Les questions liées du transfert de la population palestinienne et de l’effacement de sa présence ont été envisagées très tôt dans la stratégie du mouvement sioniste ; c’est ainsi que, lors du vingtième congrès sioniste de 1937, David Ben Gourion déclarait : « Vous êtes sans aucun doute conscients de l’activité du KKL dans ce domaine. Maintenant, un transfert d’une portée complètement différente, devra être mené à bien. » Si avant la création de l’État d’Israël, le transfert, peu évoqué, n’avait pas été entamé, l’appropriation des terres aux fins exclusives des immigrants juifs était bien commencée et près de 6 % des terres - et souvent parmi les meilleures – étaient déjà passées sous le contrôle du Yichouv (et en particulier du KKL, cf. encadré). La création de l’État d’Israël et la guerre de 1948-49 vont permettre de passer de la théorie à la pratique à grande échelle : en 18 mois, près de 800 000 Palestinien·nes sont expulsé·es de leurs terres ancestrales, terres qui deviennent disponibles pour la colonisation sioniste.
Une stratégie cohérente
À partir de l’été 1949, Israël dispose d’un territoire de plus de 20 000 km2 qui représente environ 77 % de la Palestine historique avec une population palestinienne réduite à 140 000 personnes qui doit vivre sous la férule d’une armée triomphante. Le pouvoir israélien a donc les mains libres pour lancer une politique de dés-arabisation qui se traduit par une dépossession foncière systématique dont la base est la loi « des absents et des propriétés abandonnées (Absentees’Property Law) », votée en 1950. Cette loi a permis l’appropriation « légale » de toutes les terres détenues antérieurement par les Palestinien·nes expulsé·es. De ce fait, l’État d’Israël va détenir très rapidement 93 % de son espace, ne laissant que 7 % à la propriété privée (dont seulement 3 % aux Palestinien·nes d’Israël qui seront dépossédé·es de l’essentiel de leurs terres). Les terres d’État, inaliénables, sont louées à des particuliers selon un bail emphytéotique dont la durée peut varier de 49 à 99 ans.
Plusieurs études ont tenté de faire un bilan des destructions pendant la Nakba. La plus récente et la plus complète est celle de De Colonizer (2018) . Elle fait état de la destruction de 614 localités dont 35 petites villes. La politique israélienne de dés-arabisation a utilisé, en particulier, deux méthodes, la destruction totale des lieux habités avec parfois la création d’un village ou d’un kibboutz (ex : village de al-Tantura) ou le reboisement par le KKL pour tenter dissimuler les ruines par des forêts (ex : Ayalon Canada Park).
Le cas de al-Tantura, village martyr effacé par un kibboutz et une station balnéaire
Al-Tantura était un village de pêcheurs peuplé de 1 500 habitants en 1948. Il était situé au sud du Mont Carmel, dans la zone attribuée à l’État israélien, selon le plan de partage de 1947. Le village fut conquis le 21 mai 1948 par l’armée israélienne ; pendant la bataille près de 70 Palestinien·nes furent tué·es, mais après la prise du village, environ 200 prisonniers furent abattus par les militaires israéliens et jetés dans des fosses communes. La totalité des villageois fut expulsée, le village fut rasé et le kibboutz Nahsholim y fut créé peu de temps après.
Aujourd’hui ce site est devenu une station balnéaire et il semble bien que, sous le parking, se trouve une fosse commune contenant les restes de villageois·es assassiné·es. Un film (Tantura) sur ce massacre oublié fut tourné par le cinéaste israélien, Alon Schwarz, en 2021. De nombreuses autres localités palestiniennes furent rasées de la même façon que al-Tantura et furent remplacées par des établissements israéliens. Par exemple, à Deir Yassin, c’est un hôpital psychiatrique qui a été construit sur le site du village martyr.
Le reboisement, une méthode d’effacement
La stratégie de « judaïsation du paysage en Palestine » est menée dès sa création par le KKL. Après la Nakba, il concentra ses efforts sur le reboisement, en particulier des sites de villages palestiniens détruits et non réoccupés par les Israéliens pour les invisibiliser. Le cas du parc d’Ayalon Canada – dont la création sur 1200 hectares est postérieure à la Naksa (1967) – est caractéristique de cette volonté d’invisibilisation. Ce parc (cf. fig. ci dessous), inauguré en 1976 par le KKL met en valeur le paysage local et l’histoire juive ; il s’étend sur les finages de plusieurs villages palestiniens dont la population a été expulsée et qui ont été détruits en 1948 ou en 1967.
Seuls quelques vestiges sont encore visibles (cf. photo). « Son cas est emblématique de la stratégie foncière sioniste portée par les projets d’afforestation à partir de 1948. L’impératif est alors de conforter et de renforcer l’État face aux pays voisins et aux pressions des Palestiniens qui réclament le droit au retour. Les forêts ont joué un rôle insoupçonné, et le pin a été une arme dans cette guerre » . Dès 1935, le directeur du KKL insiste sur le rôle militaire du reboisement serré (1,50 à 2 m) : « défendre, conquérir, effacer ! » 20 ans plus tard, il considère que les forêts peuvent constituer « une barrière infranchissable » contre de potentielles intrusions extérieures.
Conclusion
La stratégie sioniste depuis le congrès de Bâle en 1897 a été d’une remarquable cohérence pour arriver à ses fins : la création d’un État pour le peuple juif à la place de la Palestine et l’expulsion ou la relégation des Palestinien·nes à un statut d’infériorité dans le cadre d’un apartheid de plus en plus assumé. Mais ces objectifs politico-idéologiques se traduisent aussi dans les paysages par l’afforestation, qui permet d’invisibiliser les villages ruinés et dépeuplés ou par la destruction totale de villages palestiniens, comme al-Tantura : selon l’association Zochrot , les ruines de 200 villages détruits sont situés dans des parcs, des forêts ou des réserves naturelles israéliennes ; ce reboisement a un autre objectif, c’est masquer, ou tenter de masquer le souvenir des atrocités de la guerre de 1947-1949 ou de 1967, atrocités qui peuvent être constitutives de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité. Il s’agit d’effacer toute trace de la présence et de l’histoire palestiniennes et, ce qui se passe actuellement à Gaza (destruction du palais de justice et de ses archives, de bâtiments historiques – mosquées, églises –, de vestiges archéologiques – notamment ceux du port antique de Gaza) n’en est que la suite logique. Comme l’écrivait Edward Saïd, le conflit israélo-palestinien est un conflit entre « deux mémoires », chaque camp ayant sa propre narration, antagonique de l’autre…
Jacques Fontaine
Source : Fontaine J., 2024, De la destruction des paysages arabes traditionnels de Palestine à la création des nouveaux paysages coloniaux israéliens, ou comment réaliser un spatiocide ? À paraître, Faculté des lettres de la Manouba, Tunis