Il n’a que 27 ans, mais se sent très vieux. Comme si ses années passées dans l’armée israélienne de 2001 à 2004 comptaient pour double ou triple. Yehuda Shaul est le fondateur de l’organisation non gouvernementale (ONG) « Breaking the silence » (« rompre le silence »), un groupe d’anciens soldats, vétérans de la seconde Intifada, qui ont choisi de parler ouvertement de ce qu’ils ont vu, ou fait, ou font (certains servent encore), pendant leur service en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza.
Ainsi, comme tout jeune Israélien, garçon ou fille, Yehuda Shaul avait endossé l’uniforme, « sans aucun doute sur (sa) mission ». Mais, en 2004, après avoir servi quatorze mois à Hébron, les premiers doutes sont apparus. À Hébron, la grande ville palestinienne du sud de la Cisjordanie, l’armée israélienne protège environ 650 colons extrémistes orthodoxes qui imposent leur présence à 150 000 Palestiniens et se présentent comme les gardiens du tombeau des Patriarches. Plusieurs familles palestiniennes qui habitaient dans le centre-ville historique, transformé en bunker pour leur sécurité, ont été amenées à fuir.
« Être militaire israélien à Hébron, explique Yehuda Shaul, cela signifie voler, violer les droits des Palestiniens, violer leurs maisons. C’est ça, le prix moral que l’on doit payer pour être à Hébron. Doit-on accepter de le payer ? » Question fondamentale pour ce jeune homme né à Jérusalem dans une famille juive orthodoxe, venue de la droite religieuse. Sa sœur elle-même vit dans une colonie de Cisjordanie, ainsi que certains de ses cousins. Lui-même y est allé à l’école.
Pour cet ancien soldat, quelque chose ne tourne pas rond entre l’image d’une armée qui se veut la plus morale, selon le slogan de ses chefs, et ce qu’elle fait dans les Territoires palestiniens. « Ce qui nous effarait, c’était de voir l’ignorance des Israéliens, en général, dit-il. Ils n’avaient aucune idée de ce qui se passait à Hébron. Et je savais que le fait de quitter l’armée ne suffirait pas à laisser derrière moi ce que j’avais fait. »
En mars 2004, avec 65 autres soldats, ils décident donc d’amener « Hébron à Tel-Aviv » par le biais d’une exposition, dans la capitale israélienne, de photos et de témoignages de soldats ayant servi dans la ville palestinienne de Cisjordanie. « C’était un cri, un appel à l’aide. »
« Breaking the silence » est alors née. Le succès dépasse leurs espérances. L’exposition attire 7 000 visiteurs et leur vaut une série d’articles dans la presse. En juillet 2004, ils sont invités à la présenter à la Knesset. « Les gens aussi voulaient comprendre. Notre histoire dépassait le cadre de notre groupe. Alors, on a décidé d’amener Tel-Aviv à Hébron. » Par la suite, ils organisent des voyages guidés dans les Territoires palestiniens.
Pour Yehuda Shaul, ce n’est qu’un début. Il se lance dans un autre combat : la lutte contre le silence de la société israélienne sur la colonisation. Il recueille les témoignages de soldats sur leurs missions de routine et leur impact sur la vie quotidienne des Palestiniens dans les Territoires occupés. « Une réalité qui n’est pas reflétée par les médias israéliens, affirme-t-il. L’information que nous donnons par ces témoignages rend les faits quotidiens perpétrés dans l’arrière-cour d’Israël accessibles à un large public. »
« “Breaking the silence” n’est pas une organisation de défense des droits de l’homme, assure-t-il toutefois. On a tous, Israéliens et Palestiniens, perpétré des violations des droits de l’homme. Le sujet, c’est l’occupation. On ne peut pas être dans les Territoires palestiniens et ne pas voir les Palestiniens en tant qu’êtres humains. On veut que la société se réveille et qu’elle comprenne qu’on ne peut pas à la fois continuer à coloniser et respecter les barrières morales, le code éthique que les forces de défense israéliennes se sont fixé. »
L’opération « Plomb durci » à Gaza en décembre 2008-janvier 2009 a atteint selon lui le sommet de cette hypocrisie qu’il dénonce. « Les codes de bonne conduite de l’armée n’ont pas été respectés, dit-il. Un seul exemple : les soldats avaient comme consigne : si vous avez un doute quelconque, tirez », quitte à tuer de nombreux civils. Sans parler de l’usage de bombes au phosphore, interdit dans les zones d’habitation de civils.
Le 15 juillet 2009, l’ONG publia les témoignages des soldats ayant participé à l’opération « Plomb durci » dans la bande de Gaza. « On a présenté les faits aux Israéliens et on leur a dit : c’est à vous de prendre vos responsabilités. On leur tend un miroir en espérant provoquer un débat sur l’occupation. »