Photo : L’officier israélien Kobi Eil est un colon d’Hébron qui a supervisé des activités terroristes dans la ville palestinienne, avril 2024 © Younis Tirawi (photo illustrative)
Mardi 9 avril 2024.
Ce mardi matin, il y avait une nouvelle tête parmi les voisins qui venaient aux nouvelles un jeune homme d’une trentaine d’années. Il venait d’être libéré par les Israéliens. Appelons-le Mohamed, car il ne souhaite pas être identifié. Il fait partie des quelque 16 000 Gazaouis qui étaient autorisés à travailler en Israël avant les événements du 7 octobre.
Il m’a raconté son histoire. Quand il parlait, il s’arrêtait parfois pendant quelques secondes, les larmes aux yeux. Quand j’ai regardé ses mains, il avait aux poignets des cicatrices qui saignaient. Il m’a dit : « Ils serraient leurs menottes en plastique jusqu’à ce que le sang coule. » Il avait les mêmes cicatrices aux chevilles.
Mohamed veut que l’on écoute son histoire. La voici, dans ses propres mots.
Je travaillais en Israël, à Acre, depuis septembre 2022, dans une société qui fabrique des poteaux d’électricité. Pour obtenir cet emploi, j’étais passé par un intermédiaire, un kablan comme on dit en hébreu. C’était, comme souvent, un Palestinien d’Israël. L’employeur israélien le payait et c’est lui qui me versait mon salaire, en prenant une commission au passage.
Je touchais 350 shekels (87 euros) par jour. Je restais en Israël pendant six mois, qui est la durée de mon permis de travail. Puis je rentrais passer quelques jours à Gaza. Entre temps, mon permis était renouvelé et je repartais. Je préférais ne pas faire beaucoup d’allers-retours pour économiser le plus possible, et parce que les Israéliens risquaient à chaque retour de ne pas renouveler le permis.
« Tout à coup, on a entendu parler hébreu »
Je suis revenu en Israël le 5 octobre. Le 7, le patron israélien nous a dit à moi et à d’autres collègues originaires de Gaza qu’il fallait cesser le travail. Il a appelé l’intermédiaire qui nous a emmenés à Ramallah, en Cisjordanie. Là, ce dernier nous a dit : « Vous êtes en territoire palestinien, débrouillez-vous. » Au début, nous avons été bien accueillis, il y avait de la solidarité. On est resté à Ramallah environ trois semaines. Ensuite, des hommes de la Sécurité préventive palestinienne sont venus nous chercher. Ils ne voulaient pas qu’on reste à Ramallah et ont dit qu’ils allaient nous emmener à Jéricho. On ne voulait pas y aller, parce qu’on craignait d’être enfermés dans une caserne palestinienne ou capturés par l’armée israélienne, qui mettait beaucoup de barrages.
On a donc pris la fuite. Que faire ? Se réfugier en Jordanie ? Il aurait fallu payer 8 000 dollars à des passeurs, et je n’avais pas cette somme. On savait à ce moment-là que les Israéliens recherchaient tous les Gazaouis présents en Cisjordanie. Les gens avaient peur de nous aider. Je suis finalement allé chez un ami de la famille, à Qalqiliya. J’y suis resté presque quatre mois. Il me cachait avec deux autres ouvriers de Gaza, dans le garage d’un immeuble. Mes amis fermaient la porte de l’extérieur, pour faire croire qu’il n’y avait personne à l’intérieur. Mais nous avons été trahis, sans doute par un collabo palestinien qui a dit à l’armée qu’il y avait trois personnes dans ce garage. Tout à coup, on a entendu beaucoup de moteurs de voitures et parler hébreu. On a compris qu’ils étaient venus pour nous.
« Ils nous ont ordonné de nous déshabiller entièrement »
Les militaires israéliens ont cassé la porte. Ils sont entrés, mais ils ne nous ont pas trouvés. Nous ne bougions pas et il n’y avait pas de lumière dans le garage. Les soldats allaient repartir, et là j’ai entendu quelqu’un qui disait en arabe : « Reviens, je te dis qu’ils sont là ». C’est là qu’ils nous ont trouvés. Tout de suite, des coups de pied, de poings et de crosse de fusils M-16 ont commencé à pleuvoir sur nous. Puis ils nous ont ordonné de nous déshabiller entièrement.
