Au cours de sa visite en Israël, M. El Baradei a, selon l’agence Associated Press (AP), " visionné le réacteur nucléaire de Dimona ". La même dépêche précise qu’il ne l’a pas inspecté, ni même observé de près, mais seulement " vu pendant un vol sur le pays [1] " (sic). Nulle nouvelle ne peut être plus emblématique : la plus haute autorité de l’agence des Nations unies, qui a " labouré " l’Irak à la recherche d’inexistantes armes nucléaires [2], qui exerce un contrôle rigoureux sur l’Iran et sur d’autres pays pour s’assurer qu’ils n’en fabriquent pas, lorsqu’elle entre en Israël, n’a plus aucune autorité. Elle est même réduite à la dimension d’un simple touriste qui, par hasard, d’en haut, d’un hublot, aperçoit au loin un étrange édifice. Et pourtant, le chef de l’AIEA sait parfaitement, comme le savent tous les gouvernements membres des Nations unies que, dans cet édifice, il y a le coeur du programme nucléaire militaire israélien. L’agence de presse elle-même, s’appuyant sur des revues spécialisées, peut écrire sans risque d’être démentie qu’Israël peut avoir même 300 têtes nucléaires et la capacité d’en construire d’autres plus rapidement d’une manière plus rapide [3].
Le directeur de l’AIEA n’a pu s’approcher ni du centre de Dimona ni de Mordechai Vanunu qui avait demandé à être entendu par la délégation de l’AIEA. Le porte-parole de celle-ci a déclaré à ce propos : " Nous sommes ici comme hôtes de la partie israélienne et nous n’avons pas l’intention d’interférer sur Dimona ou sur des personnes que nous n’avons pas programmé de rencontrer. [4] " C’est comme si, en droit pénal, une personne connaissant des faits répréhensibles s’offrait à témoigner et que le magistrat chargé de l’enquête refusait de l’entendre...
L’urgence d’un Moyen-Orient dénucléarisé
La visite de M. El Baradei revêt une grande importance dans le contexte actuel. D’abord, Israël est, dans les faits, la seule puissance nucléaire du Moyen-Orient, de plus non déclarée. Déjà en décembre 2003, dans un entretien accordé à Yossi Melman, spécialiste des services de renseignements d’Israël au quotidien Haaretz, M. El Baradei avait déclaré que " la renonciation d’Israël à son arsenal nucléaire est une des voies qui peut mener à la paix et à la sécurité au Moyen-Orient [5] ". Il avait aussi invité Israël et les pays voisins à entamer des négociations pour la création d’une zone libre d’armes nucléaires de façon à libérer la région de toute arme de destruction massive. " Sans ce dialogue ", avait-il précisé, " continuera la course [par les pays arabes] pour se procurer des armes de destruction pour compenser l’arsenal nucléaire israélien. [6] " Bien que les questions de Yossi Melman aient concerné quasi exclusivement les activités nucléaires de l’Iran, les références explicites faites par El Baradei aux bombes nucléaires d’Israël ont été les points les plus remarquables de l’interview qui a été repris par les agences de presse internationales. Jamais par le passé un directeur de l’AIEA n’avait à ce point explicitement parlé de l’arsenal non conventionnel d’Israël qui, sur ce sujet ultra sensible, a toujours maintenu pendant des décennies une position volontairement ambiguë. En affirmant clairement que la bombe israélienne favorise la course aux armements, El Baradei avait rompu de manière éclatante le long silence officiel international entretenu sur ce sujet et de plus en plus intenable.
- ( © Rabei, in {Al-Riyadh} du 10 juillet 2004.
- Le monde (une autruche) et l’arsenal nucléaire israélien.
Iran - Israël, deux poids deux mesures
Depuis 1991, après la découverte et l’élimination en Irak des sites nucléaires, Israël et l’Iran ont été les seuls pays du Moyen-Orient suspectés de posséder des armes nucléaires.
Tel-Aviv a toujours répété qu’il ne serait pas le premier à introduire l’arme atomique dans la région, alors que les révélations de Vanunu en 1986 avaient confirmé l’existence d’un arsenal nucléaire en Israël.
De son côté, Téhéran a toujours soutenu que son activité nucléaire était destinée à produire de l’énergie électrique mais n’a jamais pleinement convaincu la communauté internationale qui sait très bien que le pas qui permet de passer du nucléaire civil au militaire est assez court.
Signataire du Traité de non prolifération, l’Iran a développé un programme nucléaire officiellement à usage civil, mais avait entamé un programme de production d’uranium enrichi, qui est un composant nécessaire à la mise au point de l’arme nucléaire. Ce qui supposait la mise en marche de centrifugeuses sophistiquées.
