Un verrou de rien du tout, posé par les Israéliens sur une grille qui ferme un tunnel. Avant, il y avait une route pour aller de Qalqiliya au village d’Habla, qui a été coupée par le mur. Puis, les Israéliens ont creusé ce tunnel sous le mur et ils ont installé la grille. Aujourd’hui elle est fermée. Pas besoin de soldats ; le verrou suffit. Faycal Hendi, le directeur du PARC, enrage : « Vous voyez, ce verrou dérisoire suffit à enfermer 28 000 personnes ! » Pourtant il volerait en éclats d’une pichenette. Mais les Palestiniens n’y touchent pas parce qu’ils savent que s’ils le forçaient, les représailles seraient terribles. « Nous sommes à leur merci. Aucun aspect de notre vie n’échappe à l’occupant. Il suffit de presque rien pour tenir tout un peuple en prison... »
Une impression qui se mue en certitude, tout au long de notre séjour d’un mois. En apparence, nous circulons mieux qu’il y a six mois. Moins de contrôles aux checks-points ; c’est la première fois depuis quatre ans que nous nous rendons directement de Jérusalem à Hébron sans être arrêtés. Comme si les soldats n’avaient plus besoin d’être physiquement là pour que les interdits soient enregistrés dans les têtes. La vie quotidienne demeure un enfer, mais un enfer intégré, presque banalisé. Et c’est certainement plus grave, car cela signifie que psychologiquement chacun fait sien l’enfermement, s’arrange avec le « possible »... On s’habitue à tout : aux check-points, aux routes de contournement, aux attentes, au mur, aux portes dans les murs, aux bouclages....aux permis pour tous les actes du quotidien ! Je reprends ce que Leïla Batran m’écrivait le 27 août dernier : « Toutes les histoires de confiscation de terres se ressemblent, elles se ressemblaient lorsqu’il s’agissait de construire les routes de contournement, ou d’élargir une colonie [...] Je me suis rendu compte que si le mur existe, c’est parce que les Israéliens le préparent depuis même avant Oslo, depuis que pour se déplacer, entre Gaza et la Cisjordanie, nous avons accepté le principe des permis de passage. [...] Tout comme aujourd’hui, les Israéliens essaient de nous habituer à l’idée qu’il nous faut un permis pour passer d’un endroit à l’autre et d’une ville à l’autre de la Cisjordanie [...]. Le mur leur permet d’engloutir des terres, mais il leur permet aussi d’imposer petit à petit, par mille petits détours, l’interdiction de circuler [...]. Désormais, les barrages nous semblent naturels comparés au mur ! Ne pas pouvoir aller de Gaza en Cisjordanie relève de l’évidence même ! Je commence à me rendre compte que si les restrictions de passage avaient été combattues à l’époque, jamais le mur n’aurait pu être conçu. Mais à chaque fois, l’occupant nous entraîne un peu plus loin...et nous nous concentrons sur les dernières restrictions. Aujourd’hui plus personne ne parle des barrages : la nouvelle mode c’est le mur. Chaque nouvelle mode incruste l’ancienne dans le banal et l’acceptable de la routine quotidienne. Alors, je crois qu’il est urgent de remettre en question, à chaque moment, chacune des anciennes injustices [...]. »
« Il faut un permis pour tout ! »
La ronde des permis est un autre de ces symboles humiliants : que l’on soit riche ou pauvre, jeune ou vieux, femme ou homme...
