La rue de la Nativité à Bethléem est relativement vide pour un dimanche après-midi, à l’exception d’un petit groupe de pèlerins africains qui se tiennent près d’un vendeur de souvenirs sur le trottoir.
"Amjad aimait cet endroit, il passait des heures ici avec ses amis", dit Osama Abu Sultan à voix basse, en chuchotant presque pour lui-même.
Osama Abu Sultan conduit sa voiture devant une route secondaire par laquelle la vue de la place de la Manger se dévoile peu à peu derrière les boutiques de souvenirs. "Le jour où il a été tué, je l’avais conduit ici moi-même, comme je le faisais toujours", se souvient Osama Abu Sultan, en évoquant les dernières heures de la vie de son fils de 14 ans.
"Tant que vous n’avez pas vu le corps, vous ne pouvez pas tuer l’espoir ou l’angoisse".
"Dans l’après-midi, je revenais en voiture de Qalqilya, où j’avais emmené le vélo d’Amjad pour le faire réparer". Osama Abu Sultan rapporte les détails de ce jeudi après-midi du 14 octobre 2021, alors que le nom de son fils était déjà devenu une "Breaking News" (nouvelle-éclair) sur les réseaux sociaux.
"Ma femme avait essayé de m’appeler plus tôt, mais je n’avais pas prêté attention, puis j’ai finalement décroché en conduisant, pour l’entendre me dire qu’Amjad avait été blessé par des tirs israéliens. J’ai regardé son vélo réparé dans le rétroviseur avant de la voiture, et mon cœur s’est brisé."
Photo : Amjad Abu Sultan a été tué par les forces israéliennes en octobre 2021. Son corps a été retenu pendant plus d’un mois, avant d’être rendu à sa famille. Il rejoint la liste des centaines de Palestiniens à qui l’on a refusé une sépulture digne de ce nom. [crédit photo : Qassam Muaddi/TNA]
Les parents d’Amjad ne savaient pas encore qu’Amjad avait été tué sur le coup, car il avait reçu le tir fatal d’un sniper de l’armée israélienne. Il se trouvait avec un ami dans un endroit vide près du mur de séparation israélien à Beit Jala, à l’extrémité nord de Bethléem.
L’armée israélienne a déclaré plus tard qu’elle avait tiré sur des Palestiniens qui tentaient de lancer des cocktails Molotov sur le mur.
"Quand je suis arrivé chez moi, j’ai vu des dizaines de personnes chez nous et j’ai eu le sentiment terrible que le pire était arrivé", poursuit Abu Sultan. "Ma belle-sœur m’a dit en privé qu’Amjad avait été tué et que les soldats de l’occupation avaient capturé son corps, mais personne n’avait encore prévenu ma femme".
"Au fond de moi, je gardais l’espoir qu’il n’était que blessé, même après avoir parlé à des responsables de la liaison civile palestinienne, qui ont confirmé les nouvelles du côté israélien, je gardais toujours espoir."
Abu Sultan marque une pause pour prendre une profonde inspiration, puis ajoute : "Tant que vous n’avez pas vu le corps, vous ne pouvez pas tuer l’espoir ou l’angoisse".
La rétention des corps palestiniens morts est pratiquée par Israël depuis des décennies. Cependant, les groupes de défense des droits de l’Homme affirment qu’il y a eu une augmentation significative de cette pratique par les forces israéliennes depuis 2015.
Actuellement, 250 corps palestiniens enterrés depuis 1967 se trouvent dans des cimetières spéciaux israéliens, connus par les Palestiniens sous le nom de "cimetières des nombres", car les tombes portent des numéros et non des noms. En outre, Israël retient 105 corps palestiniens dans des réfrigérateurs de morgue, tous tués après 2015.
Ma famille a fini par être concernée par cette pratique
La famille d’Abu Sultan vit au troisième étage d’un immeuble résidentiel, dans le quartier de Hindaza, au sud-est de Bethléem. Dans l’appartement inachevé du deuxième étage, la famille entretient la mémoire d’Amjad avec un grand poster de lui, son vélo et les quelques vieux canapés où lui et ses amis avaient l’habitude de se réunir.
"Amjad est né en 2007 à Gaza avant que nous ne déménagions à Bethléem", se souvient son père en faisant tourner sa vue dans l’appartement. "Quand il avait six ans, il a mené un petit groupe d’enfants à travers le quartier, en imitant une manifestation", poursuit-il avec un léger sourire.
"Quand j’ai demandé quand ils allaient le remettre, l’officier [palestinien] a répondu que c’était l’affaire de l’armée israélienne et que seule l’armée pouvait prendre une telle décision."
Le soir du meurtre d’Amjad, l’appartement était plein de gens venus réconforter la famille. "Personne ne s’attendait à ce que nous allions vivre pendant tout le mois à venir", dit Abu Sultan. "Je me suis couché après minuit en pensant que l’armée israélienne rendrait le corps d’Amjad le lendemain matin s’il était mort".