Ils ont recommencé à nous frapper sur tout le corps. J’avais peur pour mes deux compagnons qui avaient plus de 60 ans. Je ne parle pas bien hébreu, alors je disais en arabe : « Mais qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi vous me frappez de cette façon ? » Leur seule réponse c’était : « Tais-toi, tais-toi, ne bouge pas. » Ensuite, ils nous ont bandé les yeux et nous ont attaché les mains et les pieds avec des menottes en plastique.
Elles étaient tellement serrées que j’avais l’impression que mes mains et mes pieds allaient se détacher de mon corps. Ils nous ont ensuite traînés par terre comme des moutons, parce qu’on ne pouvait pas marcher avec les menottes. Ils nous ont jetés dans un bus, ou une Jeep, je ne sais pas, on avait toujours les yeux bandés. Et là pareil, ils nous ont frappés partout. Je n’en pouvais plus, je ne pouvais plus respirer. J’avais l’impression que j’allais mourir.
« Je veux t’humilier et que tu t’en souviennes toute ta vie »
Je ne sais pas où ils nous ont emmenés. On avait juste nos caleçons. Ils nous ont mis dans une sorte de cabane, et enlevé les menottes et le bandeau sur les yeux. Un homme m’a dit en arabe : « Déshabille-toi ! » Il n’y avait plus rien à enlever, que mon caleçon. Il m’a dit de baisser mon caleçon, et de me retourner.
Il m’a filmé par derrière, entièrement nu. Je criais : « Mais qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu fais ça ? Tu veux me tuer ? Vas-y ! » Il m’a répondu : « Non, non, je ne veux pas te tuer. Je veux t’humilier et que tu t’en souviennes pour le reste de ta vie. N’oublie pas ces moments-là. » Ensuite, ils nous ont remis les bandeaux sur les yeux et les menottes, très serrées comme avant, ça me coupait les poignets.
Quelques temps plus tard, on nous a montés à bord d’un bus. Il s’est arrêté plusieurs fois, et à chaque arrêt, on nous faisait descendre dans un endroit différent et on nous tabassait. Tout cela a duré une journée entière. À l’arrêt final, il y avait plusieurs chars qui encerclaient un endroit, et en faisaient une sorte de prison. On nous a forcés à nous mettre à genoux sur du gravier. Et l’interrogatoire a commencé : « Qu’est-ce que tu faisais comme travail ? Comment tu as eu le permis ? Où est ce que tu travaillais ? » Le gravier entrait dans nos genoux et nos pieds comme des couteaux. À ce même endroit, on a entendu des gens crier, surtout des femmes : « Arrêtez, ne me retirez pas les ongles ! Arrêtez, pas mes cheveux ! » On entendait des gens subir la torture 24 heures sur 24.
« Allez-y, tirez. Je veux mourir. »
On nous a juste donné un morceau de fromage — du genre Vache qui rit — c’est tout, et une petite bouteille d’eau pour cinq personnes. Après la torture, on nous a laissé dormir, toujours en caleçon, les mains attachées derrière le dos, et les pieds toujours menottés. On dormait par terre, sur du gravier, c’était comme être couchés sur du cactus. Si on voulait changer de position, un soldat venait nous donner un coup de pied, parce qu’on avait les mains derrière le dos.
Après ça, ils m’ont mis debout contre un mur, les mains en l’air, pendant presque douze heures. Il était interdit de descendre les mains. Des soldats sont venus nous insulter. Il n’y avait plus de morale, plus de pudeur. Ils ont commencé à nous toucher, et je leur ai dit : « Allez-y, tirez et finissez votre travail. Je veux mourir. »
Un soldat a répondu : « Je ne suis pas comme toi, moi je suis juste. Si je te donne un pistolet tout de suite, tu vas me tirer dessus parce que tu veux me tuer. Mais moi je ne vais pas te tuer. Je vais t’humilier pour que tu n’oublies jamais. » C’est pire que de tuer quelqu’un.
Il y a eu un autre interrogatoire après. Une soldate et un soldat nous ont demandé : « Est-ce que vous avez des maladies ? » J’ai répondu : « Non, sauf que je n’arrive plus à respirer, que je suis cassé de partout et que mes mains saignent. » Ils m’ont donné des médicaments mais je ne voulais pas les prendre, parce que je ne savais pas ce que c’était. D’autres personnes en ont pris. Apparemment, il y a des gens qui ont perdu la mémoire, ou qui ont commencé à avoir des hallucinations.
