L’expert en santé publique
Michael Marmot souligne la
relation qui existe entre la santé
et deux besoins humains fondamentaux :
l’autonomie et la pleine participation à
la vie sociale, ajoutant que si l’on est
« privé d’un environnement propre et
sûr et d’un travail valorisant, soumis au
harcèlement de la police, à des arrestations,
à la violence et à des agressions,
il est plus difficile d’avoir le contrôle de
sa propre vie ou de participer pleinement
à la vie sociale. » [1] Ces droits fondamentaux,
les camps de réfugiés au
Liban et les Palestiniens en général ne les
ont pas. Que la communauté internationale
permette la poursuite d’une telle
situation est une violation évidente du
premier Principe de la Déclaration de
Rio de 1992 : « Les êtres humains sont
au centre des préoccupations pour un
développement durable. Ils ont le droit
à une vie saine et productive en harmonie
avec la nature. »
Avant de nous pencher sur la santé, il
nous faut donc étudier la politique. Les
deux facteurs principaux qui structurent
la situation des Palestiniens au Liban -la
majorité qui possède des pièces d’identité
et vit dans les camps- sont l’insécurité
et la pauvreté. Des forces locales,
régionales et internationales se combinent
pour créer une situation que caractérise
l’absence d’autonomie, de participation
et d’espoir. Il n’y a eu depuis 1982 aucune
amélioration en terme de bien-être, de
quelque aspect que ce soit.
Pour limiter le nombre de réfugiés au
minimum, l’Etat libanais emploie des
méthodes directes et indirectes qui ressemblent
assez au système de « transfert
silencieux » utilisé par Israël contre les
Palestiniens de Jérusalem, lequel commence
par l’insécurité pour les droits de
résidence. Contrairement à la plupart
des autres pays arabes hôtes des réfugiés,
le Liban ne garantit pas ce droit
aux Palestiniens, dans l’attente d’une
solution à leur problème. Les accords
de Ta’ef de 1989 leur interdisent explicitement
toute installation permanente.
Il existe des projets à long terme pour
démolir les camps [2]. Dans le sud, les
points de contrôle de l’armée libanaise
empêchent l’entrée des matériaux de
construction ou de réparation dans le
camp. La menace de démolition reste
imminente, dans l’attente du moment
politique approprié.
Les Palestiniens du Liban qui travaillent
à l’étranger ont été rayés du registre des
personnes qui peuvent prétendre à la
résidence. Les Palestiniens qui épousent
des Libanaises n’obtiennent pas la naturalisation
aussi facilement que d’autres
étrangers. Il faut noter aussi qu’une crise
au Liban a toujours un effet négatif sur
les Palestiniens, en terme d’économie et
de politique.
Tout de suite après la manifestation du
Hezbollah, en décembre 2006, les Forces
libanaises ont émis une déclaration contre
le tawteen - l’implantation - (une façon
déguisée d’attaquer les Palestiniens).
L’impact économique de la crise sur les
familles du camp devient de plus en plus
important [3].
- © Tarek Charara
- Vue d’ensemble du camp de Chatila (banlieue de Beyrouth).
Exclusion des droits civils
L’insécurité que subissent les Palestiniens
apparaît aussi dans leur exclusion
des droits civils, le plus élémentaire étant
le droit au travail [4]. Depuis le début, les
« professions libres » leur ont été interdites (sauf, par défaut, à l’intérieur des camps),
tout comme les emplois dans les organismes
publics. Se sont ajoutés à la liste
des emplois interdits, des emplois à qualification
moyenne voire faible, comme
la garde d’immeubles [5]. Quand l’Etat a
récemment cherché à embaucher des travailleurs
pour la compagnie « publique »
de ramassage des ordures, Sukleen, après
la guerre israélienne de juillet-août 2006,
les postulants palestiniens ont été refusés.
Le refus des droits normaux au travail
est bien sûr l’une des causes majeures
de la pauvreté des réfugiés.