Sur pression de l’AIEA, l’Iran a accepté de geler son programme d’enrichissement d’uranium (qui, selon Téhéran, sert à produire le combustible pour ses centrales électronucléaires, tandis que selon Washington, il sert à produire des bombes). En échange, les trois " grands " Européens (Allemagne, France, Grande-Bretagne) s’engageaient dans une coopération technique et surtout à faire en sorte que l’AIEA règle le contentieux avec Téhéran. C’était la ligne du " dialogue constructif " contre la ligne américaine des sanctions.
En décembre 2003, l’Iran a donc signé le protocole additionnel au TNP demandé par l’AIEA qui permet l’inspection sans préavis et a accepté de l’appliquer même avant la ratification du Parlement. En février 2004, il accepte de suspendre aussi les activités d’enrichissement d’uranium à partir des centrifugeuses. En juin, l’AIEA a voté une résolution qui demande à l’Iran des explications sur son programme de centrifugeuses dit
" P27 " [7]dont il aurait relativisé l’importance et même dissimulé l’existence.
C’est dans ce contexte iranien qu’a lieu la visite d’El-Baradei à Tel-Aviv. L’occupation anglo-américaine de l’Irak et l’acceptation par l’Iran des conditions posées par l’AIEA, sans parler de l’abandon par la Libye de toute ambition nucléaire, ont automatiquement isolé la posture israélienne. Cette situation a renforcé les critiques très sévères dans le monde arabo-musulman qui accusaient l’Agence et El Baradei d’utiliser deux poids deux mesures, c’est à dire de mener des contrôles stricts en Iran, d’avoir mené des inspections scrupuleuses, pour le moins, en Irak et, en fait, de fermer un oeil, ou même les deux, quand il est question du nucléaire israélien.
- (© Emad Hajjaj, in {Alquds Al-Arabi du 9 juillet 2004).
- El Baradeï muni d’un blaireau en train d’inspecter les armes nucléaires israéliennes.
Pour répondre à ces critiques, El Baradei avait déjà déclaré en décembre 2003 : " Nous estimons qu’Israël possède des armes nucléaires, y compris parce qu’il ne l’a jamais nié. " Il avait même précisé qu’il avait constaté, au cours d’une tournée au Moyen-Orient, une énorme frustration de la part des pays arabes, du fait de la présence dans la région de la bombe israélienne. Le directeur de l’AIEA avait alors exhorté Israël à suivre l’exemple de l’Afrique du Sud qui, en 1989, a renoncé au nucléaire militaire construit pendant l’Apartheid (avec l’aide d’Israël et de la France...)
D’emblée, la veille de l’arrivée d’El Baradei, Sharon a pris les devants en faisant comprendre qu’Israël possède des engins nucléaires et, surtout, qu’il n’entend pas y renoncer. " Je ne sais pas ce qu’El Baradei veut voir ici, Israël est obligé de tenir dans ses mains toutes les composantes de la force nécessaires à sa défense " a-t-il déclaré à la radio des forces armées. Pendant le séjour d’El Baradei, Israël a essayé de détourner la conversation en pointant le doigt vers l’Iran et en faisant tout son possible pour que la pression de la communauté internationale se concentre sur l’Iran, avec la complicité active des Etats-Unis.
Au terme de sa visite, dans une tentative désespérée de montrer quelques résultats, le directeur de l’AIEA a déclaré que le Premier ministre israélien s’était dit " prêt à discuter sur la constitution d’une zone libre d’armes nucléaires au Moyen-Orient ", liant cependant toute possibilité aux " progrès de la feuille de route " qu’il a lui-même vidée de tout contenu.
Grâce au soutien assuré des Etats-Unis - seuls autorisés à superviser le programme nucléaire israélien (mais non l’arrêter) - le gouvernement israélien peut ainsi, une fois de plus, se soustraire aux normes internationales imposées aux autres. Il maintient ainsi son " ambiguïté stratégique " : officiellement, il n’admet ni ne nie la possession d’armes nucléaires ; dans les faits il continuer à les construire et à les développer.
S’il était réellement disposé à négocier pour créer au Moyen-Orient une zone libre d’armes nucléaires, Israël devrait admettre être le seul à posséder de telles armes qu’il garde pointées sur les autres pays de la région ; il devrait signer le Traité de non prolifération des armes nucléaires, que les autres gouvernement ont signé ; il devrait ouvrir ses propres installations nucléaires comme l’ont fait les autres aux inspections de l’AIEA ; il devrait enfin démanteler son propre arsenal nucléaire.
