Tout n’est qu’une question d’occupation et d’exploitation. La communauté internationale ne peut plus fermer les yeux sur les arrangements dégradants imposés aux personnes qui cherchent désespérément à nourrir leur famille et n’ont d’autre choix que de travailler en Israël ou dans les colonies illégales », affirme Sharan Burrow, secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale (CSI), dans l’avant-propos d’un rapport « sur l’exploitation scandaleuse des Palestiniens qui travaillent en Israël et dans les colonies illégales sur le Territoire palestinien occupé » que l’organisation a rendu public en avril dernier [1].
Pour Sharan Burrow, « le maintien de la politique israélienne d’occupation de la Palestine et des colonies illégales est à l’origine de l’épouvantable situation de ces travailleurs et des personnes à leur charge, dépendant d’Israël pour survivre » [2].
Une économie en dé-développement
Si les dirigeants israéliens ambitionnent l’annexion d’une part substantielle de la Palestine reléguant les Palestiniens dans de micro-enclaves, ils n’en ont pas moins imposé à l’ensemble du territoire occupé une économie que la chercheuse américaine Sara Roy, économiste et universitaire (Center for Middle East, Harvard University) qualifie de « dé-développement » [3]. En l’occurrence, avec l’occupation, il ne s’agit pas de sous-déve- loppement, mais d’entraves à toute forme de développement économique de la Palestine.
Dès 1967, l’économie palestinienne a en effet été intégrée de façon inégalitaire à l’économie israélienne, avec la confis- cation des ressources (notamment la terre et l’eau) en particulier au profit des colonies, avec en outre une panoplie législative empêchant le développement de l’agriculture et de l’industrie. Cela a transformé l’économie palestinienne en sous-traitante des besoins de l’occupant (lequel a développé à l’inverse une industrie de haute technologie) et, partant, l’exploitation d’une main-d’œuvre privée de possibilités de travail chez elle et la constitution d’un marché captif. Maîtrise de l’espace, des approvisionnements, des investissements, contrôles des mouvements de la population (routes de contournements réservées aux colons, puis checkpoints à l’intérieur même du territoire occupé, bouclages et couvre-feu)… ont contribué à cette main-mise par l’occupant.
La période qui a immédiatement suivi la signature des accords d’Oslo sur le processus de négociations n’a en ce sens nullement changé la donne. En dépit de l’accord « Gaza-Jéricho d’abord » qui devait symboliser la continuité territoriale prévue entre la Cisjordanie et la bande de Gaza, les deux territoires ont été séparés de fait (puis est intervenu le siège de la bande de Gaza), Jérusalem étant également de plus en plus coupée de son arrière-pays palestinien. L’accélération de la colonisation et la construction du réseau de murs à l’intérieur même de la Cisjordanie ont privé d’autant plus les Palestiniens de ressources essentielles tout en limitant les déplacements entre territoires plus étroits et enclavés. Quant au Protocole de Paris signé en avril 1994, il a établi entre Israël et Palestine une « union douanière », dont la principale caractéristique, selon l’organisation israélienne de défense des droits B’Tselem, « est l’absence de frontières économiques entre les membres de l’union. L’effet pratique du choix de ce modèle était la préservation des relations économiques qui existaient jusque-là, c’est-à-dire une économie palestinienne intégrée et dépendante de l’économie israélienne » [4]. Si l’accord a permis les échanges commerciaux palestiniens avec la Jordanie et l’Égypte, c’est selon des quotas fixés par Israël. La TVA a dû s’aligner sur celle de Tel-Aviv, et Israël collecte les taxes et les reverse à l’Autorité palestinienne, se réservant là un moyen de pression conséquent. L’emploi s’est alors pour une grande part limité au secteur public dépendant de l’Autorité palestinienne, avec des financements internationaux qui sont eux aussi autant de moyens de pression politique. Dans ce contexte, la brève tentative (2007…) de Salam Fayyad de construire l’État par l’économie s’est avérée irréalisable. Les destructions massives des années 2000 en Cisjordanie, celles de la bande de Gaza notamment lors des différentes offensives israéliennes depuis 2008, ont achevé de réduire à peau de chagrin l’économie palestinienne et à contraindre les travailleurs palestiniens à travailler en Israël voire dans les colonies israéliennes.