Bien que selon l’enquête de [l’organisation
norvégienne, ndlr] FAFO de 1989,
17% seulement de la force de travail
palestinienne soit « au chômage », des
critiques affirment que ce chiffre provient
de l’utilisation de méthodes de
mesures de l’OIT erronées [6]. Prenant en
compte l’exclusion de la majorité des
Palestiniens de l’emploi salarié, les critiques
estiment à 80% une évaluation
plus réaliste du chômage. Certaines
conclusions de FAFO pointent clairement
les particularités du champ libanais : 1) des niveaux importants de « sous-emploi » ; 2) des taux de chômage très
importants chez les jeunes adultes ; 3) une
tendance à ce que les hommes âgés de
45 ans quittent le monde du travail, à
cause de handicaps (33%), ou parce qu’ils
n’espèrent plus trouver d’emploi (17%).
Dans le domaine des revenus, les chercheurs
de FAFO ont également constaté
une énorme différence entre les réfugiés
et la population nationale, avec 6% seulement
des Libanais qui ont un revenu
inférieur à 3 600 000 LL (2400 $) par an,
comparé à 44% des Palestiniens dans
les camps et regroupements. Soixantedix
pour cent des réfugiés tombent dans
la fourchette de revenus les plus bas
comparé à vingt pour cent des Libanais.
Seuls 2,5% des foyers palestiniens atteignent
les plus hauts niveaux (plus de 19
200 000 LL par an soit 12 800 $) contre
25% des Libanais [7]. Une autre conclusion
intéressante est que 35% de tous
les foyers dans les camps tombent en
dessous du seuil de pauvreté (350 000 LL
par an, soit 233,3 $), et 15% dans la catégorie
des « extrêmement pauvres »
(170 000 LL par an, soit 113,3 $). [8]
Il y a aussi plus de chance pour des foyers
dont une femme est à la tête d’être dans
les 15% classés comme « extrêmement
pauvres ». Ces foyers sont totalement
dépendants de l’aide sociale, ce qui est
un départ extrêmement défavorable pour
des enfants, surtout en termes d’éducation
et de santé.
Effet de l’insalubrité
La pauvreté a un impact direct sur la
santé, car elle a des effets sur la nutrition
et tous les autres aspects de la qualité de
la vie. Mais il nous faut aussi étudier les
effets sur la santé des camps en tant
qu’habitat. L’Etat ne fournit pas aux
camps palestiniens les services de base
tels que l’eau propre, l’électricité, les
égouts, le ramassage des ordures, l’éclairage
et l’asphaltage des rues. Selon
l’enquête de FAFO, 14% des foyers ne
sont pas reliés au système d’égouts et
7% vivent dans des lieux où les égouts
sont en plein air. Bien que l’UNRWA procure
l’absolu minimum de services
d’hygiène, des problèmes d’obstruction
proviennent de ce que le gouvernement
n’a pas autorisé la jonction du réseau
d’égouts et de drainage des camps à ceux
des municipalités.
Le manque d’espace est un autre danger
environnemental pour la santé. Au
Liban, l’espace du camp est restreint par
l’interdiction d’agrandir, la pauvreté collective
et la loi contre la propriété privée
qui empêche même les moins pauvres de
quitter le camp.La diminution du ratio
espace/personnes implique des rues
étroites, le manque d’air et de ventilation.
Les écoles de l’UNRWA sont généralement
des bâtiments loués à l’extérieur
des camps et disposent d’un espace de
jeu limité pour les enfants. Selon l’enquête
de FAFO, des personnes interrogées se
plaignaient de la poussière, du bruit, de
l’humidité, de la pollution due aux voitures
et aux usines.
La qualité du logement a aussi des implications
sur la santé. D’après le rapport
de FAFO de 1999, les conditions de logement
dans le champ libanais sont les
pires de la région. La plupart des habitations
(96%) sont faites de béton et de
matériaux légers et mal isolées. 58,8%
ne disposent pas d’eau potable de façon
sûre et stable, 13,9% n’ont pas de toilettes,
45,7% n’ont pas l’électricité, au moins de façon régulière, 67,2% ont un environnement
intérieur insuffisant. La plupart
des personnes interrogées disent que
leurs maisons sont froides en hiver,
chaudes en été et manquent de lumière
et de ventilation. Ce qui a des implications
évidentes sur la santé -surtout la
santé de ceux qui passent beaucoup de
temps à la maison, les femmes et les
enfants. Les femmes risquent d’être
atteintes d’arthrite relativement jeunes
et les enfants souffrent de problèmes respiratoires.
L’utilisation continue de charbon
de bois ou de poêles à pétrole pour
faire la cuisine est aussi dangereuse pour
la santé.