Hassan est pépiniériste à Qalqiliya. Ses pépinières se trouvent désormais de l’autre côté du mur. Il lui faut donc un permis. Pour avoir un permis, il faut d’abord obtenir une carte d’identité qui prouve que l’on est un « bon » Palestinien, pas un terroriste ! Pour le prouver, il faut donc fournir tout un tas de papiers. Hassan a même obtenu une carte qui lui permet, en théorie, de se rendre en Israël pour commercialiser ses produits. Avant l’Intifada Al-Aqsa, il était paysagiste pour les Israéliens. Aujourd’hui, cette carte ne lui permet même pas d’aller sur ses propres terres, de l’autre côté du mur ; il lui faut un permis. Pour avoir ce permis, il doit prouver qu’il est bien propriétaire de ses terres. Mais sur le permis, il est spécifié que cette autorisation ne lui reconnaît aucun droit de propriété. Avant l’Intifada, il employait cinquante travailleurs. Aujourd’hui, ceux-ci doivent avoir un permis. Hassan a besoin d’un tracteur. Il lui faut obtenir un autre permis. Il a besoin d’un fertilisateur : idem !
Ces permis, quand on a la chance de les obtenir, ne sont valides que six mois, ils ne sont utilisables que pour une seule porte dont l’accès est limité aux heures d’ouverture et de fermeture. Sur le permis, il est inscrit que la porte est ouverte de 7 h à 19 h. Mais c’est faux. Les soldats n’ouvrent le matin qu’aux alentours de 7 h 30 et le soir, vers 15 h. Cela signifie qu’Hassan travaillera pendant les heures les plus chaudes de la journée. Mais il faut être là dès 6 h du matin, au cas où les soldats arriveraient avant, et de retour l’après-midi vers 14 h. Au bout du compte, le fermier passera plus de temps à attendre qu’à travailler. « Ils changent notre mode de vie. Tous les fermiers, traditionnellement, allaient dans leurs champs très tôt le matin, avant que le soleil ne darde ses rayons ; et ils y retournaient le soir, après 5 heures. »
Enfin, vous pouvez avoir obtenu tous ces permis - et pour chacun ce sont des heures de démarche et d’attente -, le jour où l’armée a décidé que la porte sera fermée, vous ne passerez pas.
« Nous sommes pris dans une série de cercles qui se resserrent et nous étouffent. Jusqu’à ce que les plus fragiles explosent. » Une semaine avant notre venue, un fermier s’est fait exploser à la porte, devant les jeeps des soldats, blessant plusieurs Palestiniens qui attendaient comme lui. C’était un homme tout ce qu’il y a de normal et de pacifique, mais son seuil de tolérance était atteint.
Mais revenons au verrou qui fermait l’accès à vingt-huit villages depuis six jours, obligeant leurs habitants à faire un détour de 30km - alors que le village d’Habla se trouve à 3 km - pour rejoindre l’unique check-point leur permettant de rentrer dans Qalqiliya, ville de 43.000 habitants cernée par les murs sur ses trois côtés. Tous ces villages en dépendent, que ce soit pour une hospitalisation, pour l’approvisionnement, ou pour les études secondaires et universitaires.
Quand la ville ou les villages sont bouclés, les fermiers ne peuvent plus vendre leurs légumes et leurs fruits. Les prix s’effondrent, pendant que les produits israéliens circulent librement. Depuis quatre mois, le kilo de goyaves s’achète un shekel. Les paysans ne peuvent plus vivre.
Un éleveur avait un élevage de poulets de l’autre côté du mur. La porte est restée fermée vingt-deux jours. Ses 3500 poulets sont morts. La motopompe d’un autre fermier se trouve de l’autre côté du mur. L’armée lui refuse d’irriguer ses terres. Tout au plus l’autorise-t-elle, de temps à autre, à venir chercher de l’eau dans un réservoir, avec son tracteur.
Sans cesse, l’armée lance des grenades lacrymogènes et assourdissantes sur les serres qui longent le mur, brûlant les bâches en plastique que le fermier n’a pas les moyens de changer. Aujourd’hui, l’un d’eux a reçu une grenade dans les jambes, alors qu’il récoltait ses tomates. Son enfant de cinq ans, contaminé par les gaz, a été hospitalisé.