La remise des corps se fait toujours par le biais du bureau de liaison civil palestinien, l’organisme palestinien chargé de coordonner les affaires civiles avec l’occupation israélienne.
"Je m’attendais à ce que le bureau de liaison palestinien m’appelle pour me dire à quelle heure les Israéliens allaient remettre Amjad, mais au lieu de cela, j’ai reçu un appel d’un officier des renseignements israéliens, qui a appelé pour confirmer la mort d’Amjad", raconte Abu Sultan. "Quand j’ai demandé quand ils allaient le remettre, l’officier a répondu que c’était l’affaire de l’armée israélienne et que seule l’armée pouvait prendre une telle décision."
Photo : Osama Abu Sultan [Qassam Muaddi/TNA]
Le week-end s’écoule, tandis que la famille d’Amjad attend un appel téléphonique, pensant qu’il n’est retardé que par les jours de congé. Puis, au fil des jours, la famille a commencé à réaliser que l’affaire n’était pas terminée.
"J’ai reçu un appel du Centre d’aide juridique de Jérusalem (JLAC) qui m’a dit que je devais demander une aide juridique car le corps de mon fils était retenu", raconte Osama Abu Sultan. "Au début, je ne l’ai pas cru, car je pensais que seuls les corps des militants et des combattants étaient retenus", explique-t-il.
"La personne de JLAC m’a dit que le corps d’un autre adolescent, Yousef Soboh, tué un mois plus tôt, était toujours retenu, et que mon fils était le 90e cas depuis 2015", dit Abu Sultan. "J’ai commencé à faire des recherches sur internet, et j’ai réalisé que c’était une situation qui touchait désormais ma famille et moi. J’ai été choqué."
Le corps comme "monnaie d’échange"
"Certaines familles apprennent cette pratique israélienne pour la première fois lorsque cela leur arrive, peut-être parce que la pratique avait cessé pendant quelques années et n’a repris qu’en 2015", explique Hussein Shujaiyah, coordinateur de la campagne de réclamation des corps retenus des Palestiniens au JLAC, et la personne qui a parlé au père d’Amjad.
Entre 2007 et 2015, Israël a cessé de retenir les corps des Palestiniens tués. Puis est arrivé le soulèvement palestinien d’octobre 2015, au cours duquel le nombre d’attaques palestiniennes au couteau contre les forces israéliennes et les colons a augmenté, se terminant souvent par le meurtre des attaquants. Les forces israéliennes ont alors recommencé à retenir les corps des personnes assassinées.
"Les familles entrent souvent en état de choc et voient leur vie entière suspendue, sans pouvoir travailler ou faire quoi que ce soit jusqu’à ce que les corps soient rendus", explique Shujaiyah. "Il s’agit d’une forme de punition collective qui équivaut à un crime de guerre, mais le cadre juridique israélien de cette pratique est basé sur les ’règlements d’urgence’ de l’ère britannique, en particulier l’article 133", note-t-il.
En 2017, le cabinet israélien a publié une résolution intitulée "Politique uniforme sur le traitement des corps de terroristes". La résolution stipulait que les corps des Palestiniens qui appartenaient au Hamas, ou ceux qui ont commis des attaques particulièrement dramatiques contre des Israéliens devaient être retenus.
"L’objectif de cette politique israélienne spécifique, que la Knesset israélienne a promulguée en 2018, était d’utiliser les corps comme monnaie d’échange contre le Hamas, dans toute négociation future sur les soldats israéliens retenus à Gaza depuis la guerre de 2014", explique Shujaiyah. "Cependant, la pratique s’est étendue au cours des années suivantes et a commencé à inclure davantage de Palestiniens qui n’entrent pas dans les critères mentionnés", ajoute-t-il.
"Le cadre juridique israélien pour la rétention des corps palestiniens tués est basé sur les "règlements d’urgence" de l’ère britannique."
Éviter un "précédent juridique"
La récupération des corps palestiniens auprès d’Israël suit une procédure particulière, durant laquelle les autorités israéliennes "tentent de négocier et de retarder jusqu’au dernier moment", selon Hussein Shujaiyah.
"Nous contactons généralement la famille et lui proposons notre aide juridique, ou lui conseillons d’engager l’assistance juridique de son choix", explique-t-il. "Nous nous adressons ensuite à l’armée et à la police israéliennes, et dans le cas où elles refusent de remettre le corps, nous déposons une demande auprès de la cour suprême israélienne", détaille-t-il.
"La cour suprême, cependant, ne se prononce jamais en faveur de la demande de la famille", précise Shujaiyah. "C’est l’armée qui appelle la famille et lui promet de lui remettre le corps, en échange de l’abandon de l’affaire au tribunal", souligne-t-il. "De cette façon, ils évitent une décision de justice qui créerait un précédent juridique contre la politique israélienne", explique-t-il.
Dans le cas d’Amjad Abu Sultan, cet appel a été lancé près d’un mois après son assassinat, et après que la presse israélienne a fait la lumière sur l’assassinat d’Amjad et la rétention de son corps.