Les facteurs régionaux et
internationaux
Il faut placer le Liban dans le contexte
régional et international qui a produit et
qui maintient l’expulsion des Palestiniens
quand on observe les conditions
spécifiques des Palestiniens dans ce pays
hôte. La politique des Etats-Unis au Liban
vise à renforcer leur hégémonie dans la
région et à garantir la sécurité d’Israël en
soutenant ce secteur de la population qui
traite les camps d’« îlots d’insécurité » [9].
Ce que les Forces libanaises et israéliennes
n’ont pas réussi en 1982, à savoir
l’élimination des Palestiniens comme
force d’opposition, les Etats-Unis continuent
à y travailler par d’autres moyens
comme la pression pour le désarmement
du Hezbollah.
Le cadre international comporte d’autres
impacts négatifs. Depuis 1982 les donateurs
internationaux ont réduit leur soutien
aux communautés de réfugiés à
l’extérieur des territoires occupés. Cette
réduction est très grave pour les camps
du Liban qui sont dépendants de l’aide
internationale. Un autre exemple de la
réduction de l’aide est que les pays de
l’Europe de l’Est n’offrent plus de formation
universitaire bon marché aux étudiants
palestiniens. L’émigration n’est
plus une échappatoire car les pays qui
accueillaient les demandeurs d’asile ont
fermé leurs portes.
Au niveau régional, la fin de l’émigration
de travailleurs vers les pays producteurs
de pétrole a eu des effets particulièrement
nocifs sur les Palestiniens
du Liban, de par leur exclusion relative
du marché du travail libanais. Les voyages
des Palestiniens du Liban vers d’autres
parties du menfah arabe sont limités par
des interdictions et le coût élevé des
visas. L’aide de sources palestiniennes
publiques s’est aussi réduite depuis Oslo.
Des forces internationales, régionales et
locales se sont ainsi combinées pour
créer une situation dans laquelle l’autonomie
et la participation restent des rêves
lointains. Les réfugiés sont piégés entre
un pays hôte qui les rejette et un monde
extérieur qui leur refuse l’entrée. Les
implications d’une telle situation sur la
santé dépassent de toute évidence les
statistiques disponibles concernant les
services de santé publique, la démographie
et la morbidité.
Le budget restreint de l’UNRWA
L’UNRWA est le principal prestataire
de services des camps de réfugiés pour
la santé. Du point de vue des bénéficiaires,
le problème de l’UNRWA ce
sont les variations dans son budget santé
et le fait qu’il ne peut pas couvrir les traitements
hospitaliers ou les actes médicaux
les plus chers. Pour les cas difficiles
comme le cancer, les gens doivent frapper
à la porte des ONG, des organisations
caritatives et des mécènes. Dans
certains camps, le Croissant rouge offre
des soins hospitaliers mais son budget
restreint en limite la portée et le professionnalisme.
Des ONG offrent un éventail
de services médicaux comme la thérapie
curative, de l’aide aux toxicomanes
et des cliniques mobiles mais l’ensemble
de ces services reste mal coordonné, avec
un financement insuffisant, de sorte que
le développement en est trop limité pour
combler les manques ou répondre à de
nouveaux besoins. Malgré l’accumulation
du stress lié à la guerre, il n’existe
pas de soutien psychologique comme en
Cisjordanie.
Parce que cela coûte cher, aucune étude
globale de la morbidité des réfugiés n’a
été menée. Un certain nombre d’études
partielles existe, y compris l’enquête de
FAFO en 1999, basée sur 4000 foyers
et sur l’auto-évaluation. Cette étude, et
d’autres moins importantes, sont intéressantes
parce qu’elles donnent la perception
qu’ont les réfugiés de la santé, de
la maladie et de ceux qui dispensent la
santé, mais elles sont limitées en ce qui
concerne la nature et l’incidence des
maladies. [10]
Pourtant des campagnes sanitaires auprès
de la population sont un signe positif de
la prise en charge grandissante de la communauté.
Fin mars 2007, l’organisation
humanitaire des femmes (basée à Bourj
al-Barajneh) a animé trois jours d’activités
centrées sur l’alimentation au lait
maternel et les aliments naturels de la
cuisine palestinienne paysanne traditionnelle.
- © Tarek Charara
- Le dispensaire du camp de Chatila.