Une stratégie méthodiquement élaborée
Il existe bien une volonté planifiée, systématique, d’étrangler la ville de Qalqilya, en raison de sa position stratégique et de sa richesse agricole. Le bassin aquifère occidental sur lequel se trouve la ville renferme 53% des ressources en eau de la Cisjordanie. Depuis 1948, Israël tient la ville en ligne de mire. En 1967, l’armée ordonne la destruction de la ville. Sur 2000 maisons, 1560 sont détruites. La population fuit vers la Jordanie. Il faudra une décision du Conseil de sécurité des Nations unies pour qu’un peu plus d’un tiers de ses habitants puisse y retourner.
L’occupation de l’espace par la colonisation s’ensuivra. Une ceinture de vingt-cinq colonies, abritant près de 54 000 colons, est bâtie sur la ligne des eaux, coupant la ville du reste de la Cisjordanie. L’eau est détournée par pipeline vers Israël. Dès 1968, des restrictions sont imposées aux Palestiniens sur le débit de l’eau de leurs propres puits ; il leur est interdit de remplacer les pompes, de creuser d’autres puits. Une politique d’urbanisation non contrôlée, menée par un conseil municipal nommé par l’occupant en 1984, a permis de construire sur les terres agricoles, privant l’agriculture des seize puits qui, se trouvant désormais en zone urbaine, ne peuvent plus servir pour l’irrigation parce qu’Israël l’interdit.
Ajoutons à cela la pollution des terres par les eaux usées des colonies toutes proches ; la prolifération des moustiques due à l’irrigation des champs de coton le long de la ligne verte et la pollution des terres palestiniennes par les pesticides déversés par avion pour tuer les moustiques ; les fumées de la décharge, installée par Israël, tout près de Qalqiliya, qui en retombant sur la ville, provoquent des maladies respiratoires et des cancers.
Le mur ne fait que parachever ce dispositif. La construction du mur débute le 13 juin 2002. Il va détruire plus de 22 ha de terres, spoliant 543 agriculteurs. Ce plan, appelé cyniquement « Estomac vide » [1] va priver la région de 85% de ses terres agricoles qui assuraient 53% du revenu de ses habitants. Vingt puits se trouvent de l’autre côté. 40 000 Palestiniens, qui travaillaient en Israël, se retrouvent au chômage.
« Seuls, nous sommes seuls jusqu’à la lie
S’il n’y avait les visites des arcs-en-ciel... » [2]
« Nous ne pouvons utiliser nos terres, notre eau, poursuit Faïçal. Quelles sont nos raisons de survivre ? Quand vous sortez le matin dans la rue, vous ne savez jamais si vous rentrerez le soir chez vous. Quand vous tuez l’espoir d’un peuple, vous le jetez dans les bras de l’extrémisme. En nous rendant la vie impossible, ils nous poussent à partir. Déjà, 12% de la population a quitté la région de Qalqiliya. Six cents petites entreprises ont fermé. Les gens sont malades psychologiquement de l’enfermement. Ils auraient besoin de soins. Nous avons relevé chez les enfants des syndromes d’incohérence, d’anxiété, d’isolement et des comportements agressifs. Pour les adultes, les symptômes de stress, l’hypertension, les infarctus ont considérablement augmenté. »
De la prison à ciel ouvert aux geôles israéliennes, il n’y a qu’un pas. Qalqiliya compte 750 prisonniers. Le fils de Faiçal est en prison depuis un an. Ni ses parents, ni sa femme n’ont pu lui rendre visite. « Douze fois nous y sommes allés, puis revenus sans le voir. Son épouse qui était enceinte a perdu son bébé. » Faiçal qui, lui aussi, a fait de la prison en Israël, se désespère : « Quand j’étais en prison, je combattais pour donner la paix à mes enfants. Aujourd’hui, c’est mon fils qui est en prison. Quand allons-nous briser ce cercle de haine qui appelle la haine ? Quel est le prix que nous devons encore payer pour notre liberté ? »
Cette stratégie d’enfermement est la même que celle qui est mise en œuvre à Jérusalem, à Tulkarem, et partout ailleurs... Elle affecte la vie économique, sociale, familiale des Palestiniens.