« Je me suis dit ok, c’est la fin »
Ils m’ont demandé de signer un papier en hébreu, que je ne pouvais pas lire et alors que j’avais les yeux bandés. J’ai refusé. Ils m’ont dit : « Tu n’as pas le choix, tu vas signer tout de suite. » Ils ont commencé à me tabasser jusqu’à ce que j’accepte. Je ne sais pas ce que j’ai signé.
Pendant quelques jours ou une semaine — je ne sais plus —, ils nous ont gardés dans un autre lieu de détention, une villa. Ils m’ont enlevé le bandeau et c’était la première fois que je voyais un peu le jour et les gens autour de moi. Ils m’ont aussi enlevé les menottes et j’ai vu comment mes bras étaient presque coupés au niveau des poignets ; pareil pour les jambes.
Plus tard, on nous a remis les menottes et les bandeaux sur les yeux, et on nous a fait monter à nouveau dans des bus. On était peut-être une cinquantaine. Ils ont dit qu’on allait être emmenés à Kerem Shalom, un point de passage entre Israël et la bande de Gaza. J’ai pensé qu’en réalité, on allait nous exécuter. Je me suis dit ok, c’est la fin. Après la torture, c’est toujours comme ça. Ils veulent supprimer les témoins.
Mais ils nous ont vraiment emmenés à Kerem Shalom. À l’arrivée, on a vu des soldats et des chars partout. Là, ils nous ont enlevé les menottes et les bandeaux, et ils nous ont dit : « Ne vous retournez pas, continuez tout droit. N’allez ni à droite ni à gauche, tout droit. » Je me suis dit qu’ils allaient nous tirer dans le dos, qu’ils allaient s’amuser à nous tirer dessus comme des canards, comme ils font d’habitude. J’avais vraiment peur.
« Une vengeance aveugle contre chaque Palestinien et Palestinienne »
On a marché entre une heure et demie et deux heures. À la fin, on a vu les tentes des Nations unies installées à côté de Kerem Shalom. J’ai compris qu’on était sauvés. Le personnel des Nations unies nous on dit d’appeler nos familles, mais les Israéliens avaient confisqué tous nos portables. Beaucoup autour de moi avaient oublié les numéros de téléphone de leurs familles, où elles habitaient, à cause de la torture ou des cachets qu’on leur avait fait prendre. Les Israéliens avaient également confisqué tout notre argent. Ils m’avaient pris les 13 000 shekels (3 250 euros) que j’avais gagnés en travaillant en Israël.
J’ai retrouvé ma famille, qui habite à Rafah. Depuis, je ne me sens plus comme un être humain, mais comme un animal qui a été chassé de l’abattoir. Je n’arrive plus à dormir. Des médecins me donnent des calmants et un somnifère. Mais à chaque fois que je ferme les yeux, je revois ces images : l’arrestation, la torture et surtout les abus des soldats quand j’étais nu. J’ai demandé plusieurs fois qu’ils me tuent au lieu de me faire vivre cette humiliation. Vivre avec, c’est insupportable. Je voulais vraiment qu’ils m’exécutent, qu’ils me tuent tout de suite plutôt que de vivre tout ça. En arrivant aux tentes des Nations unies, j’ai parlé à la cinquantaine de personnes qui étaient avec moi. Ils m’ont raconté des choses horribles, surtout les femmes.
J’ai compris que c’était une vengeance aveugle contre chaque Palestinien et Palestinienne.
Je suis marié, j’ai 34 ans, une fille de dix ans et un garçon de six ans. J’étais heureux de les revoir. Mais en même temps, le rêve que j’avais pour eux de travailler, d’économiser de l’argent, de construire une maison pour eux, pour qu’ils aient une meilleure vie, tout ça a disparu. Je sais que maintenant, avec tout ce qui s’est passé, je ne vais plus revenir travailler en Israël. Il n’y aura donc plus de travail. À Gaza, je ne sais pas quoi faire. Je me sens un fardeau pour mes parents, surtout pour mon père. C’est lui qui maintenant nous donne à manger, à moi et mes enfants. En ce moment avec la guerre, on ne trouve pas à manger et je n’ai pas d’économies de côté. Tout a été dépensé et je ne sais pas quoi faire.
J’ai décidé de parler parce que je veux que les gens sachent ce que nous avons subi. On n’a rien à voir avec tout ce qui s’est passé. Au contraire, on travaillait avec les Israéliens, on avait des amis israéliens, on avait mangé ensemble avec le patron. On célébrait ensemble les fêtes religieuses juives. Et d’un seul coup, ce même Israélien qui me considérait comme un ami m’a transformé en animal qu’on peut torturer et tuer.