Les perceptions de la santé
Selon le rapport de FAFO la situation
médicale des réfugiés au Liban se caractérise
par un nombre plus élevé de problèmes
de santé et plus de détresse psychologique
qu’en Jordanie [11]. 16% des
personnes interrogées au Liban disent
que leur santé est « mauvaise » ou « très
mauvaise », comparé à 5% en Jordanie.
La relation entre la guerre et la mauvaise
santé apparaît clairement ici, avec 19%
des personnes interrogées au Liban qui
déclarent des maladies longues ou chroniques
dues à la guerre et 9% qui déclarent
des handicaps liés à la guerre. Une
médiocre qualité de l’habitat apparaît
aussi fortement liée à la détresse, surtout
pour les femmes. Celles-ci rapportent
plus de cas de symptômes de détresse
que les hommes. Une autre conclusion
intéressante est que 11% des personnes
interrogées ont souffert d’une maladie
aiguë dans les deux semaines précédant
l’entretien tandis que 53% des enfants de
moins de cinq ans ont été gravement
malades dans la même période. Les
membres des foyers les plus pauvres ont
trois fois plus de chances de signaler un
mauvais état de santé.
Les habitants des camps et le personnel
médical interrogés par El Dardiry (2005)
ont noté une augmentation de la présence
de maladies graves non contagieuses,
surtout les problèmes cardiaques et rénaux,
le diabète, le cancer et l’hypertension.
Quand on leur a demandé d’évaluer leur
propre santé sur une échelle de 5, 16%
des personnes interrogées par FAFO l’ont
dite « mauvaise » ou « très mauvaise ».
Entre 17 et 61% de la population ont
déclaré avoir connu au moins un symptôme de détresse psychologique
dans la semaine précédant
l’enquête et environ un
quart a déclaré avoir ressenti
du « désespoir devant l’avenir ». De plus, 27% ont déclaré
souffrir « un peu » ou
« beaucoup » de symptômes de
détresse. El Dardiry montre
que les personnes âgées souffrent
de solitude et de dépression... El Dardiry en conclut
que, de manière inhabituelle,
la dépression est indiquée
comme cause de mort. A
Wavell quelqu’un lui a dit :
« La situation politique nous
tue. Il n’y a pas d’espoir. La
vie est plus courte parce qu’il
n’y a pas de raison de vivre ».
Même avec le peu d’informations
dont nous disposons,
il est évident que certaines
catégories de personnes dans
les camps du Liban courent
des risques certains en matière
de santé, en particulier les
enfants, les personnes âgées
et les adolescents. La santé
des enfants nécessite l’attention
accrue des chercheurs,
d’abord à cause de la baisse
des revenus et de la qualité de plus en plus
mauvaise de la nutrition, ensuite parce que
les relations familiales subissent le contrecoup
d’une mauvaise qualité de vie. De
très jeunes enfants dans les camps ont
été surpris en train de renifler de la colle
trouvée chez des vendeurs ambulants
qui proposent des jouets à bas prix et des
cassettes audio. Les adolescents et les
jeunes adultes sont particulièrement sujets
à la dépression causée par l’absence de
perspectives d’avenir. Les drogues et
l’auto-mutilation sont des problèmes fréquents
dans cette tranche d’âge.
Que peut-on faire pour améliorer les
conditions sanitaires ? A cette question
posée par El Dardiry, les réponses des
habitants ont été (par ordre de fréquence) :
la gratuité des médicaments ;
trouver des financements pour les traitements
coûteux ;
améliorer les services de l’UNWRA ;
créer des emplois.
Une meilleure coordination entre les différents
services, au Liban comme en
Palestine, serait un premier pas qui ne
coûterait pas cher. Il est clair qu’il faut plus
de recherche, prioritairement en direction
des catégories sociales à risque. Des
campagnes de sensibilisation à destination
des Libanais sur le droit à la santé des
Palestiniens pourraient rompre l’isolement
des populations des camps. Bien
qu’en réalité, la solution soit politique :
seul le retour peut mettre un terme à l’insécurité
et à la pauvreté des Palestiniens.
Rosemary Sayegh est anthropologue et
historienne. Elle vit à Beyrouth et elle
l’auteure de Palestinians : From peasants
to Revolutionaries (1979) et de
Too Many Enemies : The Palestinian
Experience in Lebanon (1994).
Nous remercions la revue et l’auteure de nous
permettre la publication d’une traduction de
cette étude...