« Vous ne pouvez jamais faire des projets, ni oublier l’occupation », nous dit Fayez qui vit, avec sa famille, une situation kafkaïenne, puisque sa ferme se trouve prise en tenailles entre le mur et une usine chimique polluante, construite par Israël dans les années 80, dans ce village d’Herta proche de la ligne verte. Pendant près de trois ans, Fayez et Mona n’ont plus eu le droit de se rendre dans leurs serres. Depuis quelques mois, ils peuvent de nouveau travailler. Mais quel enfer ! Les caméras de l’usine et celles du mur les surveillent sans cesse. Dès qu’un témoin étranger vient visiter la ferme, une jeep militaire arrive dans les cinq minutes qui suivent et Fayez subit des menaces. Cet été, après le départ d’un groupe d’Espagnols, son champ de blé a brûlé juste avant la moisson. Quelques jours avant notre venue, des Suisses qui les aidaient à ramasser leurs légumes ont été chassés à coups de
lacrymos . Mona est fatiguée : « Ils nous harcèlent pour qu’on se lasse, qu’on parte. Nous sommes les derniers à résister. Qu’est-ce que nous pouvons faire ? Cette terre, c’est notre gagne-pain. Où est le droit, où est la justice ? Qui nous aide ? »
Cette phrase-là, nous l’avons entendue des centaines de fois... Lorsque nous avons accompagné Jamal et Samar pour la cueillette des olives, quand ils partent à 5 h du matin, avec leur âne, vers la porte qu’ils doivent franchir pour rejoindre leur champ d’oliviers de l’autre côté du mur. Lorsque nous avons cueilli les olives du côté d’Hébron, où les colons et les soldats empêchent les fermiers de récolter. « Nous sommes seuls, avec les soldats. Le gouvernement israélien pratique la violence, piétine les droits de l’homme. Je suis pauvre. Ces olives, c’est ma vie. Où est l’Autorité ? Elle reste dans ses palais à Ramallah ! » nous crie le propriétaire. Nous touchons là un des effets pervers de l’enfermement, celui de boucher l’horizon en renforçant les replis familiaux et locaux, en ôtant toute perspective politique. L’unité de la Palestine est morcelée. Ce qui se passe à Ramallah est vécu comme ne faisant plus partie de leur vie. C’est exactement ce que veut l’occupant : créer des bantoustans en renvoyant les Palestiniens à leurs « féodalités ».
Désespoir, incertitude, fatigue, et pourtant les gens ne plient pas, ils contournent l’obstacle, mais refusent d’accepter l’asservissement. Si gérer la survie enferme, elle est aussi une résistance : assurer les gestes du quotidien, continuer d’aller dans ses champs même si on passe plus de temps à attendre qu’à travailler, se déplacer, malgré les barrages, construire des projets, même s’ils risquent d’être détruits par les bulldozers ou les missiles... Car jamais, les Palestiniens ne peuvent se laisser aller à la joie. Alors que nous fêtions avec les villageois l’arrivée des cuves que l’AFPS de Haute-Provence a financées pour le moulin de Saïda, dans la nuit du 6 octobre, un commando des forces spéciales s’infiltrait dans le village, selon une nouvelle tactique militaire, et occupait l’école. Lorsque les élèves sont arrivés le matin, ils ont été dispersés par des grenades assourdissantes. Bien sûr, ils ont répliqué en jetant des pierres aux soldats. Nous étions dans le village quand un jeune étudiant de 16 ans a été tué. C’était un copain de classe du fils d’Abou Jamil, le responsable de l’Union des fermiers, chez qui nous étions. Comment est-il possible, psychiquement, de passer ainsi de la joie à la douleur ? Comment se construire sans un minimum de certitudes ? Il faudrait inventer le concept de « harcèlement moral » à l’échelle de tout un peuple.
« Si tu n’es pluie, mon amour, sois pierre... »
« Ici, aux pentes des collines...nous faisons ce que font les prisonniers, ce que font les chômeurs : nous cultivons l’espoir. » (Mahmoud Darwich)
Monique Etienne