palestiniens
pour avoir élu le Hamas et parce que le
nouveau gouvernement ne reconnaissait
pas les traités internationaux signés
par ses prédécesseurs. Nous subissons
deux blocus : le blocus israélien qui
fragmente le pays en différentes régions
et le blocus américain et européen imposé
sur les finances, qui ruine notre économie.
Ces derniers jours, la situation
semble échapper à la voie dramatique
puisque la présidence et le Premier
ministre ont été capables d’élaborer un
plan qui n’est pas encore finalisé pour
former un gouvernement qui serait constitué
de personnalités publiques reconnues
par les deux parties. Dire que nous
avons brisé l’isolement est encore prématuré
mais au moins, la vie quotidienne
va-t-elle probablement changer. Ce ne
sera malheureusement pas encore le
cas de la politique israélienne d’encerclement
des territoires occupés, de fragmentation
en cantons, de colonisation et
de blocus total de Gaza.
La situation a changé également aux
Etats-Unis avec les élections au Congrès
et le bourbier irakien. Ils vont entrer dans
une phase plus accommodante. James
Baker va tenter d’agir sur deux fronts :
le front syro-iranien pour aider la stratégie
américaine en Irak et le front israéloarabe
pour convaincre les Arabes que
les Etats-Unis ne sont pas totalement
du côté israélien. La situation internationale
nouvelle est favorable à un nouveau
compromis.
PLP : Est-il possible de sauver la solution
de deux Etats ?
S.T. : La notion de deux Etats est fondée
sur la conception d’une entité nationale
viable. Si cette entité nationale est
fragmentée par des colonies et par le
blocus, objectivement ce ne sera plus
un Etat que de nom, sans bases valables.
On ne peut les créer qu’en mettant en
cause fondamentalement les colonies.
Et Israël a peur de défier les colons parce
qu’ils ont infiltré les forces de sécurité,
l’armée et le gouvernement. Les Israéliens
trouvent qu’il est plus facile de maintenir
le régime colonial que de risquer
de provoquer un éclatement ou une guerre
civile en Israël pour permettre la création
d’un Etat voisin.
L’unique voie pour contraindre Israël à se
retirer, c’est une pression internationale ;
à moins que les Palestiniens deviennent
si forts qu’ils puissent pousser les colons
hors de leur terre. Malheureusement ce
n’est pas le cas.
Si la solution de deux Etats échoue cela
ne conduit pas nécessairement à un
Etat. Je ne pense pas que la solution
d’un seul Etat, qu’on le qualifie de
« binational » ou de « démocratique et
laïque » constitue une alternative crédible,
parce que dans les faits, nous
aurions un régime colonial avec un système
d’apartheid et la fragmentation des territoires et de la société. Dans trente
ans peut-être, le gouvernement israélien
pourrait s’effondrer ou le nombre de
citoyens arabes augmenter pour atteindre
40% de la population et le tiers du Parlement,
ce qui créerait évidemment une
situation différente. Mais il faudrait attendre
trente ou quarante ans.
PLP : Quelle a été la stratégie du Hamas pour
crédibiliser sa stature de parti de gouvernement ?
S.T. : Depuis son élection, Hamas n’a
pas une stratégie très claire. Il conserve
une rhétorique abstraite sur la résistance,
alors que sur le terrain, les attaques en
Israël ont cessé. Il pratique une surenchère
verbale qu’Israël instrumentalise avec
l’appui des Etats-Unis pour dénier toute
légitimité à ce gouvernement. Hamas
n’admet pas la feuille de route et bloque
toute reprise de dialogue avec les Européens
et les Américains ; dans le même
temps, il n’est pas vraiment engagé dans
la résistance. C’est la pire des stratégies
possibles. Il a perdu le soutien de la communauté
internationale exception faite
de l’Iran et de la Syrie. Sur le plan intérieur,
je pense que la popularité du Hamas
a un peu baissé, mais la majorité du
peuple le soutient pour sa réputation
d’honnêteté. Il représenterait une sorte
de gouvernement des « incorruptibles »
comme au début de la Révolution française,
mais qui repose sur une torsion philosophique
compliquée. Il a accepté les
conséquences d’Oslo puisqu’il a décidé
de participer aux élections, mais il rejette
les principes d’Oslo. Le gouvernement
assimile « être propre » à « être radical »
et, à ce titre, il doit rejeter le compromis
de deux Etats. Alors que nous savons
qu’un nombre significatif des leaders du
Hamas, dont probablement le Premier
ministre Haniyeh, et beaucoup de militants,
acceptent la solution de deux Etats par
souci de réalisme, ils ne veulent pas
entrer en conflit avec des leaders plus
radicaux comme Khaled Mecha’al et le
ministre des Affaires étrangères. Et pour
ne pas diviser le mouvement, ils ne cherchent
pas à articuler ce soutien de deux
Etats avec un programme de gouvernement.
Le dilemme est qu’Hamas pense,
parle, agit comme s’il était encore une
force d’opposition, alors qu’il est au gouvernement.
Pour sortir de cette impasse,
il lui faudra accepter un gouvernement de
transition qui autoriserait le Président
palestinien à conduire des négociations
au nom du Parlement.
PLP : Quelle est la réaction du Fatah depuis
qu’il est devenu un parti de l’opposition ?
S.T. : Le Fatah n’est pas un parti homogène.
Il ne peut pas continuer sous cette
forme et il finira certainement par se diviser
en deux ou trois partis, ce qui serait
positif. Il est temps de changer de leadership.