Photo : Hussein Shujaiyah, JLAC [Qassam Muaddi/TNA]
"J’ai reçu un appel d’un officier de l’armée israélienne qui m’a dit qu’ils avaient décidé de remettre le corps d’Amjad", raconte Osama Abu Sultan. "Ils voulaient que j’abandonne l’affaire au tribunal, alors j’ai appelé l’avocat et lui ai raconté ce qui s’était passé. Il a dit que c’était le moment que nous recherchions, et il a abandonné l’affaire le jour même", ajoute-t-il.
Osama Abu Sultan s’est rendu à un poste de contrôle israélien à l’ouest de Bethléem tard le vendredi 19 novembre 2021, dans une ambulance palestinienne, accompagné d’un représentant du bureau de liaison civil. De l’autre côté, se trouvait une ambulance israélienne, censée contenir le corps d’Amjad.
"Lorsque j’ai ouvert le sac mortuaire, je n’ai pas pu reconnaître le visage de la personne qui y était allongée", décrit Abu Sultan. "J’ai pensé que c’était l’effet d’être resté dans un réfrigérateur pendant des semaines jusqu’à ce que je remarque une barbe, qu’Amjad n’avait pas, et je ne pouvais plus le nier : ce n’était pas le corps d’Amjad."
Abu Sultan a pris des photos du corps et les a envoyées à un journaliste palestinien, qui les a à son tour envoyées à la famille d’un autre Palestinien dont le corps est toujours retenu par les forces israéliennes à ce jour ; Fadi Samarah, 37 ans.
Photo : Osama Abu Sultan [Qassam Muaddi/TNA]
Samarah a été tué en mai 2020 près d’un poste de contrôle israélien à l’ouest de Ramallah alors qu’il conduisait sa voiture. L’armée israélienne a déclaré qu’il avait tenté de renverser des soldats israélien tandis que sa famille a affirmé qu’il était en route pour aller chercher ses cinq enfants après les vacances de l’Aïd.
"Depuis la mort de Fadi en mai 2020, nous ne pouvions pas avancer dans nos vies, car il y avait encore un léger espoir qu’il puisse être en vie", déclare Eyad Samarah, le frère de Fadi. "J’avais des rêves où je voyais Fadi me dire qu’il n’était pas mort, la santé de ma mère s’est détériorée immédiatement après, car elle ne pouvait pas s’arrêter de penser à lui. C’était un an et demi d’angoisse et de douleur constantes", décrit Eyad Samarah.
"Quand j’ai vu la photo que le journaliste avait envoyée, je l’ai immédiatement reconnu, et je n’avais qu’une envie : que la terre se fende en deux et m’avale", détaille-t-il. "C’était un mélange de douleur et de soulagement d’être sûr qu’il est mort, mais malheureusement, ma mère était décédée des mois plus tôt, sans être soulagée", poursuit-il.
"L’ambulancier israélien était très nerveux à cause de cette erreur", raconte Oussama Abu Sultan. "Il a passé en revue ses listes et a ensuite déclaré que le corps n’était pas identifié, ce qui signifie que la famille de Fadi Samarah n’aurait jamais su que son corps était retenu, si l’erreur n’avait pas eu lieu", explique Abu Sultan.
Nous sommes devenus une "grande famille".
La famille de Samarah a contacté la JLAC et a entamé sa propre procédure pour réclamer son corps. Pendant ce temps, l’armée israélienne a fait en sorte de clore le dossier d’Amjad Abu Sultan aussi vite que possible.
"Le lendemain matin, l’armée a remis le corps d’Amjad, et cette fois c’était lui", raconte Osama Abu Sultan. "Nous avons décidé de faire les dernières prières à la mosquée Omari, en face de la place de la crèche de l’église de la Nativité, où Amjad aimait passer ses après-midi avec ses amis".
"Lors des funérailles, des milliers de personnes ont marché de près derrière le cercueil, comme si tout Bethléem l’avait adopté comme son propre enfant", se souvient-il.
"Nous ne connaissions pas la famille Abu Sultan avant l’incident", dit Eyad Samarah. "Après ce jour, nous sommes devenus comme une seule famille, comme si Amjad et Fadi nous avaient unis.
"Pendant cette période, nous avons appris à connaître de nombreuses familles qui partagent la même expérience que nous, comme la famille de Fadi Samarah", affirme Osama Abu Sultan. "Nous sommes comme une grande famille maintenant, nous nous soutenons mutuellement et faisons connaître notre cas", ajoute-t-il.
Depuis 2015, les familles des Palestiniens tués retenus continuent de s’organiser et de défendre leur cause au niveau international.
Dans un rapport de juillet 2020, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’Homme, Michael Lynk, a dénoncé la politique israélienne de rétention des corps des Palestiniens tués comme une forme de punition collective, et une violation du droit international.
Qassam Muaddi est le reporter du New Arab en Cisjordanie et couvre les développements politiques et sociaux dans les territoires palestiniens occupés.
Traduction et mise en page : AFPS /DD