Dans un entretien accordé à Haaretz le 8 juillet, le directeur de l’AIEA a dit qu’il était en train de travailler à un " compromis " sur la base duquel Israël et les pays arabes et musulmans pourraient conclure un " accord réaliste pour la sécurité qui n’inclut pas la bombe [c’est à dire l’arsenal nucléaire israélien ndt] comme partie de tout processus de paix ". L’Iran et les autres pays de la région devraient donc accepter " un accord pour la sécurité " qui laisserait pointés sur eux les missiles nucléaires israéliens, en s’engageant en mÍme temps à ne pas construire des armes nucléaires tandis qu’Israël continuerait à développer les siennes. Proposition bien singulière parce qu’on ne comprend pas en effet pourquoi on devrait définir appeler " compromis " ce qui serait une capitulation sans conditions.
La tension Israël-Iran et l’émergence d’un scénario de guerre nucléaire
Après cette visite, on apprend de sources diplomatiques non identifiées à Vienne, siège de l’AIEA, que Téhéran aurait brisé des scellés apposés par l’AIEA sur des centrifugeuses dans le site pilote de Natanz situé à 250 kilomètres au sud de Téhéran [8]. La tension monte. Israël - qui n’a pas signé le TNP - surenchérit en affirmant que l’Iran disposerait de sa bombe en 2007. Haaretz annonce qu’Israël a commencé une offensive diplomatique pour mettre l’Iran en accusation ; des fuites, issues très probablement des services de renseignement israéliens, révèlent que Tel-Aviv dispose déjà d’un plan pour bombarder les installations iraniennes comme il l’avait déjà fait en 1981 avec le réacteur irakien [9].
Parallèlement, le Parlement iranien dit qu’il ne ratifiera pas le protocole additionnel signé en décembre tant que l’AIEA n’aura pas déclaré propre son programme civil.
Qu’entre Vienne et Washington, via Tel-Aviv, la question soit utilisée comme arme de chantage politique est trop évident. Il est probable que l’Iran ne sera pas déféré au Conseil de sécurité en septembre, mais pas non plus absous. Tout sera renvoyé en décembre, quand on saura quelle administration siègera à la Maison blanche. Aujourd’hui, dans l’administration actuelle, le parti des néo-conservateurs, favorable à la confrontation avec l’Iran, reprend du poil de la bête. Condoleeza Rice, conseillère pour la sécurité nationale, a choisi le 59e anniversaire du bombardement de Nagasaki, où les Etats-Unis lancèrent une bombe au plutonium le 9 août 1945, pour accuser l’Iran d’avoir repris la fabrication de centrifugeuses, non pas pour un usage civil mais pour en retirer le plutonium nécessaire à la production d’armes nucléaires. " Nous ne pouvons pas permettre que l’Iran développe des armes nucléaires ", a-t-elle conclu avec son ton menaçant habituel. En clair, si Bush obtient un second mandat, il est probable que l’Iran sera son prochain objectif. L’Iran pourrait alors devenir un nouveau terrain de crise au Moyen-Orient. Et s’il est poussé dans ses retranchements, le " parti " de la bombe nucléaire, appelé là aussi " les conservateurs " ou " les Gardiens de la Révolution ", se renforcera à Téhéran.
En ce même début d’août, on apprend que le commandement militaire israélien a commencé à distribuer des pilules à l’iode à la population de la zone proche de Dimona, "pour protéger les résidents des émissions radioactives provoquées par une attaque de missiles sur le centre nucléaire ou en cas d’incident à un réacteur [10] ". Une telle décision participe évidemment de la campagne pour préparer les gouvernements et l’opinion publique à une attaque " préventive " israélienne contre les installations nucléaires iraniennes [11].
Le 11 août, Téhéran annonce avoir procédé à un essai réussi de la dernière version de son missile balistique de moyenne portée (1300 km), " Chahab III [12] ".
Le 18 août, le ministre iranien de la Défense, Ali Chamkhani, laisse planer à son tour la menace d’une " attaque préventive " pour empêcher une attaque contre les installations nucléaires de son pays. Le jour même, un commandant des Gardiens de la Révolution avait prévenu que l’Iran frapperait le réacteur nucléaire de Dimona si Israël s’avisait de lancer une attaque contre la centrale iranienne de Bouchehr [13].
Tout se passe comme si se réunissaient sous nos yeux les éléments d’un scénario de guerre nucléaire aux conséquences incalculables
Bernard Ravenel