Travailleurs palestiniens : surexploitation et discrimination
Le rapport de la CSI souligne l’ampleur du chômage palestinien. « Le Territoire palestinien occupé a toujours connu un taux de chômage caractéristique d’une économie en dépression du fait de l’occupation militaire prolongée d’Israël et de l’imposition de politiques économiques. En 2019, les taux de chômage ont atteint 25 % – 54 % dans la bande de Gaza assiégée et 15 % en Cisjordanie occupée – ». En 2019, quelque 133 000 travailleurs palestiniens étaient employés en Israël et dans les colonies, toutes illégales, majoritairement dans la construction. Un système de permis contrôle l’accès au marché du travail, obligeant à payer pour avoir le droit de travailler. L’avoir ne dispense ni des longs trajets, ni des passages de checkpoints, des longues heures d’attente, de contrôle, d’humiliations quotidiennes. Les journées de travail atteignent dès lors très vite quinze ou seize heures, voire plus. Quant à celles ou ceux qui, faute de permis, tentent cependant de franchir le mur, ils risquent le pire. Selon Hagar Shezaf (Ha’aretz du 23 décembre 2019), 20 ouvriers ont ainsi été assassinés par les forces d’occupation durant les deux derniers mois de 2019.
Selon la CSI, « le salaire minimum moyen ne suffit en aucun cas à assurer un niveau de vie décent à une famille palestinienne. Selon le Bureau central palestinien de statistique (PCBS), en Cisjordanie occupée […], 59,9 % des membres d’un foyer dont le chef de ménage est au chômage vivent dans la pauvreté » et « environ 24,2 % de ceux dont le chef de ménage travaille. » Les salaires (souvent sans fiche de paie et versés en espèces) sont largement inférieurs à ceux des travailleurs israéliens, d’autant qu’indépendamment de leur niveau de formation et de qualification, les travailleurs palestiniens sont employés dans les travaux au bas de l’échelle, les plus pénibles, les plus dangereux et les plus sales, souvent sans protection. De leurs salaires, ils doivent soustraire le prix du permis, du déplacement, mais aussi des cotisations sociales. Pourtant, ils n’en reçoivent généralement pas les bénéfices.
Durant la pandémie de Covid 19, alors que l’ensemble de la population palestinienne peinait à accéder au droit à la vaccination, « seuls les travailleurs palestiniens des secteurs essentiels – construction, santé et agriculture – ont pu conserver leur emploi », mais à condition de « ne pas retourner chez eux pendant au moins deux mois […] », alors [qu’]« aucune disposition précise n’a été prise pour garantir la sécurité des travailleurs, l’accès à un logement adéquat ou à des installations sanitaires ». On a même vu la police évacuer un malade de son lieu de travail et l’abandonner sans secours à un checkpoint.
Une telle précarisation de la main-d’œuvre sert aussi de moyen de pression contre toute forme d’organisation de ces travailleurs, notamment syndicale. En outre, l’ancienne ministre de la Justice de Benyamin Netanyahou, Ayelet Shaked, a fait promulguer en 2016 un « Règlement de la vallée du Jourdain » contre les actions en justice qu’entreprendraient les Palestiniens, « obligeant les juges à s’assurer que tout résident non israélien dépose d’une garantie financière obligatoire au début de toute action en justice contre un employeur israélien. »
En finir avec l’occupation
Dans de telles conditions, il s’agit à la fois d’intervenir pour l’application du socle du droit du travail que fondent les résolutions de l’Organisation internationale du travail (OIT) et pour le respect du droit international. « Les entreprises et les investisseurs doivent cesser d’être complices de ces colonies illégales et mettre un terme aux activités qu’elles y déploient. Pour faciliter toute action, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies devrait continuer de suivre la situation et d’élargir la base de données des Nations Unies des entreprises actives dans les colonies. Partout où de telles pratiques persistent, la CSI, rejointe par des organisations de défense des droits humains et des alliés communautaires, manifestera son opposition », ajoute l’organisation syndicale.
Le 18 mai dernier, alors que se poursuivaient à la fois les expulsions de Palestiniens et les chasses à l’homme racistes à Sheikh Jarrah et dans Jérusalem-Est et les bombardements contre la population de Gaza, les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie dont Jérusalem-Est et d’Israël ont, ensemble, répondu à un mot d’ordre commun et unitaire de grève générale. C’est sans doute l’une des défaites principales du gouvernement israélien dans la nouvelle séquence meurtrière qu’il a générée : une unité inédite depuis des décennies de l’ensemble du peuple palestinien. Alors que B’tselem et Human Rights Watch ont mis en lumière les politiques d’apartheid frappant les Palestiniens en Palestine occupée et en Israël, cette « journée de la colère » a porté une exigence commune : l’égalité des droits. Qui commence par l’autodétermination.
Isabelle Avran