Il arrive à un chercheur français, Vincent Geisser, quelque chose de kafkaïen. Il est convoqué le 29 juin prochain pour manquement au devoir de réserve. Il subit depuis quelques années la surveillance et la suspicion zélée du « fonctionnaire sécurité et défense (FD) du CNRS », qui lui reproche ses prises de position jugées « islamophiles » et le suspecte de vouloir constituer un « lobby arabo-musulman » au sein du CNRS.
Un mail privé de Vincent Geisser, s’exprimant sur le cas d’une jeune étudiante à qui l’on a supprimé son allocation pour cause de port du hidjab, a été mis en ligne dans un blog et cela devient le bon prétexte pour faire le procès du chercheur. Le récit de la longue inimitié entre l’auteur de la « nouvelle islamophilie » et le fonctionnaire « sécurité et défense du CNRS » est édifiant. L’affaire a commencé en 2003. Le chercheur entame une enquête sur la place des chercheurs maghrébins ou d’origine maghrébine dans les institutions publiques en France. Le fonctionnaire sécurité et défense s’enquiert de la nature de la recherche et notifie au laboratoire du chercheur que l’enquête doit être classée comme sujet sensible.
Au cours de l’entretien, le fonctionnaire sécurité et défense pose des questions sur les activités publiques de Vincent Geisser et montre qu’il dispose d’un « dossier complet » sur lui, y compris de ses prises de parole. On lui demande de justifier ses prises de position. Le chercheur découvre qu’un « véritable système de fiches de renseignements sur les chercheurs - ou, du moins, sur certains d’entre eux - a été mis en place par le fonctionnaire défense au sein même du CNRS ».
L’affaire est digne d’un système totalitaire, où les opinions de l’individu suffisent à le classer dans une sorte de liste noire. Le monde universitaire, légitimement choqué qu’une affaire de ce genre puisse avoir lieu dans un pays démocratique, a réagi en constituant un collectif de sauvegarde de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs de la fonction publique.
Dans la lettre ouverte à la ministre française de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, signée notamment par Esther Benbassa et Pascal Boniface, les universitaires demandent s’il leur faut désormais soumettre préalablement leurs articles, livres et prises de position publiques à la censure. « Quels compromis honteux devrons-nous accepter pour échapper à l’humiliation d’un conseil de discipline ? La France, pays des droits de l’homme et de la liberté d’expression, est-elle en train de perdre son âme ? Comment continuer à faire notre travail, à assumer pleinement notre vocation, sous la menace constante de la sanction ? ».
Le fameux fonctionnaire défense et sécurité définit sa mission comme celle de la défense des « intérêts fondamentaux pour la Nation, qui touchent à la sauvegarde du patrimoine scientifique et économique et à la défense et la sécurité publique, dans le périmètre d’activité du CNRS ».
Le problème est que cette défense prend l’allure d’un rôle de commissariat politique qui s’occupe aussi des idées et des opinions des chercheurs. M. Geisser est suspecté de sentiment pro-musulman ou pro-arabe. Et apparemment, c’est impardonnable... « Ce qui arrive à notre collègue Vincent Geisser, qui a le malheur de travailler sur l’Islam, sujet brûlant s’il en est, est d’une extrême gravité et interpelle tous les citoyens de ce pays... ». Le collectif a bien mis le doigt sur une phobie tenace...