Parce qu’il n’y a pas d’avenir
pour un parti sans épuration de ses éléments
corrompus. Ces gens ont trahi ce
en quoi ils croyaient et ils ne sont pas
capables de changer. Il faut qu’ils partent.
L’autre problème c’est que Fatah est un
parti nationaliste, sans agenda social.
En son sein, il y a des gens de droite, de
gauche et aussi une composante religieuse.
C’était utile pour un mouvement
qui avait une influence extraterritoriale
lorsqu’il était en exil. Mais quand vous vivez
sur une terre, que vous êtes implanté
dans une société, vous devez proposer
un programme qui réponde aux besoins
sociaux. C’est pourquoi Fatah ne peut
continuer à gouverner, à diriger, à contester
les élections comme s’il était un parti,
alors qu’il est divisé en trop de tendances.
Les jeunes membres du Fatah qui sont
marginalisés par les institutionnels n’aiment
pas la direction du parti et essaient de la
changer. Mais en même temps, ils n’ont
pas de représentant qui ait une stature
nationale. La seule personnalité qui pourrait
les rassembler c’est Marwan Barghouti,
qui propose une plateforme politique
militante populaire, qui agit avec la
rue, qui est contre la corruption, tout en
acceptant la solution de deux Etats et la
légitimité du leadership de Mahmoud
Abbas.
En général, le Fatah espère la défaite
du Hamas et reconquérir le pouvoir en
se réformant. Il voudrait montrer qu’il est
le meilleur pour le peuple palestinien,
qu’il détient la légitimité historique de la
révolution palestinienne et qu’il est un
interlocuteur pour les Européens et les
Américains. En même temps, il sait qu’une
politique de confrontation directe avec
le Hamas conduirait à un désastre économique.
Il est donc amené à coopérer
avec Hamas, dans l’objectif d’alléger
l’impact économique désastreux du boycott
international.
PLP : Existe- t-il une alternative qui répondrait
aux besoins sociaux des populations ?
S.T. : Il y a effectivement des besoins,
mais pas de leadership qui apporte une
réponse politique. C’est le problème. La
majorité des Palestiniens ont pensé que
l’ancien régime, le Fatah avait failli à
répondre à leurs besoins. Ils ont pensé
que Hamas le ferait. La troisième voie,
la gauche, a échoué à capitaliser le
mécontentement. Aujourd’hui, les conditions sont bonnes pour qu’une alternative émerge :
un mouvement laïque avec
un programme socialiste
qui s’appuierait sur une
campagne démocratique
et contre la corruption.
Mais malheureusement la
rue est totalement polarisée
entre Fatah et Hamas,
entre les nationalistes et les
religieux. Et les éléments
ne semblent pas réunis
pour faire émerger cette
troisième force. La perspective
la plus réaliste
serait une réforme du Fatah qui permettrait
de créer cette alternative.
PLP : Pourquoi la gauche ne peut-elle pas
offrir cette alternative ?
S.T. : Je crois que les mouvements
de la gauche n’ont pas su tirer les enseignements
de l’effondrement de l’URSS.
Ils n’avaient pas
d’agenda social et
n’offraient pas d’alternative
réelle au Fatah.
Bien sûr, l’intelligentsia
de gauche existe,
mais elle se montre
incapable d’atteindre
une audience de
masse. On ne peut pas
parler d’une coalition
de la gauche : il y a la
coalition des trois partis
(PPP, Front démocratique
et Fidah) et le
Front populaire, un
parti nationaliste politiquement
proche du
Hamas mais socialement
différent. Mais
dans l’ensemble, la
gauche reste divisée.
Il y a une crise de leadership
à même de
mobiliser les gens sur
des idées.
Ici, le problème n’est
pas seulement subjectif,
dans le domaine
des idées, c’est une
situation structurelle difficile parce qu’il
n’existe pas d’autre cas au monde où
l’encerclement international est aussi total.
Les Européens, en dépit des espoirs, ont
joué le rôle écoeurant de soutenir le blocus
américain et israélien, sans aucune
protestation, tout en encourageant les
initiatives privées, en soutenant les ONG
et les gens qui ne sont pas liés au Hamas
ou au secteur public.
Malheureusement,
nous n’avons pas un
Mandela pour
résoudre ce problème.
Ce n’est pas seulement
que Mahmoud
Abbas soit affaibli,
mais que cette
absence de direction
politique se produise
dans le contexte d’une
situation objective
redoutable où le discours
sur le terrorisme
est accepté, où il est
admis que la violence
palestinienne fasse
partie d’une stratégie
globale anti-occidentale
; une situation
pleine de non-sens,
d’intimidation idéologique
pour accepter
cette vision du monde.
Je crois très fort que
ça ne peut plus continuer
comme cela et
que le changement
doit être des deux
côtés : l’Union européenne
doit cesser d’être à la traîne des
Etats-Unis. L’Amérique elle-même doit
changer et j’espère qu’en Palestine émergera
une voie capable de porter cette
vision d’un programme politique honnête
et de recevoir un appui populaire.
Nous avons évité le pire scénario de la
guerre civile même si la situation n’est pas
bonne. Je crois que les nationalistes
palestiniens ont assez d’expérience pour
esquiver les pièges tendus par les Israéliens.
Nous sommes dans une situation
profondément inquiétante mais Israël
également.
Dans l’immédiat, le peuple palestinien a
besoin de respirer. Pour intervenir dans
le débat politique, il doit d’abord ne plus
avoir faim. Il aspire à un gouvernement
d’unité nationale pour pouvoir débloquer
la situation, relancer le dialogue, les investissements
et l’économie.
Entretien réalisé à Ramallah le 13 novembre 2006 par
Monique Etienne.